Joaquín Sabina, “Contra todo pronóstico”, Pleyel, 23 septembre 2023 (2/2)

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Joaquín Sabina triomphe à Pleyel (Paris 8), le 23 septembre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est la grande conviction de Joaquín Sabina : “J’ai trompé tout le monde, à commencer par moi.” La seconde partie de notre compte-rendu du concert événement donné le 23 septembre à Paris par le Dylan espagnol prolongera donc l’idée du souvenir, qui présidait au premier volet, par la question de l’identité et du masque, ce qui est souvent kif kif bourricot. Nous y incite “Llueve sobre mojado” (il pleut sur du mouillé, qui évoque le magnifique “Il pleut sur la mer / et ça sert à rien” d’Allain Leprest), cosigné avec Fito Paéz, confié au guitariste, où le soleil se révèle “incapable de soigner les blessures de la vivre” et “dormir avec toi” n’est rien d’autre qu’être seul deux fois. Le mensonge, l’illusion, la chausse-trappe sont des images qui structurent l’imaginaire sabinien. Cela n’empêche pas un brin d’humour pour présenter les musiciens qui l’accompagnent, incluant un batteur à bob rose, une bassiste argentine et un saxophoniste-clarinettiste-flûtiste-etcétériste en kilt, en souvenir des années écossaises de l’antifranquiste patenté mais presque.
La choriste prend à son tour en charge “Yo quiero ser una chica Almodovar” (1992). Elle en fait beaucoup, lascive et provocante à souhait, ce qui tombe plutôt à plat pour deux raisons. D’une part, la dissonance essentielle qui consiste à plaquer l’image d’une fille alla Almodovar sur Joaquín Sabina est évidemment oubliée. D’autre part, cela paraît aller à l’encontre du texte, qui cherche à “trouver la sortie de ce labyrinthe gris / sans passion ni péché, folie ou inceste”, id est dans une normalité du corps, quel qu’il soit, quelque envie l’habite. Originellement, le charme de cette chanson est donc de brouiller les identités – un homme qui veut être une certaine fille, un passionné du corps des femmes qui veut dépassionner le rapport au corps. L’organe de la dame n’y peut mais, la chanson est moins percutante dans sa bouche.
La quête d’identité est heureusement reprise en voix par Joaquín Sabina avec “A la orilla de la chiminea”, extrait du même album que la chanson précédente. Rien d’étonnant si le rythme s’est ralenti et les décibels se sont estompés. L’artiste dévoile sa plasticité : il peut être “et la gare et le train, et le mal et le bien, et le pain et le vin, et le péché, Dieu et ton assassin”. Ce qui pourrait passer pour une fluidité convenue est en réalité une revendication qui fait écho à l’insaisissabilité de l’Eros évoquée dans la première partie du compte-rendu. Si l’amour est multiple et insaisissable comme le désir, alors, pour le poursuivre, il faut être pluriel et caméléon soi-même… et vite car, comme le rappelle en version acoustique “La canción más hermosa del mundo” (2002), “je ne savais pas que le printemps ne dure qu’une seconde”. Dans la lenteur du tempo, dans l’accumulation des mots, dans la multiplication des références, le chanteur quête une impossibilité unité de lui-même, de son personnage, de son style, de son cœur.

 

 

Poussant plus loin la logique du flottement, Joaquín Sabina finit par désactiver la frontière entre sacré et profane avec un tube magiquement mis en musique par Pablo Milanés, mort il y a moins d’un an. Chez le chanteur, ce n’est plus “Marie de Magdala” qui est une pute, donc une grande dame, c’est une pute qui est Marie de Magdala. Cela change tout. La chair, l’alcool, l’argent sont transsubstantiés. Ils deviennent métaphysiques parce que la métaphysique devient matière. La pute et ses formes sont “rédemptrices” dès lors que, dans un double oxymoron saisissant, elles se vendent gratuitement à un fils de Dieu.
Chanson-titre de l’album de 1999, “19 días y 500 noches” raconte l’amour impossible du narrateur avec une fille dont il partagea la vie “le temps que durent deux glaçons dans un whisky on the rocks” et qui l’oublia en 19 jours et 500 nuits. Dans la quête de reset mémoriel, le chanteur n’hésite ni à charger le portrait de sa belle (“elle avait toujours eu le front très haut, la langue bien pendue et la jupe très, très courte”) et le sien propre (“elle m’a abandonné comme de vieux souliers”). Les figures mythiques de Cupidon et l’invocation du Saint-Sacrement trahissent, dans cette déroute banale, la perdition d’un amoureux qui perd pied (ou soulier) après avoir perdu son identité, qui ne trouve l’oubli que le jour et mâche indéfiniment, la nuit, les souvenirs de ce corps métonymique qui lui a échappé.
“Peces de ciudad” (2015) poursuit le rêve des trains amoureux si chers à Joaquín Sabina. On y trouve, jetés dans un vrac sciemment peu déchiffrable, Jacques Brel et Salomon, la gare d’Austerlitz et le ciel de Madrid, la voyageuse et celle qu’honore une superbe formule : la jeune mariée qui attendait le narrateur sans se souvenir de lui. La logique de la set-list a tant brouillé les identités qu’il est sain de se perdre dans le flux textuel de même que l’artiste incruste une chanson d’amour avant d’enchaîner (glissement classique chez lui mais toujours aussi efficace) avec son émouvant “Y sin embargo” (1996) qui, à défaut de redéfinir une identité perdue, tente de portraiturer les paradoxe du narrateur.

 

 

Le “sin embargo” (pourtant) du chanteur n’a rien à voir avec le “en même temps” de Cuistre Premier de la Pensée complexe, aka Emmanuel Macron. Il ne décrit pas un parallélisme mais une simultanéité – celle de l’impossible résolution de la contradiction amoureuse. Je t’aime infiniment et, pourtant, je suis prêt à te tromper avec la première venue. Nous avons échangé des milliards de baisers, mais nous savons que seuls restent les baisers que nous n’avons pas échangés. Je ne dois pas t’apprendre que, quand je vais à l’hôtel, je fais monter un bon champagne français à pour le boire avec “une autre” et jamais avec toi, mais je te le dis car tu le sais.
C’est à ce jeu qu’est prise la “Princesa” (1985) électrique qui conclut le set principal. Cette jolie poupée navigue désormais “entre la cirrhose et l’overdose”. C’est sans doute pour cela qu’elle revient vers le narrateur, mais il est trop tard. Ainsi semble se résoudre l’aporie du souvenir et de l’identité : dans l’avancée, l’avenir, la projection de soi (au-delà du “ya eyaculé” chanté jadis par Joaquín Sabina, comme quoi, le soi a plusieurs projections). Tournée d’adieux ? Non, tournée de bonjour, de salut, de hasta luego, sans que l’on sache, comme dans la vie qui tache, quel horizon dessine ce “luego”, mais en espérant que ce n’est pas un horizon, jamais accessible, simplement une promesse de revoyure.

 

 

Alors que le public est en feu, son enthousiasme est un peu douché par le début des rappels, puisque, pendant le ravitaillement en coulisses du chanteur, c’est le guitariste à jardin qui se charge à nouveau de la chanson suivante, “El caso de la rubia platino” (1999). Joaquín Sabina revient pour “Contigo” (1996), un slow qui pose que “l’amour, quand il ne meurt pas, tue, alors que les amours qui tuent ne meurent jamais”, façon de poursuivre l’avancée dans le temps jusqu’à la mort. En espérant “que toutes les nuits soient des nuits de noce et toutes les lunes des lunes de miel”, comme dans “Noches de boda” (1999), en rêvant de ce moment où, alors que les amants sont nus, à la tombée de la nuit, la lune descend sur eux comme dans “Y nos dieron las diez” (1992), le chanteur invite ses spectateurs à une attitude réellement rock’n’roll.
Lui qui ne veut pas vieillir “avec dignité”, contrairement à ceux qui veulent mourir de la sorte parce que c’est comme ça qu’on est censé faire, incite à demander à la pharmacie la plus proche “pastillas para no soñar” (1992). En effet, si rêver, c’est safe sex et couple en marbre, vaccin contre le hasard et oubli de toutes les belles passantes qu’on a laissé filer, il veut espérer que des rockers continueront de se faire rougir le sang, quitte – comme un certain Jean-Jacques – à recourir à Jeanine pour éviter le pire. Joaquín Sabina ne cherche pas à éviter le pire. Il y est, il se bat, il feint de s’en foutre. Ce 23 septembre, son invitation à réinventer le passé, le présent et l’avenir qui reste à construire a enflammé la salle Pleyel. Si “este adiós no maquilla un hasta luego”, comme il le posait au début du live Nos sobrán los motivos (2000), espérons que l’inverse est tout aussi vrai.