Jann Halexander le 23 novembre 2018 au théâtre-atelier du Verbe (Paris 14), pour « Afrikan Kabaret ». Photo : Bertrand Ferrier.
« Et pour le reste, il y a l’amour, je le cherche dans le moindre détour » chante parfois Jann Halexander. Polyamoureux et monogame à la fois, le chanteur a souvent placé, parmi les mots-clefs de son répertoire, la quête
de l’autre,
de son affection, mieux:
de son désir et, comme l’aurait stipulé avec grâce Catherine Ribeiro,
de son absence.
L’amour halexandérien aime à se raconter sur le fil de la déréliction. Il passe volontiers au feu
de la durée,
de l’effritement et
de la sépiaïsation (et hop).
Il lutte pour rester moins un fait établi qu’une pulsion luttant contre l’effacement dans les sables mouvants de Chronos ou les tourbillons de la vie. Aussi n’est-il pas illogique que, parmi les chansons les plus connues du chanteur, figure « Rester par habitude », entonnée tantôt à la librairie Publico, à l’occasion d’un concert associant fredonneries de
Scène du théâtre de l’Atelier (Paris 18), le 24 juin 2025 à 19 h 55. Photo : Bertrand Ferrier.
À quoi juge-t-on le succès d’un spectacle ? Si c’est au remplissage de la salle, le Concert causerie de Diane Dufresne, artiste que nous avons vue tardivement en concert
en 2003 avec de mauvais technomen au théâtre du Châtelet,
en 2008 pour un impressionnant double récital piano-voix Weill et Dufresne aux Bouffes du Nord,
accompagnée par Olivier Godin au piano, est un échec cuisant : pour la première, le premier balcon est clairsemé, le second quasi vide – quelle idée de ne pas l’avoir fermé pour resserrer les spectateurs ! Si c’est au triomphe fait à l’artiste en entrée et en fin de bal, c’est une réussite. Certes, il existe moult autres critères complémentaires – la qualité de la prestation, sa capacité à saisir l’audience, son originalité et tutti quanti – mais, ainsi que chantait Wally, « tout est relatif, comm’ disait Einstein qui était relativement pas con ».
En dépit d’une assistance plus modeste que lors des derniers concerts parisiens de la diva, les murs tremblent quand la chanteuse habillée comme un sac, ambiance sportswear dégingandé et urbain avec tennis à paillettes. Elle chante « Il n’ y a pas de hasard », composé par Alexis Weissenberg et extrait de l’album bi-goût publié en 1997, où alternaient une chanson pianistique de haut vol et des titres d’esprit davantage poppinette. La chanson parle du manque, celui d’un être aimé ou d’un public chéri auquel elle est venue dire au revoir. La voix devenue grave est sûre, semble-t-il plus que l’interprète, émue et stressée (après le premier refrain, elle s’intime : « Respire, respire ! »).
Pourtant, Diane Dufresne refuse de considérer ce concert comme un adieu. Elle préfère insister sur son contenu (« une causerie en trois parties, avec des chansons aussi ») que sur sa résonance. la dame va donc lire mais prévient :
J’vous préviens, chus pô comique. En plus, je chante mieux que je n’parle. Vous allez voir, quand j’lis, je suis dyslexique. C’est pas grave, ça mettrô de la fantaisie.
La première partie, la plus longue, évoque sa jeunesse et son goût immédiat pour le théâtre où elle mettait en scène ses poupées parées des costumes cousus par maman Claire, la femme de papa Roger. Elle va au théâtre. Plus grande elle voudra devenir une Rockets. Elle s’inscrit à des cours de phonétique pour chanter. Donc elle chante, notamment son tube de l’époque, « Voulez-vous danser, grand-mère ? ». Mais « la vie, c’est aussi la mort de ma mère ». Le drame qu’elle ressent. Le rôle qui revient : rester à la maison pour s’occuper de son frère et de sa sœur puis, quand frère et sœur sont placés, s’occuper de la maison au profit d’une belle-mère ni aimante, ni aimée, arrivée deux ans après la mort de Claire. Partir, c’est mourir un peu, mais rester, ce serait mourir beaucoup. « Qu’est-ce que j’vais faire de ma vie ? » interroge l’ex-star de Starmania (on y reviendra), tandis que le piano fait allusion aux hauts et bas de « L’hôtesse de l’air », chanson de Luc Plamondon et François Cousineau qu’elle embouchera (la chanson, bien sûr) en 1975.
La voici auditionnée par André Gagnon, rejoignant bientôt les saltimbanques de l’époque, dont Claude Léveillée (le clavier Olivier Godin fredonne « Les pianos mécaniques ») et Renée Claude, faseyant de boîte à chansons en boîte à chansons.
Des figures apparaissent comme cette patronne de cabaret connue comme « la mère supérieure », qui avait joué dans La Fille du puisatier de Marcel Pagnol. Des coups de booster éclairent cette période pleine d’espoirs, notamment la première partie de Guy Béart, et les rencontres avec Luc Plamondon, Charles Aznavour et son prof de chant, frère Jean Lumière. Diane prend des cours de théâtre, bouffe des fables de Jean de La Fontaine pour perdre son accent, joue les soubrettes chez Molière, se remet à faire le tour des cabarets de la Rive gauche (le piano évoque « Ma plus belle histoire d’amour », chanson d’amour au public adressable à un homme, comme le liminaire « Il n’y a pas de hasard »). C’est la galère, le stress, le trou – qui se révèlera non éliminatoire – dans la première chanson lors d’une audition. C’est aussi l’apprentissage du métier à l’Écluse où il fallait chanter devant 80 personnes sans micro, mais aussi dans les autres lieux vedettes de l’époque, telle L’Échelle de Jacob. En bande-son, « Jack Monoloy » de Gilles Vigneault côtoie l’amour de la neige de Claude Léveillée. Il y a même des propositions inespérées (en fait super espérées), comme celle que Jacques Canetti, le plus gros producteur de chansons de l’époque, fait à Diane Dufresne… et qu’elle balaye d’un revers de main. Motif : conditions inacceptables. Et la chanson s’interpole avec le récit, dont le premier couplet des « Moulins de mon cœur » musiqués par Michel Legrand sur une adaptation textuelle d’Eddy Marnay, ici chantés a capella. En 1967, Diane retourne à Montréal. Se retrouve à chanter dans des clubs cheap. A son petit succès grâce à ses covers de Michel Legrand et Gilbert Bécaud, entrecoupées de compliments très artistiques du public saoul (« Et maintenant, que vais-je faire ? / Oh que t’es belle ! »). Navigue entre revue musicale et bande originale de film – c’est d’ailleurs grâce à L’Initiation, un film de Denis Héroux dont elle chante la bande-son, en l’espèce « Un jour, il viendra, mon amour » de Marcel Lefèvre et François Cousineau, qu’elle obtient son premier succès discographique, dans un arrangement d’Yves Lapierre.
La chanteuse qui commence à compter mais se sent à l’étroit dans les chansons bien sous tous rapports va admirer Janis Joplin en live et reconnaît qu’elle est lasse des ballades auxquelles elle a l’air de bien coller. Pour la deuxième fois, après celle où elle a envoyé chier Jacques Canetti, Diane se remémore un moment où elle a mis en balance la réussite tracée et l’intégrité de l’artiste, à la fois esthétique, humaine et, c’est essentiel dans tous les business, pécuniaire.
C’est touchant car cela rejoint chacun dans sa propre expérience de la lutte entre aspiration, d’une part, et, d’autre part, ce que l’on pourra appeler réalisme ou pragmatisme. En l’espèce, la dame « a besoin de crier son existence » et le clame : « J’veux pô chanter seulement pour chanter », ce qu’avaient bien compris Luc Plamondon et François Cousineau. L’heure est venue de l’album choc, de l’album manifeste, de la première véritable secousse Dufresne. On est en 1972, et Tiens-toé ben, j’arrive ! avec « La chanteuse straight« citée à l’instant n’est qu’une prévisualisation de la menace Diane, résumée dans la vidéo ci-d’sous.
Ceux qui la trouvent désormais trop wildou trop weird, « qu’ils s’mett’ d’la ouatte [ou des watts ?] dans les oreilles ». La dame a trouvé sa voix, avec ou sans son sparadrap qu’est l’homme de sa vie, mais jamais sans son public. Et la diva de conclure cette première partie avec « Que », l’une des belles chansons pop du disque déflagrant de 1997, où « Rien n’est impossible / Je veux bien y croire pour des années », ce qui limite l’éternité à l’échelle humaine, donc la rend accessible aux Terriens.
Le piano d’Olivier Godin est sans doute trop sage pour échapper au ploum-ploumisme, mais il est patent (en trois mots) que ce très bon accompagnateur cherche à rendre l’opposition entre l’esprit foufou de Weissenberg, qui embrasait l’album, et la platitude diaboliquement efficiente de Marie Bernard, compositrice du titre, qui accessibilisait – et hop – la dernière session studio marquante de Diane Dufresne. Reste que
la saisissante émotion suscitée par les paroles de l’interprète
leur incarnation et
la puissance de la présence de l’artiste
démontrent une science époustouflante de la scène, et donnent hâte de connaître la suite – qui sera révélée, tadaaam, dans une prochaine notule inch’Allalalalalalah.
Salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement parisien, le 19 juin 2025, juste avant le concert. Photo : Jonathan Benichou-Rabinovitch (via FB).
Au cours d’un récital, les prises de parole de Jonathan Benichou-Rabinovitch sont toujours empreintes
d’intériorité,
d’intensité et
de cette rare tentation du pas de côté
pour énoncer et mesurer la portée de ce qui est énoncé. Gabriel Fauré était d’une race différente. En 1894, celui qui est rarement dépeint comme un boute-en-train infatué écrivait pourtant, après avoir composé son sixième nocturne : « La musique moderne de piano un peu intéressante est rarissime », ce qui rappelle à quel point la prétention, même cachée, est importante pour oser composer. Le pianiste du soir étant compositeur, il doit vivre avec cette tension entre
la nécessité d’écrire,
le refus de se laisser aller au contentement de soi, et
l’hybris qui préside à toute écriture,
au début,
à la fin ou
après la fin, devant le public, quel qu’il soit.
L’interprète-créateur qui s’apprête à claquer une pièce pianistique majeure de celui qui ne fut point QUE le compositeur du Requiem ou du Cantique de Jean Racine (en Ré bémol, franchement, ça t’aurait coûté quoi de l’écrire un demi-ton en-dessous ? la crédibilité, c’est la lourdeur de l’armature, tu crois ?) présente la composition en attente comme « une des œuvres
les plus mûres,
les plus sereines et
les plus sages »
du zozo. Il l’envisage comme la traversée d’un tunnel. Dès qu’il engage le voyage, il pose sans poser. Il pose
les phrasés,
les nuances,
le débit.
L’interprète
adopte un tempo mesuré,
se laisse la liberté de respirer, et
utilise l’accent pour aérer la mesure
sans précipiter un ton rugueux contre un son étouffé, comme s’il souhaitait préserver le fantasme que suscite l’idée de « nocturne ». Or, même si l’atmosphère peut sembler nocturne, on sent chez Jonathan Benichou-Rabinovitch une volonté
de clarté dans l’énonciation,
de caractérisation dans l’exposé des différents registres et
d’agencement dans le spectre chromatique.
Pas hypersensible à cet effort, la nana devant nous essaye de s’occuper. Elle
bisoute avec insistance la manche du compagnon qui, clairement, l’a traînée ici,
s’évente bruyamment avec son programme A4,
scrolle le fil de sa discussion WhatsApp et
entreprend de photographier son choupinou qui peine à masquer son escagassement (mais la nana a des nichons et semble amoureuse, alors bon).
Heureusement indifférent à ces embrouillaminis de lovers pas égaux devant Fauré, l’interprète s’ancre dans une poésie non pas de l’éthéré mais
du questionnement,
de l’expectative et
du doute,
proposant ainsi une version intense donc intensément énigmatique. Apparemment soucieux de contraste, le pianiste frictionne le nocturne au Rondo de la 42nd Street d’Olivier Greif, joué récemment lors du concert-évenement donné collectivement en hommage au compositeur. Il le caractérise en trois points :
c’est une composition de jeunesse qui
s’inspire de l’esprit jazz de Broadway et
virevolte autour du standard que cite son titre.
Ce soir-là, le rondo a des airs de danse de Saint-Guy.
Le rythme est effréné ;
l’urgence frôle la précipitation ;
l’empressement ne cesse de s’emballer.
Jonathan Benichou-Rabinovitch a envie d’en découdre. Ce halètement est idéal pour contraster avec le second motif, plus
retenu,
grave et
hésitant.
Le spectateur est scotché par la puissance avec laquelle l’énergumène réussit à projeter la musicalité spécifique à chaque compositeur dont il interpole les œuvres. Pour ce monument virtuose d’Olivier Greif, il parcourt avec
aisance,
urgence et
vertige
les lignes de crête d’une partition aussi sèchement découpée qu’une falaise atlantique. Chemin faisant, l’interprète révèle la plasticité du temps musical.
Le tempo tournoie,
la mesure se métamorphose,
le discours se suspend puis s’accélère.
Ça étincelle mais, dans ces escarbilles, il n’y a pas que du brillant. Le pianiste fait ressentir d’autres émotions, dans ce souvenir paradisiaque.
Ici point une mélancolie,
çà une hésitation,
là un regret.
Jonathan Benichou-Rabinovitch a la grâce des musiciens qui
n’ont pas peur de la contradiction,
veulent renverser l’univocité, et, alléluia,
ne croient pas à une exégèse marmoréenne.
Or, alors que le concert aurait pu briser là, voilà que nous attend le Deuxième concerto de Camille Saint-Saëns, version deux pianos. Après les hourrah, une pause s’impose pour l’interprète-régisseur et ses spectateurs, ne serait-ce que pour attiser la hâte d’ouïr ce qui se fomente et dont nous rendrons compte dans une prochaine et dernière notule sur ce concert. À suivre !
Katrin’ Waldteufel au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Visiblement pas du genre à se laisser mener par le bout de l’âme, Katrin’ Waldteufel n’en est pas moins ouverte aux amours de hasard et, en particulier, aux transports en commun. Aussi évoque-t-elle en chantant l’histoire de « 2 passagers voiture 12 » qui se frôlent, sortent de leurs bulles et s’en forgent une nouvelle, une qui donne le smile, « un 28 avril vers Mulhouse », avant d’entamer « un nouveau voyage ». Ainsi le spectateur est-il invité à voguer sur les flots intranquilles du répertoire de la chanteuse. Tantôt, l’eau est étale et clapotante ; tantôt, elle se cabre et tempête ; tantôt, elle scintille et se laisse éclabousser par le soleil… puis retourne dans une horizontalité attentive au prochain frémissement.
Le sursaut suivant est né d’une conversation avec Anne Sylvestre où celle-ci avouait « ne plus pouvoir pleurer » (ce qu’elle avait déjà chanté de longue date dans « Un mur pour pleurer »). La chanson sortie de cette faille se love dans une ambiance méditative, intérieure, interrogeant les « silences assourdissants » dans le mystère des harmoniques du violoncelle, avant de prendre le taureau par les cornes en se promettant de mettre « tout sur la table, et c’qui s’pass’ra, on verra bien ». La chanson terminée, Katrin’ Waldteufel s’étonne doublement : « J’en reviens pas ! Y a plein de gens comme Anne Sylvestre ! Y a plein de gens pas comme moi ! » De cette révélation jaillit son tout premier tube qui « n’a pas pris une ride, comme moi ». S’agaçant façon reine du bistro comme sa consœur s’agaçait façon reine du créneau, la chanteuse rappe avec son public cette vérité en béton verdoyant : « Y a pas qu’les tilleuls qui mentent ! »
À l’occasion d’une hydratation express, l’artiste transforme le vert en verre, et même en bouteille en reprenant « Le temps de finir la bouteille », un hymne imparable et poignant du duo Leprest + Didier, ce qui lui vaut de se faire admonester par une voix émergeant des haut-parleurs : pourquoi reprendre ce classique ? Comme stimulée par cette interrogation, Katrin’ Waldteufel décide d’enfoncer le coin, en hommage à son grand-père. La voici, armée de son violoncelle, affrontant les « Strophes pour se souvenir » de Louis Aragon que Léo Ferré a transformé en « Affiche rouge ». L’effet est saisissant, l’interprète réussissant à éviter le surinvestissement de la scie pour l’investir à sa façon, entre
vibrato et droiture,
gravité et émotion,
profondeur et sensibilité.
Martial Bort au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Ce lamento sur la perte est judicieusement tuilé avec « Je ne veux pas te perdre », comme s’il s’agissait de la réponse de l’épouse au futur mort du poème. On apprécie l’habileté dans le maniement du spectre des émotions, faisant résonner l’Histoire collective à travers l’histoire individuelle. Le retour de Martial Bort décrispe la tension à travers une fredonnerie insouciante sur les vacances, rappelant que, « partir loin, c’est pas obligé » car les vacances restent « ce qu’on en fait ». Cette idée du choix et de la relative liberté qu’il incarne ruisselle sur la chanson suivante où un violoncelle percussif fraye entre
reggae,
slam et
rap
pour clamer :
Quoi que tu dis’, quoi que tu fasses,
personn’ ne vivra ta vie à ta place.
Évidemment, pas question de laisser filer les deux compères de scène après la dernière chanson. La salle surchauffée exige ses bis, et pas par simple politesse de cabaret. Sans doute le relâchement d’après le tour de chant principal conduit-il Katrin’ Waldteufel à arrêter le premier rappel quand elle constate qu’elle patauge. Dommage, car le texte expliquant que tout le monde est « la vague », éventuellement d’amour, n’est pas la chips la plus croustillante du paquet. Cependant, pour aider ses fervents spectateurs à revenir au calme de leur autre vraie vie, celle où ils ne sont pas à ce genre de spectacle, Cello Woman propose une berceuse affirmant qu’
il est temps d’aller se coucher.
Dehors, la Lune est sortie.
Les étoil’ se sont amourachées.
La Lune joue pizzicati.
Katrin’ Waldteufel et Martial Bort au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
Avant de renvoyer tout le monde au dodo, Katrin’ Waldteufel offrira une resucée électrique de « Personn’ ne vivra ta vie à ta place », ce qui lui vaut le triomphe escompté après un spectacle
Lustre de la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement parisien, le 19 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
« Après une lecture de Dante » alors que l’on vient d’entendre du Rameau, est-ce bien raisonnable ? Dans la touffeur de juin, nul doute que Jonathan Benichou-Rabinovitch n’a cure des bienséances compassées. Il vient, il crée, il pose, grand bien fasse à ceux qui ne le suivent pas. Il a, plus que son intégrité, sa vision artistique. En dépit de sa présentation très intériorisée, il ne veut pas de spectateurs timorés. Son discours incite à jouir
des abymes,
des contrastes d’éclairage,
du goût lisztien pour la narrativité,
de l’inclination du compositeur pour les foucades de la fantaisie plutôt qu’aux contraintes contrites de la quasi sonate.
La proposition saisit. On goûte la gestion
du temps
(régulier,
suspendu,
bousculé),
des décibels
(ampleur spectrale des nuances,
confrontations brutales,
progressions maîtrisées), et
des couleurs
(dramatiques,
lyriques,
stroboscopiques).
Après Rameau, c’est ultra-efficace, d’autant que Jonathan Benichou-Rabinovitch ne joue pas un Liszt de concours. En effet,
pas d’effets wow, malgré la virtuosité patente,
pas de « t’as vu c’que je sais faire » en dépit du défi technique,
pas de côté joueur de bonneteau, à base de : « Regarde mes mains, tu les vois, tu les vois plus, tu les revois, hop, elles ne sont plus ici, tiens, elles sont là ».
Son Franz L. est
moins écorché vif ou démonstratif qu’ultra expressif,
moins à fleur de peau qu’enserré puissamment dans une intimité tourmentée,
moins pyrotechnique qu’électrique au sens où il est secoué d’éruptions énergisantes et que l’on pressent néanmoins dangereuses.
On fantasme ou devine un long compagnonnage de l’interprète avec la partition tant l’exécution se plaît à révéler certains plis secrets de l’œuvre
(valorisation d’une note en particulier,
choix d’un tempo,
caractérisation de l’atmosphère par l’usage généreux ou resserré de la pédalisation…).
Cette approche conduit le pianiste à presque gommer l’aspect acrobatique et show-off consubstantiel des grandes pièces lisztiennes. Le résultat est une fantaisie qui se défend de toute tentation rhapsodique :
les contrastes n’estompent pas la ligne directrice,
la variété des motifs tourbillonne autour d’une unité narrative,
les mutations thymiques laissent apparaître une unité d’intention.
L’œuvre y gagne en intériorité ce qu’elle perd en explosivité, trouvant un juste équilibre entre les similitudes avec la forme sonate et le tumulte bouillonnant de la fantaisie profondément impétueuse. Aussi y puise-t-on
de la musique plus que des sons,
de l’intensité plus que du spectaculaire,
des respirations plus que du silence, et
de remarquables entre-deux
(tuilage,
coupure,
étincelles du changement),
dont la maîtrise est essentielle pour faire sonner cette partition. En somme, Jonathan Benichou-Rabinovitch claque une proposition
remarquable,
intelligente et (néanmoins)
fort sapide,
qui renvoie aux oubliettes certaines versions plus ancrées dans les stéréotypes censés « faire Liszt ». Comment le sixième nocturne de Gabriel Fauré va-t-il résonner après la fougue lisztienne ? Voyons cela dans une prochaine notule, voulez-vous ? À suivre, donc !
Bertrand Ferrier et un extrait de Claudio Zaretti à la librairie Publico (Paris 11). Photographe inconnu.
C’est un cri déchirant, sans doute le plus beau nocturne de Béatrice Tekielski, dite Mama Béa. Une histoire
de frontière,
de limes,
de rupture,
mais aussi d’embrasement comme la mort façon « Oncle Archibald » de tonton Georges B., où le mort part « bras d’sus bras d’sous » avec « la belle qui ne semblait pas si féro-o-ceuh, si féro-o-ceuh ». L’accompagnement délicat et ductile de Claudio Zaretti est une merveille. Le reste est proposition, sachant que Mme Tekielski m’a dit qu’elle adooooorait ce que je pouvais fomenter au clavier – dont je ne joue pas ici – mais qu’elle trouvait que ma façon de chanter était « de la merde ». Donc ne la jugez pas sur ce machin, même si je crois que, à sa façon, ça se tient, sinon ce ne serait pas là, mais à l’aune de sa version créatrice !
Katrin’ Waldteufel au PIC (Ivry-sur-Seine), le 20 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
On l’avait quittée jadis, du temps de son double album2 en 1 puis de sa présentation à l’espace Jemmapes, alors qu’elle oscillait entre son image de marque première (une femme seule chantant avec son violoncelle) et ses envies d’autre chose – s’associer à un guitariste, notamment. Depuis, Katrin’ Waldteufel a audiblement cheminé, réfléchi, avancé et grandi. C’était déjà singulier, c’est devenu ontologique, au sens où on sent que l’artiste a trouvé sa place, sa voix, son identité chansonnique – sera-ce provisoirement, qu’importe ! Mise en scène par Camille Feist, la violoncelliste entre sur scène avec manière de xylophone portatif, suivie par Martial Bort, redoutable guitariste auquel le jazz ne fait certes pas peur. Elle claque sa première nouvelle chanson, fondée sur une parophonie planplan, « Samsung, ça m’saoule », visant à, banalement, vilipender l’usage abusif des portables. Craint-on une conversion au consensualisme smooth ? la deuxième chanson met les choses au clair en dénonçant les « CONNASSEUHS », id sunt
les téléphoneuses de transport en commun,
les jouisseuses aux fenêtres ouvertes,
les préposées et
les « pauvres châtons », ces enfants qui cassecouillent le monde entier sauf leurs choupinets de parents.
De quoi se préparer à l’amour, fût-il fiscal, pour son Trésor (public) qui, « plein de reproches, pique dans [s]es poches ». En dépit de la situation agaçante, le violoncelle s’épanouit alors, tandis que la guitare sèche se révèle habilement créative. Après une chanson fiscale se faufile une chanson calme, hommage à un chat, accessoire indispensable qui « sert à rien » et « n’est pas nécessaire à [notre] survie », sauf si c’est de ce rien que l’on a besoin. Variant les plaisirs, Katrin’ Waldteufel pose son violoncelle et s’abandonne aux bons soins de Martial Bort pour chanter un « trou de verdure (…) qui garde ta présence » et « où les oiseaux voltigent et dansent comme toi ». L’émotion n’est pas palpable, elle est physique car l’artiste travaille sur la fragilité de la voix dans l’ensemble de son large spectre.
Alors que, à 400 km du PIC, le Hellfest bat son plein, la chanteuse trouve que le moment est judicieux pour envoyer le tube hard rock ou quasi. Avec son violoncelle alla Apocalypitica, Katrin’ Waldteufel se souvient : « Avec ma grand-mère, j’avais le droit de tout faire », notamment mettre du rouge à lèvres au chat ou mettre sa robe sans culotte… du moment qu’elle ne touchait pas la photo de papy. La salle s’enflamme et chorusse comme il sied, appréciant la diversité du répertoire mais aussi la variété de son interprétation. En effet,
l’artiste chante tantôt assise, tantôt debout ;
elle use ou non de son violoncelle ;
quand elle le sollicite, elle s’en sert pizzicato ou coll’arco voire les deux.
Bref, elle déploie une jolie palette scénique qui enrubanne gracieusement un tour de chant riche et piquant, dont nous conterons les suite et fin dans une prochaine notule. À suivre !
Jonathan Benichou-Rabinovitch dans les ors de la salle des mariages de la mairie du huitième arrondissement de Paris. Photo : Rozenn Douerin.
C’était un jour où la France chic du huitième arrondissement découvrait, horrifiée, que, en dépit de Sa Sainteté Emmanuel Ier de la Pensée complexe, à l’approche de l’été, il fait chaud, eh oui. Par prudence et enthousiasme anticipé à l’idée d’ouïr en un plein concert Jonathan Benichou-Rabinovich, entendu sur disque jadis et en concert partagé tantôt, nous avions quasiment planté notre tente mille ans voire demi-heure avant le concert pour être sûr d’avoir une place. En réalité, la concurrence était finalement assez maigre : dans le huitième et pas que, probablement, on adooore moins la musique que son confort.
Néanmoins, quiconque escompte accéder au moment tant attendu doit franchir un dernier obstacle id est le discours de l’édile, prologue impatientant des concerts de mairie. En l’espèce, Jeanne de Hauteserre semble découvrir le texte qu’elle a imprimé. L’élue
a été fort aimable quand j’ai fêté mes vingt ans de titulariat à un orgue sis non loin de là ;
a insisté pour que le mensuel municipal rédigeât une double page – catastrophiquement écrite, au point que je n’avais SURTOUT pas diffusé la nouvelle presque flatteuse sur le principe, mais, bon, ça partait d’un bon sentiment ;
a assisté à mon concert partagé – et à l’after – comme elle assistera à ce concert-ci aussi, ce qui n’est pas le cas de certains de ses confrères, disparaissant de la salle juste après leur dernier mot.
Elle mérite donc de ma part reconnaissance et, pour sa sensibilité aux affaires culturelles, respect. N’oublions pas que, dans l’arrondissement voisin, où l’on a pourtant créé des postes fantoches comme celui d’adjoint « à la mobilisation solidaire », nan mais sans déconner, la première adjointe est chargée de la culture et des finances, enough said. Ce nonobstant, on ne peut que constater avec étonnement que Mme de Hauteserre
bute sur les mots,
ne connaît pas le nom du concertiste,
hésite sur la manière de prononcer « Jonathan », et
délivre d’emblée une vérité d’une profondeur et d’une utilité saisissantes :
« Vous êtes là en tant que spectateur d’un concert », nous apprend-elle, comme si elle tentait de se hisser à la hauteur d’un Geoffroy Boulard présentant jadis de façon mémorable le concert de Vittorio Forte dans sa mairie du dix-septième arrondissement.
Erreur de délégation du discours à un stagiaire dont le niveau intellectuel avoisine l’électroencéphalogramme plat et la conscience professionnelle le zéro pointé,
fatigue liée à la chaleur, ou
manque effectif de préparation ?
Peu importe car, ce cap franchi, nous pouvons cingler vers le récital proprement dit, dont l’artiste tiendra à expliquer quelques éléments du programme pour chaque compositeur. Jean-Philippe Rameau, le premier sur la set-list, il l’a choisi pour
son expressivité,
la largeur de sa palette sonore et
les prémices que l’on peut entendre d’une « transformation vers la modernité harmonique ».
« Le rappel des oiseaux », extrait du deuxième livre de la Suite en mi pour clavecin, laisse deviner que se joue ce soir-là quelque chose de plus personnel, sinon de plus intime, que ce que l’exercice du concert exige le plus souvent. À sa manière très concentrée, qui associe un discours empreint d’une certaine modestie à un piano volontiers épanoui, Jonathan Benichou-Rabinovitch n’est pas là par
hasard,
erreur ou
obligation.
Son implication s’entend dans sa manière de pianiser, pour ainsi dire, une partition pour cordes pincées. Des « oiseaux », plus que les programmatiques pépiements et le story-telling nous invitant à imaginer un oiseleur rassemblant ses volatiles, il traduit
la fluidité,
la légèreté et
les modulations d’humeur
en profitant à plein de l’instrument pourtant moyen qu’il lui est donné de jouer :
accents,
pédalisation et
variété des phrasés
justifieraient, si l’on en doutait, ce déplacement du clavecin au piano. Issues du même recueil mais de la seconde suite (en Ré, elle), « Les tendres plaintes » confirment le goût de Rameau pour les pièces dites « de caractère ». Jonathan Benichou-Rabinovitch s’y plonge avec adresse. On savoure
la douceur du toucher,
l’élégance des contrastes entre lead et accompagnement, et
l’efficacité énergisante des ornements, singulièrement des trilles.
Dans « L’Égyptienne », tirée de la cinquième suite pour clavecin, l’interprète séduit par
l’allant,
la tonicité et
l’association saisissante qu’il cuisine entre régularité métronomique et fine agogique
(légers effets d’attente,
respirations,
jeu sur l’acoustique qui, en prolongeant un son, peut donner l’impression que la mesure continue après la mesure…).
Tube du compositeur, les trois danses composant « Les sauvages », prélevées dans Les Indes galantes, témoignent d’une patente volonté
d’avancer,
d’insuffler du dynamisme dans l’itération et
de caractériser les différents moments des motifs par, notamment, un travail précis sur
les nuances,
les touchers et
la façon de poser le premier temps.
Le contraste avec le langage de Franz Liszt, convoqué à présent, promet d’être saisissant. Nous nous en saisirons dès la prochaine notule sur le sujet ! À suivre…
Gérard Morel au PIC (ex-Forum Léo Ferré, Ivry-sur-Seine) le 6 juin 2025. Photo : Rozenn Douerin.
En 2017, Gérard Morel gagnait l’Oscar du titre de disque le plus tarabiscoté en signant Affûtiaux cafouilleux, dont il extrait « La prunelle de ses yeux », ode à l’incipit pas très éloigné musicalement du brélique « Amsterdam » et, surtout, hommage à la femme qui « se chauffe au jazz » et le chauffe pas mal, au point qu’il tient à cette mousmé comme « à la prunelle de ses yeux ». Dans le labyrinthe de parophonies et détournements de syntagmes figés, le zozo à la bouille gourmande s’ébroue dans une tension savoureuse entre sensibilité et humour, l’humour servant à la fois de paravent pudique et d’enseigne lumineuse pour crier en lettres de néon l’amour qu’il est si difficile de dire.
D’où, sans doute, son amour pour la grasse mat’ amoureuse, qu’il chante comme « une autre spécialité de l’Ardèche, après la sieste », histoire de profiter des moments où, horizontalement bien accompagnés, on flanche, mordus, en constatant avec délices qu’il « pleut des cordes de pendu ». La stratégie du chansonneur est têtue : je t’attrape par l’humour afin de t’entraîner sur un terrain inattendu grâce à
une mélodie,
une écriture volontiers antépiphorique – si, si – qui consiste à réutiliser un groupe de mots de façon motorique (et hop),
métaphore filée et
érotisme alla francese.
Hommage à la pseudo sublimation de la souffrance par la chansonnette et à Bernard Joyet par l’occasion (aucun rapport), « Le tango du lumbago » se risque à confondre « Ay ay ay » avec « aïe aïe aïe » pour réfléchir, l’air de rien, sur le rôle de la chanson comme souffre-douleur – ce que des olibrius de la trempe d’un Jacques Debronckart ou d’un tonton Georges n’ont pas négligé d’aborder. Alors que l’excellent Jean-Pierre Morgand constatait qu’il y avait TCDA, Gérard Morel en propose une de plus, centrée sur les pectoraux, avec cette supplique olé-olé façon Pierre-Dominique Burgaud + Alain Chamfort :
Pour que, demain, un grand amour se forge,
Laisse-moi te rester, mon amour, en travers de la gorge.
Gérard Morel est définitivement un chanteur du désir. Loin d’être confit en contemplation, il s’expose en homme gourmand. Libidineux ? Ben, heureusement, revendique-t-il quand, en complimentant une nana – une dame, si vous voulez, mais comme il la tutoie, c’est plutôt une nana, et Émile n’y aurait rien vu de mal – pour sa vêture, il reconnaît que tout lui va bien car l’essence donc « le nu lui va si bien ».
Le voici bientôt hésitant entre le lit de Natacha et le chat de Nathalie dans « Le dit du chat de Nathalie », comme Pierre Louki hésitait entre baiser Charlotte et embrasser Sarah. Pour se décider, il se résout à passer à la vitesse supérieure : après les chansons d’amour, les chansons de la déclaration de l’amour. En l’espèce, une formule redoutable, très inconnue, toujours affûtiale, toujours cafouilleuse, qui résume vachement bien de quoi ça cause : « Je t’aime très beaucoup », autrement dit « de Charybde en Scylla ». Juliettique (et certes pas que par sa relation avec Bernard Joyet), Gérard Morel propose – avec une intro courte, souligne-t-il – un festin façon Philippe Chasseloup draguant Amandine pour rappeler que la bonne bouffe à deux n’est pas forcément qu’une question de plat – la courbe nous va si bien.
L’artiste a si bien réussi à séduire le public en passant de la tonne bouffe à la bonne touffe qu’il est contraint de dégainer ses favourite encores : le sacré « Cantique en toque », la très intime « Chanson à la con » et, après que des gens réclament des nouvelles de son beauf, son hénaurmité à lui : « Les goûts d’Olga », son tube éternel.
Jann Halexander à l’Entre 2 (Angers), le 1er mars 2024. Photo : Bertrand Ferrier.
« Cesse d’être incrédule, sois croyant » : pourquoi pas, mais en qui ou en quoi ? Peut-être parce que, comme illicite, il y cite, ho ho ho, la punchline de Catherine Ribeiro (« je ne crois pas en Dieu parc’ que je crois en l’homme / En son vol en suspens »), Jann Halexander a souhaité glisser « J’ai pas la foi », chanson de sa composition, dans son nouvel hommage à La Ribeiro,
jamais obséquieux,
toujours admiratif,
forcément personnel.
À la librairie Publico, où les mille nuances de la contestation – de préférence radicale – sont source
d’ébullition,
de débat et
de saine colère,
Jann posait avec une vitalité lucide – et vice et versa – la question presque bernanossienne de l’à-quoi-bon, id est : à quoi s’accrocher pour donner sens à ce qui
se vit,
se partage et
s’interroge
dans l’existence en général et en concert en particulier ? Plus apparemment doux qu’un « Je ne te salue pas » leprestique (oui, apparemment), son hymne intitulé « J’ai pas la foi » frappe