Christian Krattenthaler, “Mathematics AND Music?”, European Mathematical Society

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Aperçu d’une démo de Doron Zeilberger (aujourd’hui, ça rigole pas)

À la lecture des notules proposées sur ce site, il arrive que des agents, des mélomanes voire des artistes – ou supposés tels – prennent l’initiative de postillonner leur hhhaine la plus noire et leurs plus nauséabondes menaces contre le petit vermisseau qui a osé évoquer un spectacle ou un disque dans des termes qui leur disconviennent. À l’opposé, ce tout tantôt, Karol A. Penson, professeur au laboratoire de physique théorique de la matière condensée de Jussieu que nous évoquions à l’occasion de l’hommage rendu à ses transcriptions par Cyprien Katsaris, a pris l’initiative de nous envoyer un article de Christian Krattenthaler, professeur de mathématique viennois et pianiste virtuose « in a previous life ».
Le thème : « Mathématique ET musique ? » (les capitales sont d’origine). Version anglophone d’une conférence donnée en allemand en 2013, le propos était originellement illustré d’extraits musicaux donnés par l’ex-concertiste. Cette version – écrite en 2017 pour un journal de mathématiciens – entrelarde donc le propos de références YT accompagnées parfois de petites vacheries de musiciens (ainsi d’« Aveu » de Schumann par Tal-Haim Samnon, qui « saisit le caractère mais traînasse parfois de trop »). Histoire de changer du contenu habituel que l’on peut trouver sur cette page, en voici manière de compte-rendu. Ceux qui préfèrent les intégrales peuvent se référer à l’article, disponible ici [p. 43].

1. La mathématique n’est pas soluble dans la musique

D’emblée, le conférencier balaye quelques gnangnanteries attendues. Oui, tonalités et intervalles respectent des lois mathématiques strictes ; oui, Johann Sebastian Bach utilisait les nombres comme symboles compositionnels. So what? Ou, plus précisément, s’agit-il de maths ? À l’inverse, si la mathématique devient la musique – comme dans le sérialisme –, est-ce encore de musique qu’il s’agit ? De même, si certains musiciens, comme Kit Armstrong, sont de vrais cracks matheux, qu’est-ce que ça prouve ? Pour prouver, encore faut-il définir l’objet du délit ou, a minima, énoncer un théorème qui claque comme un défi. Or, délit ou défi, même si le conférencier recourt à des citations pataudes de Wikipedia – truc de piètre étudiant, enfin, Chris ! –, il fonce sciemment dans une impasse : la mathématique, comme la musique, est rebelle à la définition.
Toutefois, par la négative, on peut approcher ces deux domaines. Par exemple, si, au piano, je joue des touches au hasard, je produis du son, pas de la musique ; si je gribouille des formules mathématiques à la file, sans projet démonstratif, rien de matheux, là, puisque cela n’a pas de sens. Autrement dit, quand Bach « numérologise » ses partitions, il introduit des chiffres dans de la musique, il ne pratique point la mathématique. D’un point de vue scientifique, cette numérotique – tentons le néologisme – n’a aucun intérêt. Le lien entre mathématique et musique n’est donc peut-être à chercher ni dans la musique, ni dans la mathématique, mais dans ceux qui pratiquent les deux, en tant qu’acteurs ou spectateurs. Donc, en somme, la question serait : en quoi les maths aident les musiciens à stimuler une région de notre cerveau qui réagit spécifiquement quand l’émotion et l’intellect entrent en symbiose ?

2. La mathématique et la musique peuvent susciter des émotions (si)

Il est patent que la musique peut exprimer et susciter la joie comme la tristesse. Elle peut même lâcher de bonnes grosse vannes, entre « humoreske » regerienne et « surprises » symphoniques haydniennes, par ex. En revanche, selon C. Krattenthaler, son ambition doit toujours dépasser le statut de « charmante »nice »). Qu’elle charme, soit ; mais que ce charme soit au service d’émotions profondes à offrir à l’auditeur.
Qu’en est-il des maths ? Oui, les maths peuvent susciter des émotions – ainsi d’Andrew Wiles, incrédule, ébahi, ébaubi, incrédule après qu’il a démontré le « dernier théorème de Fermat ». Les maths peuvent être sinon charmantes, du moins élégantes – ainsi des preuves « de biais » sur le nombre infini de nombres premiers. Les maths peuvent être drôles (pour un matheux, ce qui n’est peut-être pas si facile) quand on se rend compte qu’un petit détail change tout, ce qui fera sourire ceux qui se demanderont : « Mais comment peut-on n’avoir pas remarqué ce truc avant ? » Les maths peuvent être élégantes – ainsi du « plus magnifique théorème de Ramanujan » au triste sort (en lisant l’article en entier, les lecteurs sensibles aux intégrales et aux séries feront mieux leur miel que moi des démonstrations destinées aux matheux).

Original de la Sonate D 959 (aperçu)

Pour autant, peut-on dire que la démonstration relative aux matrices à signes alternants de Doron Zeilberger, illustration Wikipedia à l’appui, est « charmante » ? Non, admet le conférencier comme à regret, au point de lâcher quelque banalité niaiseuse dans la foulée (« quand le temps passe, les mauvais compositeurs s’oublient, les meilleurs restent », heureusement que pas si sûr !). De même, dira-t-on que l’expérience dodécaphonique d’Arnold Schönberg est charmante ? Pas davantage, au point que le causeur s’emporte : « Je comprends qu’un génie de la trempe du compositeur de Verklärte Nacht ait essayé cette voie, mais pas qu’il n’ait trouvé une issue à cette impasse. » Une évidence s’impose : mathématique et musique ne peuvent avoir une vraie communauté apparente que si un processus de réflexion similaire se substitue à la seule problématique émotionnelle.

3. La mathématique et la musique poussent à réfléchir… différemment

Que l’on réfléchisse en mathématique, le conférencier le considère comme acquis et passe donc aussi sec à la suite : dans quelle mesure la réflexion impacte-t-elle l’exécution ou l’écriture d’une œuvre ? Assurément, par-delà la technicité, réflexion et émotion sont appelées à aller de concert, ha-ha. Ainsi du motif (parfois très discret) la – sol # dans la Sonate en La D 959 de Franz Schubert qui, selon une démonstration un peu capillotractée, assure l’unité de la partition, faisant basculer cette pièce du côté du chef-d’œuvre, selon l’auteur. Plus généralement, il est certain que la façon dont une œuvre est pensée, dans sa conception comme dans son incarnation, témoigne d’une association intrinsèque entre technique, réflexion et émotion pour, in fine, susciter l’émotion – de l’auditeur, cette fois.
Précisément, ce mot d’« auditeur » doit nous faire réagir. Il n’y a pas d’auditeur en mathématique ! Autrement dit, réfléchir sur ce qui unit la mathématique ET la musique ne doit pas celer ce qui différencie substantiellement ces deux domaines. Pour le bien saisir, Christian Krattenthaler souligne un dernier parallélisme : maths et musique ont des notations spécifiques. Si tu n’es ni matheux, ni musicien, jamais tu n’entends goutte à une démonstration ou à une partition. En revanche, si un matheux lit la démonstration au non-matheux, le non-matheux ne sera pas plus avancé… alors que si un non-musicien, matheux ou non, écoute l’exécution d’une belle œuvre, il peut  être touché.
Pour autant, un non-musicien a plus de chance d’être sensible à des musiques « populaires » qu’à des musiques « expressives », selon les termes de Christian Krattenthaler. Une limitation similaire rapproche alors les deux domaines : combien de gens n’ayant pas abandonné les maths en seconde sont capables de s’intéresser, sinon de comprendre, la conférence d’un matheux ? De même, aucun matheux, si brillant fût-il, n’aura jamais l’espoir de blinder Bercy ou Bastille en venant y présenter son dernier théorème. Malgré des compensations appréciables, certains peuvent en éprouver un incommensurable chagrin… ou devenir musiciens pour connaître le frisson du concert, voire girouettes politiques à la solde d’un banquier-président puis contre lui – l’auteur de l’article évoque justement le vil Cédric V. à ce stade de son récit, c’est l’occasion d’exprimer notre estime pour ce pantin qui a su associer, en peu de temps, les qualités remarquables de lèche-entre-fesses et de traître.

En conclusion

En maths comme en musique, Christian Krattenthaler revendique une même passion : résoudre des problèmes. Parler de maths ET de musique en était un. Ce nonobstant, au terme de sa présentation, le matheux musicien se réjouit de constater que les deux domaines sont aussi différents que complémentaires. Du coup, le conférencier savoure d’autant plus sa chance de maîtriser les deux. Ne peut-il se planter au piano quand un problème mathématique devient insoluble, et se remettre à son bureau quand une mesure résiste encore et toujours au travail de l’interprète ? L’heureux fripon ! Nous attendons donc qu’il se mette à la course à pied et claque une nouvelle conférence, avec démonstration live, sur la musique, la mathématique ET le sport, et nous comptons sur Karol A. Penson pour nous en avertir dans la foulée.