Dans la tête de Nora Lakheal : le livre et son auteur (1/4)

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Elle a fasciné les médias, passionné des intellectuels en vue, ébranlé des politiques et touché ses nombreux lecteurs : rigolote mais pas marrante, engagée mais pas gnangnan, lucide mais positive, Nora Lakheal a frappé un grand coup avec Agente d’élite (Max Milo), dans lequel elle raconte comment elle est devenue la première espionne française à traquer les terroristes islamistes. Elle a ainsi révélé ses personnalités hors du commun, parmi lesquelles

  • celle d’une boxeuse fan de NTM et de Daft Punk quoique ultracalée en philosophie germanique,
  • celle de GPS préfectoral pour touristes chinois promu membre des Renseignements généraux, et
  • celle de petite Tunisienne née dans un quartier populaire de l’Hexagone et passée, malgré des débuts difficiles, du côté lumineux de la Force.

Dans son livre, au ton très personnel, elle

  • cite The Supermen Lovers et Kierkegaard,
  • épice sa volonté sans faille d’une pincée de fragilité résolument humaine, et
  • déploie un sens de la formule idéal pour porter avec punch une narration authentique, entière, prenante.

Chacun y picorera ce qui lui sied le plus – par exemple

  • une belle histoire qui continue bien,
  • un exemplum qui refuse d’être considéré comme exemplaire,
  • un questionnement sur l’art d’échapper aux cases où il serait si simple de se laisser encager,
  • un outil précieux pour comprendre nombre d’enjeux qui animent notre pays,
  • un feel-good-book qui ne masque rien des noirceurs de la vie et de nos âmes, etc.

Pour la première fois, l’écrivaine, souvent interrogée sur l’islam radical, les problématiques policières et les communautarismes, a accepté de donner un long entretien où, au côté d’enjeux sociétaux, elle parle d’elle-même, de son travail d’écriture et du rôle qu’elle imagine pour l’écrivain dans la société actuelle. Révélations, photos inédites, réflexions cash et percutantes : cette tétralogie choc commence aujourd’hui.
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenue dans la tête de Nora Lakheal !

 

Le programme

1. Le livre et son auteur
2. Le livre et ses lecteurs
3. Le livre et son environnement
4. Le livre et son contenu

 

Photo : collection personnelle de l’auteur

 

Nora, vous avez été interviouvée par un grand nombre de médias. Tout en prenant en compte les soubresauts de l’actualité, cet entretien veut surtout aborder des questions qui ont été peu évoquées : celles qui concernent l’acte de création littéraire nécessaire à l’écriture d’un livre. D’ailleurs, Agente d’élite lie intimement actualités sociales et création. Pour preuve : ce qui vous a propulsé dans l’écriture comme dans la police, c’est le même antiracisme. En effet, vous avez passé le concours de police pour contrer le racisme policier dont votre frère et votre père ont été victimes ; et vous avez décidé d’écrire Agente d’élite parce que vous avez entendu des propos racistes à la radio, alors que vous traquiez un islamiste en compagnie d’un collègue musulman d’origine africaine. L’écriture a-t-elle été une façon de commuer une fois de plus votre colère en engagement positif ?
Je pense que je suis surtout animée par une intolérance profonde à toute forme d’injustice. Je suis née en France ; j’ai donc été biberonnée à la  devise « Liberté, égalité, fraternité ». Je crois en ces principes, et  je ne supporte pas que l’on maltraite l’autre sous prétexte qu’il ne serait pas digne de cette promesse républicaine.

Vous avez été « biberonnée » ?
Oui, biberonnée. Pourquoi ? Ça vous étonne ?

Le terme n’est pas courant pour parler des frontons de nos vieux bâtiments officiels…
J’ai choisi ce terme à dessein pour répondre, à ma façon, à tous les polémistes qui réduisent la politique – cette matière noble – à des brèves de comptoir, et qui en profitent pour se payer de mots en expliquant que les musulmans nés en France sont “biberonnés” à la haine de l’autre.

Écrire une partie de votre parcours est donc pour vous une façon de souligner ce qui est, pour certains, une évidence, pour d’autres, une contradiction dans les termes : on peut être musulman en France sans avoir pour objectif de détruire la République française.
J’ai effectivement choisi d’écrire pour dénoncer l’intolérance, quel que soit son objet, en évoquant un cas que je connais bien : moi.

 

 

Qu’est-ce qui caractérise le « cas Nora Lakheal » ?
Un paradoxe, je crois, lié à mon parcours, à la fois atypique et ordinaire. Mon parcours est atypique, car j’avais peut-être tous les éléments pour basculer dans la radicalisation violente. Si on étudie le profil des gens qui ont fait ce choix, par-delà la diversification des recrutements, on se rend compte que, souvent, ce sont des individus d’origine modeste, qui ont vécu des enfances difficiles dans des quartiers spécifiques. Moi, j’ai vécu dans le quartier des Kouachi ; j’ai connu la misère ; je sais ce qu’est la faim ; bref, quand j’étais jeune, j’avais un peu la haine et j’avais de bonnes raisons de l’avoir. Or, j’ai transformé ces débuts difficiles pour me consacrer à l’exact inverse de la radicalisation, puisque je lutte contre les terroristes. C’est en cela que mon parcours est atypique.

En quoi est-il ordinaire ?
En ce que je ne suis ni un exemplum, ni une exception. Beaucoup de Maghrébins partis avec la même donne moisie ont réussi à se réaliser et à s’inventer un bel avenir. Nombre d’entre eux sont devenus médecins, avocats, par exemple, et qu’importe s’ils ne sont pas connus.

En somme, pour vous, il n’y a pas de fatalité.
En tout cas, ça vaut le coup de lutter contre ce qui y ressemble. 

Pour d’autres policiers, en revanche, les Arabes resteront toujours des fauteurs de trouble inassimilables. Récemment, la commissaire divisionnaire Emmanuelle Oster, en charge du quartier de Barbès, déclarait qu’« un Maghrébin, ça crache dans son pays et ça crache en France ! Je ne vais pas faire l’éducation des Maghrébins ! »[1]
Je m’exprime à titre personnel et, ce que je dis, c’est simplement : « OK, j’ai peut-être réussi à me forger un parcours pas mal, mais j’estime que la majorité des Maghrébins nés en France a relevé le défi. »

Est-ce que, à l’époque où vous basculez du bon côté de la Force, le fait que vous soyez une femme a pu être décisif ?
Vous avez raison : il y a plus de vingt ans, les femmes ne faisaient pas partie du casting de la radicalisation violente. En France, la radicalisation féminine ne devient une réalité effective qu’à partir de 2005. Néanmoins, j’aurais pu sombrer sur une autre radicalité, comme celle de la violence ou la délinquance. J’ai évité le piège.

Je me suis permis cette question car votre statut de femme imprègne Agente d’élite. Alors que Rachel Kahn, dans Racée, qui vient de paraître aux éditions très connotées de L’Observatoire, affirme refuser une posture de Noire, juive et femme, la narratrice que vous êtes se présente comme Française, maghrébine et musulmane. Quelle est la spécificité de cette triple identité ?
Nous, filles issues de l’immigration nord-africaine, ne sommes pas éduquées comme les garçons. Une certaine image du rôle de la femme impacte l’image que nos parents ont de notre avenir. Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais continuer mes études, il n’était pas très chaud…

C’est rien de le dire ! Dans votre livre, malgré votre attachement indéfectible pour votre père, vous expliquez que le deal était clair : si tu veux continuer tes études, tu pars de la maison et tu subviens à tes besoins…
Mon père avait une vision un peu figée dans le temps, c’est vrai. Ça ne s’est pas arrangé quand j’ai déclaré que j’allais tenter de devenir policière.

Parce qu’il n’aimait pas la police ?
Vous rigolez ? Il la respectait.

Alors, quel était le problème ?
La police, c’est pas un métier pour les femmes, enfin !

 

Nora Lakheal, gardienne de la paix avant tout. Photo : collection personnelle de l’auteur.

 

Le seul métier qui vous était destiné, c’était donc celui d’épouse au foyer.
C’était celui que mes parents envisageaient pour assurer ma sécurité et mon bien-être. Cela dit, je dois préciser que les vieux Maghrébins ne sont pas les seuls à vouloir contrôler ainsi la place de la femme… Plus qu’une place spécifique, prédominait chez nous une sommation à être discrète. Or, cette sommation familiale à la discrétion contrevient aux sommations de la société, prônant la libération et l’affirmation des filles. Cette dichotomie entre famille et société entraîne une tension qui n’est pas toujours simple à gérer pour une Maghrébine.

Voulez-vous dire que les jeunes Maghrébines vivaient, dans les années 1990, ce que les jeunes Françaises avaient vécu au tournant des années 1960 ?
En quelque sorte. Précisons que mes parents sont arrivés en France à la fin des années 1970. Leur acclimatation à l’ambiance hexagonale passait par une obsession : ne pas faire de vagues. Vingt ans plus tard, les enfants de cette génération ont eu beaucoup de mal à trouver leur place. Il fallait à la fois ne pas décevoir les aspirations de sa famille tout en s’intégrant à une société aux exigences contradictoires. Vous imaginez le jeu d’équilibriste !

D’autant que, pendant votre adolescence, vous êtes Française par le sol mais pas par la nationalité…
C’est exact. Je suis née Tunisienne en France, et j’ai dû attendre mes dix-huit ans pour solliciter ma naturalisation.

Pourquoi avoir accompli cette démarche ?
Quand j’étais en classe, j’en avais ras-le-bol d’être cataloguée « étrangère » quand on demandait : « Qui est Français, et qui est étranger ? » D’ailleurs, c’était amusant de constater que les étrangers (à l’époque, il y avait surtout des Portugais, des Tunisiens et pas mal de Sénégalais) étaient faciles à repérer – nous étions toujours ensemble au fond de la classe, comme pour faire bloc.

Des années plus tard, vous voilà au premier rang, bien visible, parce que vous avez écrit un livre à grand retentissement. Au fait, pourquoi avez-vous choisi d’écrire ? Aviez-vous la nostalgie – ce qui n’a rien de péjoratif, n’en déplaise à la doxa – de cette vie intellectuelle que vous aviez pratiquée en étudiant la philosophie ?
Mais ma vie intellectuelle ne s’est pas arrêtée quand j’ai réussi le concours d’entrée dans la police !

 

Photo : collection personnelle de l’auteur

 

Certes, vous racontez que, quand vous étiez gardienne de la paix et attendiez la prochaine mission, il vous arrivait de lire un ouvrage de philosophie en salle de pause ou dans la voiture sérigraphiée, suscitant les gausseries de vos collègues…
En réalité, je n’ai jamais cessé de lire ou d’étudier la philosophie. Il m’est même arrivé de préparer des concours juste pour suivre les cours, m’exercer à écrire et évaluer mon niveau ! Aujourd’hui encore, m’instruire reste quelque chose d’essentiel pour moi. Si « nostalgie de ma vie intellectuelle » il y a, elle ne peut se nicher que dans mon espèce de frustration, pour ainsi dire, d’avoir arrêté mon cursus de philo en fac… arrêt qui n’est peut-être que provisoire.

Parce que…
… je me réserve le droit de reprendre mon cursus quand j’en aurai le temps et l’énergie ! En attendant, j’ai écrit un livre, et ça m’a fait un bien fou.

Quelle idée, d’ailleurs, non ?
Pourquoi ?

Oui, pourquoi écrire un livre alors que vous eussiez pu témoigner dos à la caméra, avec une perruque et la voix déformée ?
Je n’ai pas de raison de me cacher. À un moment, il faut incarner les messages que l’on souhaite partager. Comment être audible si l’on n’avance pas à visage découvert ? C’est risqué, peut-être. Sûrement, même. Mais, quand on croit à un propos, on doit le porter sans fard.


[1] Zyneb Dryef, « Les gamines perdues de Barbès », in : M  le magazine du Monde, 6 mars 2021, p. 41.


À suivre : “Le livre et ses lecteurs”