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Les menteries de Denis Levaillant ne s’arrêtaient point après les vingt-sept pistes évoquées tantôt. Un deuxième épisode s’imposait pour rendre raison des deux projets suivants de ce disque de “pastiches et autres mixages”.
En ouverture, “Oniric Slow”, une pièce de 1993 qui dure près de 5′ (c’est beaucoup par rapport aux autres pistes, tournant plutôt en moyenne autour d’1′ !) écrite pour la reprise de La Remise, première œuvre de Roger Planchon dont Bertrand Poirot-Delpech, le 8 avril 1964, avait étrillé les longueurs, la complexité et le vérisme peu dramatique. L’effectif est conséquent : en sus du quintette vocal Indigo, un autre quintette vocal masculin (feat. deux contre-ténors) sont requis, accompagnés par un accordéon, une contrebasse et un sax ténor.

 

 

L’ouverture sonne comme un incipit de chanson vintage. Y flotte – surprise – un son de synthé, non mentionné au générique. Pastiche ou reprise de codes, la pièce entre dans l’onirique comme un insecte fou, grâce au mixage qui transforme l’évidence première en ne conservant frontalement que la contrebasse de Jean-Paul Celea. Même l’accordéon se pastiche pour sonner presque comme un harmonica ! L’atmosphère planante, particulièrement réussie et faussement stagnante, travaille à la fois sur

  • la spatialisation,
  • la spectralisation et
  • la mutation d’intensités.

Le retour sans fard de l’accordéon puis des voix et d’un piano synthétique enrichit la seconde partie de la pièce, offrant à Indigo la possibilité de briller dans un style néo-gospel qui lui sied et qu’habillent, avec leur kitsch indispensable, les accents doublés du saxophone de Sylvain Beuf.

  • Marche harmonique descendante,
  • modulations,
  • retour au système d’écho onirique pour finir en paix

achèvent de convaincre que l’on peut à la fois

  • démontrer une maestria technique qui n’est pas sans inventivité,
  • faire sourire l’auditeur et
  • attirer le curieux dans une atmosphère à la fois connue et mystérieuse.

À l’évidence, le savoir-faire de Denis Levaillant se nourrit des contraintes parmi lesquelles

  • la fonctionnalité scénique du propos,
  • la nécessité de prendre en compte le fait que le spectateur n’est pas venu au Centre dramatique de Savoie pour écouter de la musique mais pour suivre une histoire, et
  • l’obligation de jongler entre sa créativité et la réalité d’une commande.

En réalité, l’opposition entre ces pôles paraît factice. Dans le cadre des musiques de scène, la créativité du compositeur ne paraît pas brimée par la contextualisation de son travail, elle s’y frotte comme l’allumette cherchant l’étincelle.

 

 

C’est aussi ce que laisse entrevoir “Passage de l’heure bleue”, composé en 1989 pour un ballet de Stéphanie Aubin. Du sax, du violon, de l’accordéon, du synthé et des “feux d’artifice” sont réquisitionnés pour l’occasion. Dominique Samard a assuré les prises de son, Patrick Roudier le mixage. Associant accordéon façon tango (Gérard Barreaux est aux soufflets) et brouhaha hachuré, la partition travaille le rythme sous moult formes :

  • percussions puissantes,
  • trait continu et trépidant,
  • continuo assuré par manière de bruit de fond,
  • surgissements pyrotechniques,
  • suspension du propos…

À défaut de pastiche proprement dit, “Allez, entrez !” propose un mix’n’match de codes

  • (groove latino,
  • fureur de toccata,
  • profusion bruitiste).

Dans “Passez le miroir”, un sax soprano au goût de clarinette énonce un motif repris en boucle par montage, Denis Levaillant jouant avec le paradoxe d’une répétitivité arythmique : boucle, oui, mais boucle bancale. Reflet, mais reflet déformé. Au profond de l’espace sonore, le violon prolonge cette formule matricielle. Le saxophone revient piquer ses notes sur le tapis de cordes qui s’obstine. Le saxophone alto jette de l’huile sur le feu, rejoint par les flammèches de son collègue aigu. La miniature s’achève sur une guirlande de cordes se mordant la queue, que finit par couper le saxophone alto. Hors contexte de ballet, on est saisi par

  • le changement d’atmosphère,
  • l’association entre musique acoustique et montage, et par
  • la mise à profit de la miniature comme concentré de possibles mêlant, sans antinomie,

    • un foisonnement d’idées saisissantes et
    • une nécessaire continuité interne.

 

 

“L’heure bleue” malaxe les ingrédients du premier éclat en leur ajoutant d’autres sonorités. Ainsi, le brouhaha hachuré – auquel est ajouté un bourdon grave – et la tonicité incisive de l’accordéon se retrouvent éclaboussés par

  • le saxophone alto (qui aura les dernières notes),
  • des sons synthétiques, et
  • un motif ternaire dynamisant joué au clavier.

Comme l’indique son titre, “Allez, valsez !” prolonge l’énergie du premier mouvement en développant la course liminaire sur un temps deux fois plus long, mais un tempo de plus en plus hâtif. Cette précipitation jubilatoire et presque cartoonesque se tisse d’inquiétudes grâce aux bruits belliqueux et mystérieux qui habillent l’énoncé du clavier. Son inexorabilité apparente est subsumée par un chuintement métallique digne d’une séquence flip au cinéma. L’usage

  • des modifications sonores,
  • du grave sourd et
  • du collage de séquences logiquement disjointes

avive l’intérêt pour cette séquence au moment où l’aspect plaisant du fragment eût pu l’emporter sur la curiosité qu’il suscitait. Alors que l’on pourrait s’attendre à un développement d’une idée par courte séquence, Denis Levaillant travaille avec autant d’attention

  • la matière sonore,
  • la structure d’ensemble et
  • l’effet-temps contrasté
    • (surprise du bref et non du chef,
    • hypnotisme de l’itératif,
    • suspense de la modification progressive,
    • système d’échos par reprise – déformée ou non – de
      • thèmes,
      • motifs,
      • instrumentation,
      • couleurs, etc.).

 

 

Après ce passage oscillant entre inquiétant et grotesque, “Rue déserte” associe un fond d’accordéon et une mélopée au violon (Ami Flammer), légèrement pimpée par des pizzicati toniques. Le dépouillement de la pièce convoque un imaginaire bien connu, associant archétypes slaves et trip yiddish tout en évitant le rire gras qu’aurait suscité l’utilisation extensive des astuces stéréotypiques

  • (grand vibrato,
  • traits déchirants et
  • mordants systématiques en tête).

Pastiche n’est pas parodie !
“Figures” oppose une ligne saxophonique et un accompagnement de type boîte à musique ouvertement désaccordés. La ligne en apparence rugueuse et désordonnée survole un accompagnement modal, lequel l’emporte un temps, tout en accueillant manière de larsens confiés à un son de violon modifié. Les interférences ne l’empêchent pas de poursuivre sa route têtue vers une coda explosive qui n’arrive jamais.
“Déjà la nuit” inverse le jeu. Le premier rôle est offert au saxophone, que des nappes synthétiques maléfiques viennent défier. Un piano en plastique, dont la vitalité programmée prend des accents de harpe, tente lui aussi de grignoter la part du soliste, reprenant la ligne caractéristique des premier et quatrième mouvements. Celle-ci l’emporte et, sur les grincements du background, triomphe à nouveau jusqu’à la sèche interruption de sa vaine veine roborative.
“Autrement dit” creuse la veine musette, façon “Chapeau bas” de Barbara, la tentation du majeur en moins. Associés, accordéon et violon dansent dans des unissons retravaillés au mixage. Ces décalages fomentés par la technique rappellent à leur tour que parodie n’est pas copie. Denis Levaillant utilise les ingrédients de façon réaliste mais les dégrade et les remotive pour en tirer sa musique.

 

 

“Dernier tour” part sur des grincements métalliques corsés, que traversent des basses pulsées et le trait motorique du piano mécanique-harpe dégingandée couturant cette suite. Le mixage rend cette certitude connue quasi inaudible par moments, comme happée par la pulsion électroacoustique qui zèbre le propos. Le saxophone soprano émerge peu à peu, s’impose en solitaire dans l’espace de l’audible. L’accordéon paraît dialoguer avec lui, disparaît puis s’impose avec bruits de clavier et marmonnements, comme si la nuit s’était enfin imposée, que l’heure bleue était passée et que, après cette dégradation contrôlée, il était temps de laisser sister Morphée envelopper nos drames, nos inquiétudes et nos contorsions diurnes dans ses bras qui soulagent et qui tuent à la fois, le sommeil étant, nous le savons, le meilleur pastiche de la mort qui soit.
Affaire à suivre.


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