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Debussy et l’orgue : le projet paraît dans l’air du temps – on sait qu’Esther Assuied a transcrit et joué sur le roi des instruments les préludes de Claude ; et le label Ctésibios a enregistré, après les vingt-quatre préludes de Chopin, la Suite bergamasque par Junko Ito. Il est ici soufflé dans une autre direction par le Duo éolien, puisque l’orgue est assisté par une flûte (plusieurs, en réalité), et Debussy secondé par quatre collègues aussi divers que Messiaen, Ferroud, Alain et Florentz.
Première incongruité de la chose : même si certains l’y projettent, que diable vient folâtrer Debussy à l’orgue ? Il n’était pas organiste, il n’a pas écrit pour cet instrument et on ne le connaît pas spécialement organomane. Il faut toute la culture de Jean-Pierre Rolland, excellent organiste ici engagé comme directeur artistique et livrettiste, pour trouver trace d’un commentaire de Claude Debussy sur une symphonie de Louis Vierne. Claude y salue la modernité de Louis, en réalité un peu surannée, même à l’époque, prouvant ainsi que, en matière d’orgue, celui qui fut le spécialiste de la mer avant Charles Trenet n’était ni expert, ni fana de renouvellement du langage musical – l’orgue, quand on ne connaît pas, il arrive que l’on aime bien quand c’est un peu flonflon planplan, ainsi que l’on dit, je crois, en musicologie. Bien entendu, une incongruité, cela poussera à hérisser leurs sourcils structurellement mécontents les mélomanes ayant intégré, par inadvertance ou devoir familial, un balai au sein même de leur fondement ; et cela titillera la juste curiosité des autres, avec lesquels nous préférons faire l’appel.
Derrière une première de couverture assez moche, disons-le

  • (titraille basique,
  • composition simpliste,
  • photographie souillée par le crédit et une faute de frappe),

semble donc se cacher un projet fouillé… et volontariste, puisque les artistes ont, comme tant de semblables, dû se résoudre à tendre sa sébile – avec succès – pour financer l’enregistrement de ces soixante-huit minutes sur l’orgue de Roquevaire, rappelant que cette ville n’est pas réduite au ridicule du classement sollicité pour une maison customisée par sa propriétaire et louée pour son exemple d’art naïf entêté.
Glissons ici un mot sur l’étrange bestiole qu’est l’orgue où se concentre le crime discographique. Longtemps, sa façade monumentale n’a abrité qu’une quinzaine de jeux, remaniés plusieurs fois depuis 1827. En 1993, un projet bâtard conduit à récupérer l’orgue de Pierre Cochereau, ses cinq claviers et ses quarante jeux en état, pour réinventer un orgue de 72 jeux réels suivant une composition fomentée par le guilloutiste Jacques Garnier. Daniel Birouste a rendu en 1997 un instrument neuf-mais-pas-que, qui se joue désormais depuis la nef sur une console mobile, influence guilloutique oblige !
Le programme s’ouvre et se ferme sur deux transcriptions de Claude Debussy concoctées par les deux musiciens, Mélanie Flipiak la flûtiste et Aurélien Fillion l’organiste. Pour ouvrir le bal, le Prélude à l’après-midi d’un faune – les maniaques, qui n’ont pas toujours tort, s’offusqueront de la faute de frappe sur la set-list en quatrième, à laquelle on ajoutera pour faire un lot celle qui suit “Durée totale” : à l’évidence, le label Ctésibios ne s’est guère soucié de la mise en forme du packaging physique, euphémisme, c’est fâcheux.

 

Photo : Bordo Moncsi

 

Heureusement, d’emblée, la musique nous happe. Le tempo, ensuqué ainsi qu’il sied pour laisser imaginer une après-midi au soleil, permet de goûter les circonvolutions de la flûte, qui prend logiquement le lead. L’orgue produit un accompagnement sourd qui permet de faire ressortir les arpèges pris façon plein jeu lointain, une jolie idée.
Les deux musiciens n’hésitent pas à respirer, condition sine qua non pour laisser vibrer cette composition au rythme souple et solide à la fois. Les oscillations orchestrales sont utilement soutenues par une pédale puissante. La flûte, tour à tour hautbois et clarinette, fait tournoyer un chant que l’on a coutume d’entendre éclater entre différents pupitres, et cela fonctionne parfaitement. Les dialogues synchronisés avec le complice à deux mains et deux pieds sont précis et libérés de tout rigorisme. Comme le laisse subodorer le nom du combo, il y a du souffle, donc de la variété dans l’intensité.
Chargé de la captation, Pascal Oosterlynck choisit de préserver la proximité de la flûte en l’enveloppant dans un orgue lointain. Plutôt que la caractérisation, le preneur de son a opté pour le naturel (la flûtiste était évidemment placée près de l’organiste, donc “en bas”, alors que les tuyaux sont situés en hauteur). Cela ne messied pas à cette pièce, d’autant que les choix de transcription, la qualité de la registration et le soin de l’interprétation emportent l’adhésion.
Après, on entre dans le mystère fomenté par Aurélien Fillion et Mélanie Flipiak – c’est la deuxième incongruité du disque : quel rapport entre Debussy et les compositeurs sélectionnés pour compléter le programme debussyste ? Il reviendra à chacun de l’imaginer, Jean-Pierre Rolland ramant un brin à unifier les pièces sous l’égide d’un même “souvenir d’un ailleurs étrange et intime tout à la fois, comme un souvenir de déjà-vu”. Laissons donc la musique parler, et ne nous offusquons pas avec pruderie devant la transposition de la cinquième partie du Quatuor pour la fin des temps, intitulée “Louange à l’éternité de Jésus” pour piano et violoncelle : elle est elle-même un remix d’une “Oraison” pour six ondes Martenot du même Olivier Messiaen.
La flûte alto se substitue aux quatre cordes graves dans cette transcription au carré. Elle est chargée, selon le compositeur, de “magnifier l’éternité de ce Verbe puissant et doux” qu’est Jésus, avant de laisser la mélodie “s’étaler, en une sorte de lointain, tendre et souverain”. Le velouté du timbre de l’alto fait merveille, porté par des accords répétés joués sur les fonds de l’orgue. Mélanie Flilipiak rend hommage au violoncelle et aux ondes en privilégiant le fondu-enchaîné sur le ciselage des notes. Les hystériques de la frénésie passeront cette piste, entièrement tournée vers la méditation, presque le ressassement voire le mâchonnement d’un manducat Dominum. Statisme harmonisé mais non immobilisme envasé : irisent cette belle atmosphère, accessible même aux messiaenophobes,

  • le déplacement de l’accompagnement vers le médium créant, à volume égal, un changement de couleur,
  • les subtiles variations d’intensité de la flûte,
  • les mutations d’atmosphère prévues par la partition mais ici renforcées par la présence ou l’absence du pédalier, ainsi que
  • l’association entre rigueur du tempo et dilatations sporadiques laissant respirer le son.

 

Mélanie Filipiak et Aurélien Fillion. Photo : Bordo Moncsi

 

Place aux soli, à présent, avec “Toan-Yan, la fête du double cinq”, l’une des Trois pièces pour flûte seule de Pierre-Octave Ferroud (1900-1936). La prise de son laisse place à une grande réverbération, avec laquelle Mélanie Flipiak pense à jouer. Cette chambre d’écho fonctionne particulièrement pour les moments lents et les respirations ; en revanche, elle atténue les sautillements festifs en les fondant une traîne sonore qui les alourdit quelque peu. Insuffisant pour que nous ne goûtions

  • la variété des attaques,
  • le rendu des contrastes et
  • le travail de souffle autant exigé que permis par cette œuvre écrite par un compositeur mort dans un accident de voiture.

Mort lui aussi très jeune, en 1940, Jehan Alain est ici honoré par deux pièces. La première est un solo pour orgue, la Deuxième fantaisie – à l’occasion d’un récital “con fantasia”, Aurélien Fillion nous avait offert tantôt une exécution de la Première fantaisie… en version augmentée par Jean Guillou !

 

 

 

 

Très différente, la Seconde fantaisie tuile mieux avec la pièce pour flûte qui la précède. Cependant, l’interprète se démarque volontiers des registrations et indications de tempo officielles (gambe, salicional, bourdon 16, fonds et soubasse à 46 à la noire). Ce faisant, il ajoute une pincée de fantaisie à la fantaisie, la rendant plus entraînante, dans son balancement ternaire, que le laissait entrevoir la mention “lent à volonté”. À une méditation quasi statique, il préfère l’explosion harmonique qu’une allure allante rend plus sapide, d’autant qu’il n’oublie pas de tenir les deux pôles de l’incipit :

  • celui qui laisse respirer la partition pour éteindre les dernières harmoniques avant de changer de rythmique ; et
  • celui qui intime de garder la tension entre les mesures à deux temps (6/8 ou 2/4) et celles à trois temps – la pièce joue avec le mélange binaire / ternaire, que nourrissent aussi les triolets de la main droite.

Eh oui, pour savourer l’esprit fantaisiste, une rigueur bien pensée est nécessaire !
La suppression – obligée – de la soubasse de 16 permet un joli fondu de l’accord de pédale, à la mesure 21, avec le reste de l’harmonie – appropriation de l’œuvre en fonction de l’orgue n’est pas toujours trahison, semble ainsi nous chuchoter le musicien… L’on regrette d’autant plus que la prise de son qui paraît très éloignée des tuyaux privilégie une netteté générale, un brin extérieure et froide, à une position plus embedded où l’auditeur serait enveloppé par l’orgue plutôt que spectateur du son. La jolie intervention du cromorne colore la pièce, comme la parfaite substitution trouvée par Aurélien Fillion au “gros nazard 5 1/3” noté par le compositeur. Le musicien fonctionne en peintre pour choisir ses jeux, gardant l’esprit plus que la lettre, ce qui est toujours malin afin de permettre à l’auditeur de partager l’émotion imaginée par le compositeur en l’adaptant à la palette disponible sur l’instrument où l’on joue.
Or, ici, tout est senti, notamment cette capacité d’impulser une force qui va, en évitant les écueils de la raideur et ceux qu’induirait une liberté paresseuse. La partie puissante de la pièce advient alors logiquement, comme si l’orgue avait emmagasiné une sorte de frustration énergique et que le presto subito n’était rien moins qu’une déflagration à la fois rageuse et soulagée.

  • La double pédale,
  • les irrégularités de doubles (par 10, 11 et 12 !),
  • le decrescendo

sont glissés avec une souplesse et une poésie plus que plaisantes. Les amateurs de secousses et de découvertes sonores jouiront des sursauts qui ouvrent la partie conclusive. Après de telles agapes, l’apaisement de la coda n’en est que plus doux au palais.
En déployant les couleurs de l’orgue, peut-être Aurélien Fillion contribue-t-il à dévoiler un écho debussyste dans la fantaisie de Jehan Alain. Il livre en tout cas une exécution convaincante et propre à séduire tout mélomane, organomaniaque ou plus organosceptique :

  • le voyage dans les registres,
  • la multiplicité des atmosphères,
  • la beauté des trouvailles harmoniques et
  • la capacité à mêler exigence et esprit

captent l’attention, grâce à l’inventivité de la partition et à la qualité de l’interprétation. Partant, gonflés à bloc par cette dernière piste, retrouvons-nous bientôt pour la suite de cette découverte, autour d’un Alain en duo, d’un Florentz en solo et d’une transcription d’Achille-Claude !

 

À suivre…