Elmira Darvarova et Vassily Lobanov jouent Schumann, Brahms, Franck et Lobanov (Solo musica)

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  • Aux appétits de moineaux,
  • aux picoreurs de musique allégée,
  • aux amateurs de petites doses voire de dosettes,
  • aux labels expliquant que, au-delà de 80′, un disque ne peut pas être lu (raté, l’exemplaire que nous avons se lit très bien : bien joué, Solo musica !),

la violoniste Elmira Darvarova – productrice du disque qui vient de paraître – et le pianiste Vassily Lobanov claquent le beignet sans coup férir en proposant 84′ de musique, enregistrée en seulement quatre jours de 2019, entre Cologne et New York. Et quel programme :

  • deux gros tubes,
    • la Troisième sonate de Brahms et
    • la Sonate de Franck,
  • un apéritif – les Romances de Clara Schumann – et
  • un inédit, une Sonate du pianiste, projet souvent plus intéressant que la groupie du même nom !

 

 

Les Trois romances op. 22 de Clara Schumann (ca. 13′) ouvrent le bal sans que le livret ne nous épargne la fastidieuse chougne #metoo qui colle désormais à la compositrice – mais, après tout, ce blabla n’est pas disponible en français, nul n’est forcé de le lire, suffit d’ouvrir ses esgourdes. Dans la prise de son de Georg Bongartz s’épanouit l’Andante molto liminaire en Ré bémol. Le piano est intelligemment présent et non traité comme un simple barioleur soutenant le violon. À la délicatesse du toucher et à la subtilité de l’usage de la pédale de sustain répond l’élégance d’un Maggini de 1620 qui porte volontiers ses sauts de registre tout en évitant de survibrer. Le tempo est juste, sachant ne pas s’envaser dans la sensiblerie tout en évitant le survol emporté.
L’Allegretto “mit zartem Vortrage” (“avec présentation d’appels d’offres”, traduit Google), se risque au sol mineur donc à la tentation du Si bémol puis du Sol ensoleillé.

  • Les trilles,
  • l’exploration d’un large ambitus et
  • la forme ABA

contribuent, dès l’écriture, à une exploration d’atmosphères multiples oscillant entre légèreté et sourde inquiétude sous-jacente, qu’un violon expressif et un piano précis rendent joliment.
Passion et célérité sont requises dans la Troisième romance en Si bémol, lancée par les arpèges motoriques du piano. Tout cela ne manque ni de pimpant, ni de charme, les interprètes sachant faire la part de l’émotion et de la sobriété nécessaire pour partager l’émoi. Le solo du piano dans la partie B (de la partie B), en Sol, ne se départit pas de cette sobriété qui sied si bien à une musique où le coup de Stabylo surromantique est moins un signe d’investissement des interprètes qu’une lourdeur inutile. Ici, l’exécution flatte l’oreille et rend justice à une patte fine, jusque dans les quintolets finaux et le choix de laisser sonner le dernier accord. La proposition artistique n’est pas clinquante, on en conviendra – c’est sans doute ce qui contribue à sa réussite.

 

 

La Troisième sonate de Johannes Brahms (ca. 23′) se décapsule sur un Allegro en Fa. Le mouvement est habilement rythmé par les contretemps et les triolets. Contrasté et allant, le duo fonctionne avec bonheur grâce aux échanges entre les instruments, la sûreté et l’attention du pianiste permettant à la violoniste de varier couleurs et intensité.

  • La tonicité autour du passage en fa dièse mineur,
  • la profondeur du solo de piano en Ré,
  • le violon vibrant lors du retour en Fa et
  • les crescendi malins

rendent justice de la beauté de la partition sans la surcharger d’intentions surexpressives qui seraient ici superfétatoires. L’Adagio est entonné avec une lenteur et une noirceur funèbres qui ne lui messied pas tant elle contraste avec

  • l’apparente sérénité du Ré majeur et
  • l’énergie de la reprise du thème, insufflée par les triolets de doubles à la main gauche du pianiste.

Le long point d’orgue final contraste à dessein avec le mouvement suivant, en fa dièse mineur et de forme ABA, noté Un poco presto e con sentimento. Les sautillements du piano accompagnés par le violon portent trace d’une tension sous-jacente qui convient à la tonalité brahmsienne, souvent intranquille. Les interprètes veillent à ne jamais caricaturer le texte en le réduisant à des sentiments extrêmes. Une vision d’ensemble, plus équilibrée que criarde, donc plus captivante à l’écoute que ne le serait une lecture plus spectaculaire, se dessine judicieusement.
L’affaire se conclut sur un Presto agitato, en 6/8, attaqué frontalement. Le groove du piano assure le beat avec la souplesse qui donne la liberté nécessaire à Elmira Darvarova pour s’exprimer et animer ce moment hésitant entre continuité (itérations de motifs) et cahots (ruptures). La bonne intelligence des musiciens, alimentée par

  • une attention réciproque,
  • une communauté d’intentions, ainsi que
  • des  breaks et des respirations fort bien coordonnées,

éclaire avec goût cette nouvelle version d’un pilier du répertoire.

 

 

La Sonate en six fragments op. 56 écrite par le pianiste (ca. 17′), composée en 1989 et captée ici en Première mondiale par Ryan Streber, est dédiée au violoniste Oleg Kagan, alors mourant. Elle assume donc, stipule le livret, d’exprimer deux problématiques :

  • “le combat entre
    • la mort,
    • l’espoir, et
    • la résignation devant l’inévitable, ainsi que
  • la question : que va-t-il se passer après ?”

L’Adagietto laisse le violon s’avancer en premier, dans une musique dépouillée, où le silence et les petits intervalles l’emportent. Manière de thrène sobre se dessine.

  • Doubles cordes,
  • pizzicati et
  • échos entre instrumentistes

évoquent, sobres, l’inquiétude ayant guidé cette composition. Les graves du piano répondent dans l’Allegro molto, et le violon, presque nasillard, fait résonner l’inquiétante rythmique plaquée par des marteaux sombres à souhait. L’affaire s’emballe, selon un système de flux et reflux qui accentue la puissance oppressante des motifs, entre graves, aigus et médiums.
Lisibilité et narrativité caractérisent l’écriture de Vassily Lobanov : l’Andante le confirme, qui creuse la veine des doubles cordes du violon en solo. Elmira Darvarova travaille la fragilité du son, mise en évidence par la sobriété de l’accompagnement. Le ressassement, élégant et pathétique, s’inspire de cordes à vide à peine harmonisées pour mimer, peut-être, l’angoisse du néant et de l’incertitude.
Prolonge ce climat un Adagio où le violon risque sur une pédale de sol (sa note la plus grave) l’énoncé triste de trois notes (si bémol – la – sol), le piano suivant son évolution par des accords synchrones. Une brève explosion – espoir impossible ou sursis vital – tente de secouer cette complaisance (et non cet apitoiement) bien compréhensible. Elle suscite un crescendo auquel contribue le piano. L’outil de Vassily Liobanov reste cependant simple accompagnateur de la plainte désormais tonique du mourant. Las, l’envol vers les aigus fait long feu. Point d’espoir en vue.
Un bref Presto contraste, justement, en zébrant la partition d’aigus et d’à-coups que la pédale de sustain laisser résonner. L’expressivité et la concentration du propos l’emportent sur l’impossible linéarité d’un discours haché que conclut un Lento assai.

  • Les notes répétées du piano,
  • les notes filées dans le suraigu par le violon,
  • la fragmentation et
  • la densité presque elliptique du mouvement

dessinent une élévation vers le silence noir – non point dramatique, pire : vide – qui s’endort sur un si prolongé.

 

 

Cadeau de mariage pour Eugene Ysaÿe, la (seule) Sonate pour piano et violon de César Franck (ca. 31′) a été terminée en 1886, comme la Troisième de Johannes Brahms entendue plus tôt. Autant dire que, à l’écoute continue du disque, l’auditeur pourra sursauter. En effet, la Sonate de Vassily Lobanov n’est pas un simple interlude qui servirait de respiration entre deux mastodontes. La cohérence du disque n’apparaît donc pas clairement – peut-être eût-il été plus judicieux de conclure l’album par la pièce la plus récente, comme une sorte de cadeau en La et 9/8 donné en bis.
L’Allegretto ben moderato oppose à la noirceur de Lobanov le balancement délicat qui porte les deux partenaires, ensemble ou en solo. À la baguette tour à tour, Vassily Lobanov et Elmira Darvarova savent mêler leur ligne et garder le cap d’une interprétation mesurée qui exprime la sérénité consubstantielle à ce mouvement. L’Allegro en ré mineur est lancé sur des bases solides par un piano plus tonique que vrombissant. Vassily Lobanov y démontre à la fois la sûreté de ses doigts et l’intelligence de son sens musical. La composition lui offre de réellement dialoguer avec sa partenaire, et leur échange associe l’écoute mutuelle au brio technique, dont témoignent, entre autres,

  • le parallélisme des nuances et des respirations,
  • la complémentarité du lead,
  • l’exigence dans les passages associant ternaire et binaire,
  • et la cohésion dans les passages vifs ou les interludes purement franckistes (ainsi de la transition typique vers Do dièse, à 4′).

Un double mouvement, Recitativo-Fantasia, offre de courtes méditations à découvert au violon d’Elmira Darvarova. Elle s’en saisit avec la liberté requise, tandis que la capacité des musiciens à discuter avec une sorte de naturel séduit derechef. En dépit du cadre mesuré, les artistes parviennent à dégager un espace où fantaisie et rigueur ne sont plus incompatibles. Au contraire, ces opposés semblent se nourrir l’un l’autre, d’autant que les exécutants excellent à muter d’une atmosphère à une autre selon des modalités variées : progressivement, frontalement, emphatiquement, ponctuellement, etc. jusqu’à ce que leurs échanges suaves se résorbent dans un fa dièse mineur joué pianissimo, la palette de couleurs présentée par le tableau lobanovo-darvarovien ayant avivé, c’est une évidence, l’intérêt de cette version du tube pour cordes, archets et marteaux.
Un Allegro poco mosso conclut l’affaire dans le La majeur initial. Le soleil est de retour, mais un soleil tranquille, “delicato” ainsi que le stipule le compositeur pour le passage “dolce cantabile”. Donnant une impression d’aisance et de légèreté, les interprètes dialoguent en gambadant sans hésiter à se taquiner lors des forte, des crescendi ou des brillante.

  • Les modulations,
  • la finesse du piano et
  • la polymorphie du violon

font scintiller ce moment joyeux en lui évitant cependant une univocité qui le rendrait moins sapide. Une coda prise franco de port achève de convaincre de la solidité de cette version et, plus généralement, de la qualité d’un disque plus fin que grandiose, où l’on apprécie de découvrir, derrière de grands et beaux classiques pour violon et piano, un échantillon du travail de compositeur de Vassily Lobanov.

 

 


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