“Encore un jour-banane pour le poisson-rêve”, Palais de Tokyo, 19 juillet 2018
Qu’est-ce que l’enfance ?
C’est à cette question que Clément Cogitore semble proposer quinze manières de réponse dans l’exposition collective de topoi qu’il a fomentée au Palais de Tokyo, sous l’égide des commissaires Sandra Adam-Couralt, Yoann Gourmel et Kodama Kanazawa, Laure Pichat étant scénographe et lui-même étant « dramaturge » de l’événement (je sais pas ce que ça veut dire, mais j’ai jamais prétendu être à ce point cultivé non plus).
Le tout fait la promotion de la Fondation Bettencourt Schueller et du projet Japonismes 2018, d’où la présence de six Japonais en sus de la technicienne nippone.
1. L’enfance, question de dimensions
Une maison de poupée agrandie accueille les visiteurs devant la façade du musée. Par sa taille, elle propose au visiteur d’expérimenter et de prendre conscience de la relativité des échelles que l’enfant doit appréhender. Feront écho à cette thématique les sculptures « en bois de tilleul » de Tomoaki Suzuki, à la fois réalistes et minuscules à l’échelle des adultes qui circulent dans l’espace muséal, puis la mosaïque de la « Porte de la désolation » réalisée par Sika Viagbo, secouant le visiteur en l’immensant grâce à des petites silhouettes puis le minusculisant grâce à un gigantesque visage d’enfant anonymisé.
Quelle est la juste mesure des humains, paraît demander l’exposant en propulsant, selon diverses modalités et sur des supports variés, la notion d’enfance – saisissant instant où se dérobe la maîtrise de la parole – au cœur de l’idée d’art ? Quels sont nos propres repères d’ex-enfants en matière d’échelle, de représentation et d’intelligence du monde ? Pis, qu’est-ce que le monstrueux, l’irreprésentable, l’insaisissable aussi ? Le retour introspectif et extrospectif à l’enfance permet de vandaliser nos certitudes en remettant au centre du visuel la relativité du dimensionnel, épicentre de notre conception cosmique.
2. L’enfance, rêve d’un cocon
L’enfance suppose l’idée d’habitat préservé, sécurisant, reconnaissable, borné – au point que, et c’est malin, les visiteurs n’ont pas le droit d’emprunter l’escalier rose, dans la maison. Trop dangereux, sans doute, pour les enfants que nous sommes. Tant pis pour ceux qui voudraient grattouiller le Sylanian saluant par le trou du toit : l’enfance, c’est aussi le moment où tout n’est pas – ou ne devrait pas – être permis.
En effet, l’enfance est le moment de la curiosité, de l’envie de toucher à tout, voire de tout ingérer. L’enfance est donc à la fois barreaux réguliers et délire, au sens étymologique de celui qui, ne maîtrisant point sa charrue, s’éloigne du sillon. Ainsi l’exposition confronte-t-elle la notion de sécurité et celle de limitation, couple inquiétant que l’âge adulte développera.
3. L’enfance, mélange des genres
L’enfance est mix. Créativité folle et frustration. Rigueur imposée par les adultes et absence de tabous consubstantielle de la méconnaissance et des règles et des us. Pour les adultes, fantasmovores s’il en est, ce mélange devient lumière. Ainsi, la mise en abyme de l’art qui sort du musée pour inscrire Van Gogh dans la maison de poupée à taille adulte, via une mauvaise reproduction rendant hommage à Tryphon, secoue les repères et propose d’emblée d’assimiler la notion d’enfance à une forme d’art, ni pictural, ni architectural, certainement pas théorisé : l’enfance serait plutôt le lieu de l’immédiateté donc, pour l’adulte, de la démédiatisation – nous avons tant coutume que le réel nous parvienne filtré par notre éducation, notre savoir, notre ignorance ou notre rassurante lecture des médias macroniens. Voilà sans doute pourquoi l’exposition proprement dite s’ouvre sur un curieux assemblage entre un bureau de poste et une débauche de viande en sucre coloré, signé Sabrina Vitali.
Entre boucherie du sucré sacré (sucez, ceci est mon sucre…) et lettre à notre enfance, l’agression visuelle se rythme au gré de poufs hypnotiques – même si nous avouerons n’avoir pas la carrure culturelle suffisante pour comprendre la profondeur de ce mix’n’match associant PTT, Hansel et Gretel, Francis Bacon (le bacon, oui, le francis, non), « caverne de Polyphème » et paravents japonais « dont le nom signifie : de qui sont ces manches », rappelant ainsi que la traduction, parfois, c’est de la merde.
4. L’enfance, lieu du gribouillage
Ainsi sont présentées des souillures qu’ESCIF, un Valencien, a proposé aux enfants d’apposer sur les reproductions des statues locales. Si tu n’as pas de smartphone capable de décrypter ce geste débile, tu risque de trouver ça débile sans voir que c’est vraiment débile… au sens hispanique de “faible”, mais aussi au sens de déraisonnable. Le gribouillis se substitue à l’art et devient à son tour l’œuvre d’art par le truchement de l’enfance. Difficile de ne pas constater que l’art de l’enfance n’est pas l’enfance de l’art (oh, un chiasme, youpi !). Toutefois, ici, l’idée est moins de faire art que de frotter l’art aux variations spectrales que peut prendre le réinvestissement – en l’espèce paresseux, euphémisme – de la notion d’enfance.
5. L’enfance, prétexte de la destruction
« Comme un vieux coffre plein de vieux jouets cassés », selon la formule du critique d’art Jean-Jacques Goldmann, les sculptures n’hésitent pas à être sciemment taguées ou saccagées (avec l’aide de la science de la 3D, nous annonce la notice). De la sorte, il ne s’agit plus de définir l’enfance de façon kaléidoscopique, mais bien de l’esquisser dans son rapport charnel avec l’art. L’enfance souille, l’enfance brise, autrement dit l’enfance réinvestit. Le sphinx tout cassé devient œuvre d’art parce qu’il est tout cassé, comme le doudou est doudou parce qu’il est tout usé par le bambin qui se l’approprie. En cela, lorsque l’enfant paraît, la création s’assimile à la dégradation voire à sa forme ultime : la prédation.
6. L’enfance, rachis de la colonne artistique
Moment de construction squelettique et psychologique, elle se déploie comme un possible marqué par la dépendance et l’impudeur. Voilà pourquoi, peut-être, les masques « tuftés » de Caroline Achaintre habillent à distance la sculpture obscène de Kiki Smith, interrogeant des motifs premiers tant physiques (contours simplifiés des éléments reconnaissables) que fantasmatiques (évocation de la monstruosité par le jeu des disproportions, de l’imprécision, du débordement, du surgissement et de l’inattendu).
7. L’enfance est la peur
L’enfance est le lieu de la peur, donc des monstres, physiques, sonores, réels ou suggérés. Les léviathans sont légion ; les susciteurs d’instabilité furètent sans relâche. Comme le suggèrent les sculptures de Jean-Marie Appriou, le mythologique, l’inventé est réel ; le réel est invention et mythe. Cette distorsion entre notre perception, encadrée, et la sensation enfantine éclate l’espace, fluidifie le monde et imprécise l’immensité qui nous entoure.
Megan Rooney propose ainsi d’esquisser, sur d’immenses parois, l’imprécis de nos certitudes. Elle rature l’improbable et saisit l’à-peu-près plutôt que le vraisemblable. Les couleurs semblent rassurantes ; elles sont, en fait, le lieu où notre conception du « réalisme » trébuche. Elles nous happent dans un espace qui nous espace et nous dépasse. Elles nous projettent dans une manière d’enfance où le trop-grand participe de l’inquiétante intranquillité de l’au-delà de soi.
8. L’enfance, puissance de l’imagination
Les sculptures de Keita Miyazaki mixent ainsi des éléments disparates pour esquisser des formes évocatrices, à la fois reconnaissables et mystérieuses. Un pannonceau nous incite à y voir l’influence des « théories post-marxistes du géographe David Harvey » : cette référence échappe à notre incompétence culturelle, presque autant que le rôle des medecine balls présentés au milieu de la salle.
Sans doute la complexité intertextuelle des allusions renvoie-t-elle le pékin de mon acabit à la situation de l’enfant, saisi par limites de sa capacité d’intelligence et se cognant sans cesse aux limites imposées par sa stupidité… voire, et ce n’est pas contradictoire, par le manque de pédagogie, volontaire ou lié à l’incompétence des sachants adultes.
9. L’enfance, pratique de l’accumulation
L’enfance peut être le moment de l’entassement appropriant, de la cumulation obsessionnelle, de l’archivage compulsif. Nul syndrome de Diogène, juste une conservation rassurante et illogique d’éléments dont l’assemblage ne fait potentiellement sens que pour l’intéressé. Quelle âme ! D’où la proposition insensée de David Douard, dont le titre « I’ je .tu ’ THEY » signifie clairement l’insignifiance, le brouillage d’identité, la recherche, le saisissement de bribes contre la globalité adulte. L’art renouerait avec l’enfance d’une part en faisant écho à l’impression d’hétéroclite que l’attitude découvrante de l’enfant peut imposer, d’autre part en donnant un sens théorique à des suggestions qui, pratiquement, sont insignifiantes.
10. L’enfance, obligation d’instruction
L’enfance est un moment où l’appétit de savoir – pour comprendre ou pour s’intégrer au flux des humains vieillis – s’exprime, parfois, avec le plus de force. L’appétit de savoir n’est pas réductible au rationnel : la devinette, l’invention, la prémonition trouvent dans la prime jeunesse une chambre de résonance idéale, fût-elle secouée par les bruits inquiétants symbolisant, peut-être, la suite du parcours qui attend l’enfant dès qu’il quittera la pièce capitonnée où le confine son âge.
La hiérarchisation des qualités de savoir se conscientise avec fragilité lors de l’enfermement scolaire. Le Kosovar Petrit Halilaj en propose une illustration à travers sa salle de classe. Ici, le cadre qu’articulent les pupitres scolaires s’explose plus qu’il ne s’expose à travers les pages de manuel tapissant, façon Ionesco, les murs par lesquels on pénètre dans cet espace, avant que des sculptures d’acier ne symbolisent métalliquement l’imagination des enfants scotchés aux bancs, ou leurs rêves déjà surannés, entre Eminem et Messi.
11. L’enfance, sensibilité au spectacle
L’enfance s’ouvre à l’ensemble des éléments se donnant en présentation comme en représentation. « La porte rouge », réalisée par Enrique López et Germain Benoît, l’illustre en proposant un gros rideau de scène qui s’active sous les yeux des spectateurs.
Le rideau ne dévoile rien que la mécanique du spectacle, autrement dit le désir du regard, l’envie de dépasser ce que l’on sait – pour le coup, cette enfance va bien au-delà de la fourchette chronologique d’ordinaire réservée à ce concept.
12. L’enfance, art d’apprivoiser la nuit
L’escalier qui conduit le visiteur vers la dernière partie de l’exposition sature ce topos en associant tag à fautes d’orthographe, messages hyperphilosophiques (« ENTRÉE DÉFINITIVE », on imagine qu’ils ont hésité avec “ENTRÉE DE SECOURS »), graffitis et dessins plus ou moins fouillés. Ici, on marche au plafond, on pète des barreaux qui donnent sur un mur, on dessine donc des murs sur les murs, on fait danser la lumière entre rouge et noir, entre décoration et souillures, comme s’il s’agissait d’apprivoiser, par l’art, quelques peurs enfantines.
Prolongeant cette piste, les sculptures de « La récréation » habitent une cour dont les monstres accueillants mais inaccessibles (“interdit de toucher” !) sont autant d’actualisations de l’oxymoron structurant le topos enfantin – celui qui associe le plaisir à la peur, et réciproquement.
13. L’enfance, surgissement de le créativité
Telle est la proposition décomplexée de Chihiro Mori, qui propose une créativité à a fois basique (dessins enfantins), réaliste (fruits en plastique) et symbolique (tableaux aux traits simplistes). En interrogeant l’art à travers une expression proche de l’expression artistique des gamins, l’exposante espère « susciter un inconfort » lié à l’association entre art enfantin et projet muséal.
Sharon Lockhart ne présente guère d’autre proposition dans Podwórka. Elle y suggère que le fait de filmer des enfants dans des cours d’immeuble polonais fait sens en révélant « l’organisation du monde des adultes ». En clair, la notion de créativité enfantine, spontanée ou répétitive, donc la notion d’enfance, in fine, serait une création adulte masquant l’enfermement que nous, les vieux, avons bâti à notre propre intention.
Anna Hulacová ne dit presque pas autre chose en dénonçant par ses sculptures (solitaires, comme toutes les sculptures anthropomorphes ici présentes) la lobotomisation des femmes, des hommes sans main, des enfants mutilés, comme si la société avait pris le contrôle des êtres au profit d’une objectivation déshumanisante. Ce qui, stipulons-le, ne saurait être le cas en France où cette représentation tchèque de la famille est pour le moins surannée, grâces en soient rendues à Sa Sainteté l’Ordure Complexe, pensez donc, première à défendre la liberté d’expression, le droit de penser et la possibilité offerte à chacun d’exister indépendamment des souhaits des banquiers et des arrivistes au pouvoir, ouf.
14. L’enfance, sentiment d’inaccessibilité
Yûichi Yokoyama propose au plafond des vitraux créés par les Ateliers Loire-Chartres, « inspirés du trait du mangaka ». L’intérêt est de décentrer le regard du visiteur en l’emmenant dans une autre dimension.
Le film d’animation en 3D de Jonathan Monaghan lui fait écho, qui confronte le mythe de la licorne, si réinvesti par la modernité commerciale et sexuée, à la réalité, scandée par des marques avides d’énergie et de business. Bien qu’il faille voir dans la licorne l’« allégorie d’une enfance sous contrôle permanent », selon le carton d’accompagnement, il est possible d’imaginer qu’elle est surtout le symbole de la lutte kitsch entre le réel et un imaginaire, supposé enfantin, que le réel tente d’absorber dans ses co(r)des ou de récupérer. En ce sens, l’enfance ne serait pas le radeau de l’innocence sur la méduse de nos vies corrompues et rentabilisées, mais cette mythologie capable de réenchanter notre vie d’adulte, comme la licorne peut rhabiller de couleurs douces notre dépendance aux devices de Samsung ou assimilés.
15. L’enfance, infini des possibles
Daiga Grantina, dernière artiste présentée, propose d’affoler le spectateur. Elle sculpte – c’est le terme employé par les notices – du mou pour à la fois l’autonomiser et l’intégrer dans l’espace où elle s’incarne. La mollesse des textures est censée, si l’on a bien compris, sculpter les contours fluants, agiles, souples de nos imaginaires enfantins en tant qu’ils ne seraient pas cadenassés par nos rigueurs voire nos raideurs d’adultes. De là à nous convaincre qu’une serviette orange sous un portant, c’est de l’art, va falloir encore gratter un p’tit moment, mais qui est rétif à ces formes d’expression au point de maugréer sans cesse “et c’est d’la merde” gagne, bien sûr, à ne pas s’aventurer dans ce beau musée… même si celui qui prétend n’avoir jamais fait partie de cette catégorie est, sans doute, un génie, un grocon ou un fieffé menteur – ça laisse le choix.
Conclusion
Admettons-le, aux yeux de l’ignare, la notion d’art s’échappe souvent de cette exposition au profit, quand tout va bien, de la notion d’artisanat et de concept. Cette réalisation n’est pas inintéressante, mais, pour un clampin de notre acabit, il est difficile d’être ému par cette réduction de l’art à un projet conceptuel ou à une blagounette pour étudiant farceur. Sans doute ne sommes-nous plus tout à fait un enfant et, hélas, pas encore un client de Télérama. Du coup, ce baguenaudage autour de l’idée d’enfance participe de l’idée stupide que l’art doit être dissocié du savoir-faire ou réduit à lui. Pas forcément convaincant, mais intéressant à discuter avec soi, un soir d’insomnie, par exemple.
(Ah, au fait, y a un endroit où y a des clowns qui blablabla, mais ils sont tellement fragiles, les pauvres, paraît-il, on ne peut pas les prendre en photo. J’imagine qu’en parler serait aussi attenter à leur pérennité. Tant mieux, in a way : un plan en quatorze parties, ça suffit, bon sang.)