Estelle Revaz et Anaïs Crestin, “Inspiration populaire”, Solo Musica (1/2)

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C’est sans doute l’une des violoncellistes européennes les plus 2.0. Rayonnante mais pas marmoréenne, volontaire non sans fragilité, elle s’expose avec une savante maîtrise sur les réseaux sociaux en jeune musicienne partagée entre jolies joies, accomplissements, inquiétudes, solidarité, plaisir du partage musical et pétillance, un mot qui n’existe pas mais qu’on dirait inventé pour elle. Le tout agrémente une carrière solide, que les démesures sanitaires ont à la fois impactée et à peine griffée.
Entre moult programmes solistes, chambristes, orchestraux et autres projets pédagogiques pour futurs confrères, Estelle Revaz a même profité des annulations et reports pandémiques pour préparer et enregistrer « Inspiration populaire » en compagnie de la pianiste Anaïs Crestin. Nous voilà donc doublement en terrain de connaissance.

  • D’une part, le nom de la violoncelliste a déjà été évoqué sur ce site à l’occasion de son disque Bach-et-pas-que et de son disque genevois.
  • D’autre part, l’inspiration populaire – il faudra bien rendre raison de cette expression, au détour de la notule – n’est pas une nouveauté chez l’artiste – ceux qui ont ouï, oui, son disque en solo s’en souviennent : la dame y évoquait un Pascal Dusapin qui s’acoquinait d’une pulsion (faussement) populaire.

 

 

Après un disque en solo et un disque avec orchestre, voici donc venu le temps du disque chambriste. La discographie se charpente, pensée et efficace.
Les hostilités conviviales s’engagent avec une transcription de six des Siete canciones populares españolas de Manuel de Falla (14’). « El paño moruno » [le drap mauresque] part Allegretto vivace. C’est l’histoire d’un drap qui, s’il est taché, mérite d’être vite vendu à vil prix – on suppute qu’il en sera de même pour une fille maculée. L’affaire se trousse et se tresse entre octaviation, portamenti, souplesse du tempo et bimorphisme d’un violoncelle soliste et en soutien du piano en pizz ou notes filées. Ensuite, point de seguidilla murcienne (l’artiste nous confirme que cela

  • cela respecte le choix de Maurice Maréchal, le transcripteur,
  • permet d’alterner mouvements lent et vif, et
  • conduit à conclure le cycle par le mouvement le plus spectaculaire),

pas d’asturienne ni de jota (cela viendra plus tard) mais une berceuse. Sans doute la volonté de contraster les caractères explique-t-elle ce remix de la set-list officielle – après tout, pourquoi pas : les Siete canciones sont un recueil, pas une sonate en sept mouvements. « Calmo e sostenuto », la pièce profite d’une transposition dans le grave du violoncelle. Sur le battement inébranlable du piano, les cordes feulent la fragilité du sommeil et magnifient un arrangement parfaitement réussi par le compositeur. Là encore, Estelle Revaz joue sur les sautes d’octave, mais elle creuse un son plus malléable et hypnotique, conformément à la spécificité de la pièce.
Dans la « chanson » suivante, un mec propose d’énucléer son ex parce que ses yeux sont quand même de sacrés traîtres – je synthétise, soit. L’Allegretto balance pourtant sur un Sol initialement guilleret. Les interprètes instaurent un dialogue entre elles qui anime cette ritournelle qu’Estelle Revaz pimente d’un glissendo final certes apocryphe mais pas moins inspiré. « Polo » fonctionne sur une semi-antiphrase, celle d’un mec qui annonce qu’il ne parlera pas de la peine d’amour qui lui grignote le corazón, ay ay ay. Là, il faut secouer les saucisses, car ce 3/8 est annoncé vivo. Normalement, c’est la conclusion du cycle, donc il est temps de tout donner. Par nécessité, le piano est bêtement percussif et répétitif : ainsi mime-t-il la violence du désarroi-chagrin-colère. Le violoncelle en rajoute en intensifiant ses propres attaques pendant que son partenaire rumine. La mélodie, fragmentaire, se désosse assez bien pour ne laisser ouïr que le déchirement bien dégoûté du narrateur, re-glissendo final inclus.
L’« Asturienne » en fa mineur avance sur un Andante tranquillo. Octaviant dans le grave, le violoncelle prend en charge ce récit de compassion agricole – un pin vert (et non un saule pleureur, curieusement), voyant le narrateur pleurer, pleura. On apprécie

  • le travail sur le vibrato,
  • la justesse quasi en diphtongue par endroits,
  • les glissades senties sans choir dans le mélo complaisant, et
  • le choix d’octaves variés – astuce plus aisée à pratiquer au violoncelle qu’à la voix, on en conviendra.

Tout finit en jota, partant sur un Allegro vivo modulant, entrecoupé de passages moins vifs. Ainsi le (re)compositeur laisse-t-il le chanteur exprimer son amour pour sa dulcinée, n’en déplaise à sa future belle-doche. Comme pour le premier épisode, le violoncelle vient folâtrer en pizz et coll’ arco lors des soli de piano, avant de se mettre à chanter. Plus tard, il s’inventera même une ligne énergique, zébrant le piano de sa propre tonicité. Ces libertés de transcription sont bienvenues et tombent avec grâce sous les doigts de musiciennes à la fois techniquement parfaites et sensibles musicalement. Le choix de finir avec la pièce la plus riche des six choisies se révèle lui aussi judicieux et met en appétit pour le cycle suivant.

 

 

Pohádka [un conte] de Leoš Janaček (12’), le pauvre compositeur dont le nom est souillé par une grossière faute de frappe sur la première du disque, narre en trois mouvements – selon certaines sources – ce qui arriva au fils du tsar Berendei lorsqu’il rencontra sa promise… la fille du Diable. L’affaire se décapsule con moto, en 9/8, et avec six bémols à l’armature, s’il-vous-plaît. Un prélude aux faux airs improvisés s’accélère sans perdre le motif du violoncelle en pizzicati, lequel répond aux brèves méditations du piano. Puis, en 3/4, les rôles s’équilibrent. Un Andante en 3/8 ouvre la voie à la tentation violoncelleuse de l’expression lyrique. Les partenaires échangent les rôles et jouent à s’imiter jusqu’à la modulation-break. Celle-ci renvoie les partenaires en rythme binaire. Le piano montre la voie de l’escagassement au violoncelle, prompt à lui emboîter le pas. Le retour en 3/8 se conclut par un mouvement contradictoire de précipitation-suspension, après 5’ dont les interprètes ont rendu le mélange troublant de richesse et de simplicité.
Retour en Sol bémol et en 9/8 pour le Con moto suivant. À un prélude bref succède un Adagio plus généreux en son. Le système couplet-refrain semble se mettre en place autour d’un piano leader et d’un violoncelle voué aux leitmotivs en pizz. Les musiciennes excellent à prendre leur temps, non point par un tempo languimnolant – à la fois languissant et somnolant – mais par une manière presque jazzy de retenir les chevaux et donc de faire gonfler la tension.

  • Échos,
  • unissons,
  • échanges,
  • emportements rythmiquement contradictoires (le binaire de l’un frottant contre le ternaire de l’autre, et vice et versa)

entraînent les duettistes jusqu’au passage à 3/8 marqué « ancora più mosso ». Les triples croches des deux mains d’Anaïs Crestin roulent sous le chant – parfois doublé – et les trilles d’Estelle Revaz. On est happé par cet emportement et surpris par la brièveté du développement que dénoue une coda guillerette qui finit en ralentissant.
Surgit alors l’Allegro en 2/4. Tout joyeux, ce dernier mouvement est poussé par l’élan du violoncelle et mû par la force motorique et élégante du piano. Les effets presque insensibles d’accélération produits par l’alternance de mesures 2/4 – 1/4 contribuent à l’énergie de la pièce subtilement nuancée et rythmée. La délicatesse d’Anaïs Crestin répond à la variété du jeu d’Estelle Revaz, qui s’efface dans un fade out scellant la forme ABA du mouvement. En bref, une œuvre charmante et méchamment frustrante tant le compositeur a la finesse d’éviter le verbiage propre aux trop longs développements.
De quoi, au mitan du disque, mettre en appétit pour les escales allemande, argentine et autrichienne qui nous attendent !

 

À suivre…