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Ce qu’il y a de bien, avec les Suisses, c’est qu’ils sont encore fiers d’être Suisses. On le savait pour les Vaudois : un mondialiste comme Michel Bühler, capable d’apprendre l’arabe et de réclamer plus de chansons en mandarin et de multiplier les voyages sur le globe quasi entier, a toujours chanté avec ferveur sa petite partie de Suisse « où l’on disait des Suisses allemands venus s’y installer qu’ils étaient venus s’améliorer ». On le voit régulièrement avec le label VDE-Gallo, grand pourvoyeur de découvertes suisses – dernier exemple en date, le nouveau disque autour de Caroline Boissier-Butini, sur instruments anciens s’il-vous-plaît.
Donc les Suisses aiment leur suissistude ; mais c’est encore plus poussé chez les Genevois ! Le livret du nouveau disque d’Estelle Revaz garantit une production bien de Genève. Il la martèle, même : « L’Orchestre de chambre de Genève [qui accueille la violoncelliste pour une troisième année de résidence] a toujours défendu avec passion les compositeurs genevois ». Il remet le couvert grâce à « Estelle Revaz, violoncelliste genevoise d’adoption [elle est née à Martigny-en-Valais, à 135 km de la capitale, c’est donc une sang-mêlé] » (ô ouverture au monde, quand tu nous tiens !). Ladite Estelle « a consacré son premier disque (…) à des compositeurs suisses » et commandé, pour son deuxième, autour de Bach-mais-pas-que, « une œuvre originale du compositeur genevois Xavier Dayer », que l’on retrouve dans ce troisième disque centré autour de la figure de Frank Martin, « né en Suisse, à Genève, en 1890 » qui, précisons-le, n’a pu être influencé par les Pink Floyds, comme le livret l’écrit et l’artiste le dit : le “s” reste superfétatoire, malgré le pluriel accolé au groupe. Il est d’ailleurs stipulé qu’Arie van Beek, le chef de l’orchestre, est Genevois (si) par son lieu de travail et parce qu’il est Hollandais, dans la mesure où Xavier Dayer, Genevois, s’est installé aux Pays-Bas.
Bref, nous nous risquons à écrire sur un disque genevois presque sang pur sang. Il se présente, dans un joli boîtier illustré par les photos gourmandes de Gregory Batardon (quoique plus tempérées que pour l’exubérant packaging de l’épisode Bach & friends), avec, fors l’agacement que peut susciter cette obsession de l’origine géographique (d’autant qu’elle fonctionne moyennement pour le présent disque puisque ni le chef, ni ni la soliste ne sont des pures races), même si l’on en suppute les louables intérêts en termes de sponsoring, l’avantage d’un disque helvétique de qualité : rigueur, ambition et livret disponible en allemand, en anglais et en français. Pas négligeable, à l’heure du va-comme-je-te-pousse et du tout-Englishphone.
[Je sais, mais pas d’inquiétude, on va finir par parler musique.]

 

 

Pour les francophones, Journey to Geneva est traduit, avec souplesse, « un voyage au cœur de la tradition genevoise » (c’est vrai que, après la race, il nous manquait la tradition). Il s’ouvre sur le Concerto pour violoncelle et orchestre (26’) que Frank Martin a fini de composer en 1966. Orchestre réduit (avec, toutefois, entre autres, le piano de Saya Hashino, le saxophone alto de Vincent Barras – le partenaire habituel de la pianiste, quand il ne le trahit pas pour l’orgue de Vincent Thévenaz – et la harpe de Domenica Musumeci), langage musical « qui s’étend depuis le diatonisme le plus pur jusqu’à la plus grande complexité chromatique » et forme classique (vif-lent-vif) sont au programme.
Le premier mouvement encadre l’Allegro moderato par deux Lento. En effet, le violoncelle s’exprime d’abord seul. Lui répondent, solennels, piano et cordes, au-dessus desquels la soliste plane, circonspecte. Jusqu’à ce que l’affaire se corse (1’56). Soudain, mais pas si soudainement que cela, la belle entente se fissure. Par grands accords rythmiques, l’orchestre secoue cette sérénité et finit par prendre le pouvoir, pupitres après pupitres.

 

 

Résolue, la soliste s’englue alors, avec triolets et trilles, dans la toile sonore chamarrée que tissent ses acolytes. À terme, elle parvient à s’en extirper à force de pousser sa mélopée de l’aigu au grave. Le saxophone alto lui répond, sur des cordes en pizzicato. Les cuivres en profitent pour entrer dans le game.
Pas farouche, Estelle Revaz leur répond en personne. Un échange multipartite met alors à contribution l’ensemble des pupitres, harpe et célesta compris, dans une variation sinon de nuances, du moins d’intentions. Le retour de la marche funèbre (7’50) signale la fin de partie. Grave, le violoncelle s’offre un bref nouveau solo ponctué par les cordes ; et un decrescendo clôt l’affaire.

Le deuxième mouvement est noté Adagietto. Il « a un peu l’allure d’une sarabande », prévient le compositeur. Les vents sont choisis pour l’amorcer. L’écho de leur postulat est confié aux cordes. Le dialogue s’engage, arbitré par le piano jusqu’à la fusion orchestrale, joliment fondue par le chef. En émerge le violoncelle, encouragé par ces récurrents accords rythmiques.

 

 

Pour autant, le prolongement du thème matriciel n’est pas déstabilisé. Ce motif structurant est rappelé sans cesse mais se révèle aussi mutant et obstiné qu’un coronavirus. À son service :

  • l’orchestre,
  • la clarinette,
  • le hautbois et
  • la flûte.

Estelle Revaz prend soin de travailler autant la ligne que l’expressivité. Le son est son (haha, quelle drôlitude) domaine. Aussi sculpte-t-elle, pour quasi chacun,

  • son attaque,
  • sa tenue,
  • ses accents,
  • ses mutations et
  • sa conclusion.

Néanmoins, en dépit des diversions, un intermède orchestral remet l’église du thème au centre du village avec une obstination quasi wagnérienne. À 5’55, le violoncelle tente de calmer le jeu avec un abattement gouleyant. Il s’approprie même la séquence solennelle de l’orchestre. Les cordes approuvent sa sagesse, privilégiant parfois la nuance sur l’exactitude de justesse (attaque du la aigu, 6’58), jusqu’à l’épuisement du sujet.

 

 

Le troisième mouvement s’annonce, sur des « rythmes syncopés », Vivace selvaggio ed aspro – donc sauvage et âpre, ou acide, ou aigre, on va le savoir. C’est le piano qui lance la machine à découvert, sur les ploum-ploums des cordes. On entend les timbales et la clarinette donner leur avis puis ronchonchonner quand le violoncelle entre, pizz puissants et archet rageur. Triolets, intervention des cors et commentaires langoureux des cordes n’empêchent évidemment point Estelle Revaz de remettre son grain de sel.
Deux notes de xylophone signalent pourtant le retour au calme vers 3’ – un calme sporadiquement inquiétant, comme en témoignent les lignes discontinues du violoncelle qui, après réponse de ses complices, manque de relancer la baston vers 4’40. Cette tension entre apaisement et moteur pianistique, débouche sur un regain presque fanfaron d’énergie orchestral. La cadence (6’20) souligne l’expressivité du violoncelle, entre brusque énergie et suspension de doubles cordes comme hésitantes. Une cavalcade sciemment bancale précipite la chute, que ponctuent deux coups de timbales et autant de(ux) pizzicati, après que l’Orchestre a eu, section après section, presque autant l’occasion de briller que la soliste – l’une des caractéristiques de cet art dit “autodidacte” de Frank Martin.

 

 

Un quart d’heure de Ballade pour violoncelle et petit orchestre, composé en 1949 toujours par Frank Martin qui en revendique les aspects « lyrique et épique », sert de premier complément de programme au concerto. Sur le perron nous accueille le violoncelle en doubles cordes et un orchestre grave. Piqué de la harpe, pizz des contrebasses et petits commentaires de l’ensemble se déplient jusqu’à céder le lead à un cor anglais qui cède ensuite le pas au développement conduit par les cordes.
Le violoncelle ne le peut laisser passer sans s’exprimer. L’intervention des cors, dans les aigus, prélude à une tension générale dans laquelle Estelle Revaz se débat avec contraste jusqu’à se mettre à danser (5’27) quand elle a enfin obtenu gain de cause. Les cordes en pizz lui accordent cette grâce, puis les vents tentent d’organiser la riposte. Un système d’échos laisse penser qu’une trêve est envisageable.

 

 

Au contraire, les échanges deviennent plus vifs, grommelant dans des graves si présents qu’ils parviennent, à force, à enliser hic et nunc la hache de guerre. Le cor anglais (ou ce qui en tient lieu, je dis comme j’entends mais aucun cor anglais n’étant crédité, je suppute évidemment que le hautboïste va rigoler, tant mieux pour lui) salue cet apaisement inquiet. Pourtant, une houle se forme et se reforme sans cesse, montant des souterrains pour tester le médium puis les aigus de l’orchestre. Quelques vagues éclatent, mais il faut attendre 10’48 pour qu’une houle bien plus structurelle, et pourquoi pas ? secoue l’atmosphère, déchirant même l’orchestre.
Lorsque le violoncelle se réapproprie l’espace, on ne sait si c’est pour jeter de l’huile sur le feu ou pour remettre de l’ordre. Entre confrontation et complicité, le système s’en tient à ses fondamentaux : début dans les graves, montée, explosion, confrontation, piano quasi subito et remise en marche sous l’ordre du violoncelle. Cette narrativité de l’itération (popopo !) évoque le travail du ressac que les bois développent ensuite, repris par le violoncelle, avant que l’excitation ultime ne réélectrise son petit monde.

 

 

Pour parachever ce disque, Estelle Revaz démontre son opiniâtreté et sa constance.

  • Opiniâtreté car elle parvient à maintenir une commande faite à Xavier Dayer pour une pièce d’un quart d’heure destinée à l’ensemble violoncelle+orchestre, après « Cantus II » pour violoncelle seul commandé à l’occasion du précédent disque.
  • Constance, car la dame développe depuis lurette une réflexion approfondie sur le rapport entre partition et musique.

« La notation, indiquait-elle tantôt, c’est quand même un assez gros problème en musique. Certains aspects sont très bien transcrits, comme, par exemple, les hauteurs de son, le rythme parfois ; mais tout ce qui est entre les notes, ce qui ressortit de l’émotion ou des subtilités des dynamiques, c’est difficile de les noter. C’est pourquoi le contact direct avec le compositeur permet de rentrer plus profondément dans l’œuvre. »
Lignes d’Est se revendique « influencé par les folklores roumains » et par une « recherche intérieure impliquant une dimension méditative », explique sommairement le compositeur. Une autre explication du même : “Lignes”, c’est parce que c’est très contrapuntique ; “Est”, c’est parce qu’il y a des mélismes et que la soliste s’appelle Estelle. Le dialogue entre la soliste et la harpiste ouvre le bal. L’interrogation s’étend peu à peu, jusqu’à gagner l’orchestre, entre notes, frictions, zébrures et sons de cloches tubulaires. Le violoncelle apparaît moteur et grain de sable à la fois, incitation réactive et répulsif suscitant l’ire de la phalange qu’il devance.
Attaques puissantes, tenues, extinctions guettent la soliste, provoquée par des interventions de la caisse claire ou celles des bois, de la harpe et des violons englués dans leur aigu. Le violoncelle semble batailler ferme contre ou avec ses collègues, contrebasson et percussion compris. Cependant, cette confrontation est aussi intérieure, et la bataille avec les autres semble extérioriser un combat que le compositeur semble avoir situé aussi à l’intérieur de l’instrument vedette. Les apparentes stagnations sont parcourues par des sursauts qu’illustre la ligne imprévisible de la soliste, entre grave obsessionnel et aigu sans perspective – l’extinction de la proposition n’est qu’un prolongement de cette impasse chaotique qui peut évoquer le sens absurde, forcément absurde, de toute existence.

 

 

En conclusion, ce disque ambitieux profite de deux atouts principaux :

  • la virtuosité musicale de la vedette au violoncelle ; et
  • l’attention patente d’un orchestre à l’évidence pas mécontent de reprendre le chemin des studios.

Aux pièces sans concession du plutôt vénéré Frank Martin, répond une création honnête sinon bouleversante, as far as we are concerned, qui tire beaucoup de l’expressivité de la soliste et du combo qui l’accompagne, ce qui n’est pas un mince compliment pour la pièce. Partant, ce Voyage à Genève vaut, par-delà son titre peut-être pataud, comme maints « albums à titre » qui s’engoncent derrière une unité falote, par

  • l’engagement d’Estelle Revaz à faire vibrer
    • son art de concertiste,
    • son patrimoine et
    • son engagement entre tradition et actualité (un petit point sur l’année 2020 est d’ailleurs inséré dans le livret), ainsi que
  • son envie de prolonger ledit patrimoine en restant – en dépit des considérations facétieuses postulant depuis plus d’un an que la culture est antinomique de la santé – du côté
    • du biologique,
    • du charnel et
    • du vivant.

Même dans le technique, l’ambitieux, le précis.
On l’admet tout rond : de ce volontarisme, on ne blâmera guère cette soliste étonnante, comme on disait quand “étonnant” avait vraiment du sens.


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