Esther Assuied, Saint-Paul-Saint-Louis, 3 octobre 2020

admin

Grandes orgues de l’église Saint-Pierre-Saint-Paul. Photo : Bertrand Ferrier.

Deux récitals aux programmes 100 % différents donnés en moins de vingt-quatre heures sur de grandes orgues parisiennes : entre

  • deux cours au CNSM,
  • trois créations de jeux vidéo,
  • quatre pages d’écriture littéraire et
  • cinq projets inavouables donc volontiers avoués,

Esther Assuied a réussi, tout en prétendant volontiers “ne rien foutre », à garnir un peu plus son agenda surchargé – ainsi, l’artiste devait repartir juste après son récital du samedi pour jouer la messe à Sainte-Claire, où elle est la titulaire qui attend impatiemment la construction d’un instrument plus sémillant que l’actuel ploum-ploum électronique.
Nous avons assisté au premier volet du diptyque, donné en l’église Saint-Paul – Saint-Louis, sur un orgue jadis touché par César Franck et Théodore Dubois, avant d’être remanié par Narcisse Martin puis, en leur temps, par les firmes Abbey et Gonzalez. Aujourd’hui, la bête pèse 39 jeux… théoriques (il en manque deux et demi pour faire le compte). Il propose donc une riche palette de possibles aux interprètes sachant registrer, voire improviser des registrations, quand le clergé expulse l’artiste pendant sa répétition sous prétexte de permettre aux passants de prier en toute quiétude. Une photographie prise juste après l’arrêt de la répétition montrait que l’église était vide. Enough said.
Le récital s’ouvre sur la transcription par l’interprète de quatre extraits de la suite Peer Gynt d’Edvard Grieg. « Matin » est pris sans traîner avec des effets de contraste surprenants, qui donnent déjà à entendre

  • la pertinence du travail de « traduction » pour l’orgue et
  • le sens de coloriste de la musicienne,

assistée pour l’occasion par son registrant fétiche, le compositeur Samuel Campet. Contrastes, crescendi et fluidité du discours orchestral happent instantanément l’auditeur.
« La mort d’Åase », plus posée, ne s’en tient pas une lamentation sur les fonds. Au contraire, l’orgue n’hésite pas à se déployer pour étoffer la solennité et la baigner dans un spectre d’intensités allant des jeux de fonds au plenumand back. C’est de belle facture, et d’autant plus pertinent que l’on apprécie à la fois

  • le tube de Grieg et
  • la diversité des tubes de l’orgue.

« La danse d’Anitra » parvient à groover grâce à une registration adaptée, opposant donc symbiosant (et pourquoi pas ?) la mélodie à la gravité de l’accompagnement rythmique que renforce une pédale puissante. « Dans le hall du roi de la montagne » continue de labourer le champ des possibles sonores. Avec un ambitus large, cette pièce à leitmotiv va mettre en valeur l’orchestre de tuyaux. L’interprétation, qui n’a peur ni du tutti, ni des à-coups rythmiques indispensables, déchaîne l’enthousiasme justifié d’un public aussi attentif que clairsemé, et réciproquement.

Coupole de Saint-Paul-Saint-Louis (détail). Photo : Bertrand Ferrier.

Trois extraits de la Troisième symphonie de Louis Vierne s’enchaînent et font basculer le récital de la transcription à l’exécution. Il faut du coffre pour affronter la solennité de l’Allegro sans s’y envaser. Esther Assuied se régale dans l’ouverture dont elle révèle l’énergie que, chez d’autres interprètes, le fortissimo étouffe parfois au lieu d’en profiter pour laisser émerger le swing spectaculaire. Le développement du motif liminaire est un modèle de virtuosité tranquille, superbement habillée dans les diaprures d’une registration envoûtante (même moi, j’ai relu la phrase, mais je laisse car je suis assez d’accord avec ce qu’elle ne veut sans doute pas dire). Alors que l’interprète a parfois laissé entendre qu’elle ne plaçait point Louis Vierne au plus haut de ses compositeurs favoris, l’aisance qu’elle démontre dans ce florilège semble au contraire amoureuse, sculptant les lignes de force et distillant le charme vénéneux de l’harmonisation, admirablement servi, une fois de plus, par une registration passionnante et jamais chichiteuse. La tonicité est tonique, les forte sont forte, et le tout est enlevé avec une autorité… qui suscite même les applaudissements de quelques auditeurs.
L’envoûtant Adagio enquille. L’organiste y montre sa capacité à faire sonner l’instrument dans un mouvement lent, où la retenue permet de goûter l’étrange thème et ses harmonisations prenantes. Sans traîner ni presser, la musicienne maîtrise l’art de détendre la mesure sans rubater (et hop) mais pour faire respirer cette association entre méditation chromatique et grondement sous-jacent. Esther excelle à faire entendre la tension que l’apparent statisme du thème renforce plus qu’il ne la désamorce, avant le lent retour vers l’apaisement. C’est superbement fait – et le spectateur très fat qui vérifie sur la partition que les notes y sont, aura raison de s’incliner à la sortie devant l’interprète : inutile de chercher la petite bête, ça joue.
Transformant la symphonie en sonate, avec la trilogie vif-lent-vif, Esther Assuied finit par le Final, preuve que l’on peut parfois être une rebelle sans accepter d’être une idiote. Climax de la symphonie, ce mouvement brillant aux allures de toccata est un double défi pour l’exécutant :

  • défi technique, car il y faut constance, digitalité et vision d’ensemble ; et
  • défi musical, car l’exercice associe promptitude et masse sonore, si bien que, pour faire entendre les différents plans de la partition, une registration subtile s’impose.

La jeune virtuose ne se dérobe pas. Disposant d’une technique à toute épreuve, l’élève de Christophe Mantoux passée sous la houlette d’Olivier Latry parvient à musiquer ce que certains bons organistes réduisent à un morceau de bravoure (honnêtement, vu le machin, ce n’est déjà pas si mal). Évidemment, pensé autant que claqué, le résultat devient d’autant plus impressionnant et passionnant.

  • Le recours à des contrastes de combinaisons jamais m’as-tu-vu,
  • le sens des respirations et
  • l’aisance de l’interprète

tressent au plus serré

  • le travail que cela suppose,
  • le don qui permet d’assembler les qualités nécessaires à une telle interprétation et
  • le talent qui transforme un paquet de notes en une œuvre d’art.

La curiosité du jour arrive alors avec la transcription par la demoiselle des “Variations du quatuor La Jeune fille et la mort” de son compositeur favori, Franz Schubert. L’histoire du lied qui irrigue cette partie du quatuor est connue : une jeune fille met un râteau à la Faucheuse, qui prétend pourtant être sa copine et l’invite à venir dormir dans ses bras. L’énoncé du thème se fait avec la dignité requise, qui n’exclut ni une registration multiple, ni un usage pertinent de la boîte expressive.
L’Andante con moto ne se presse pas, et il a raison : on arrive toujours au bac à sable, restons paisibles et vivants d’ici là. D’emblée, l’on comprend que la transcriptrice revendique sa fidélité à la partition originale. Pas question de réécrire le mouvement pour le rendre plus organistique. La retenue de l’accompagnement sied aux volutes de la ligne supérieure, dans une atmosphère qui évoque fatalement le mouvement le plus célèbre de la Septième de Beethoven. Le choix d’un ostinato rythmé et presque sourd entretient un rapport intéressant avec les sautillements de l’aigu dans la deuxième variation. L’orgue permet à la troisième variation de sonner avec puissance, tonicité et profondeur au sens où les contrastes de jeux spatialisent, en quelque sorte, le discours musical. L’aspect pastoral de la quatrième variation aère joliment l’ambiance, soulignant l’intérêt d’une telle transcription : en accentuant les mutations de caractère grâce à la richesse d’un grand orgue, elle révèle d’autres couleurs d’un mouvement dont on pensait connaître déjà pas mal de recoins. Le passage en mineur se colore ainsi d’une légèreté et d’un crescendo dont la puissance est spécifique à l’instrument du jour. Le finale en douceur rend néanmoins hommage à la spécificité du quatuor, soulignant le souhait de l’artiste : transcrire en rendant le texte idiomatique pour l’orgue, sans effacer l’origine de la pièce.

J’imagine que, quand t’es curé d’une grande église, t’as toujours un pote qui vient te dire : “J’ai créé un truc super qui va vachement embellir ton hangar” et, comme tu es un homme de Dieu, tu veux pas lui faire trop de peine, avec deux œufs. Sinon, je ne vois pas d’explication.

L’affaire se termine par les “Cortège et litanie” de Marcel Dupré. Simple alternance entre transcription et pièces originellement écrites pour orgue ? Certes pas. À l’origine, la pièce s’adresse à un petit orchestre. Le compositeur l’a ensuite transcrite pour piano, avant d’en écrire une version pour orgue… puis une version pour orgue et orchestre. En d’autres termes, en guise de conclusion, Esther Assuied propose une synthèse de son programme. Pris “très modéré” comme l’exige la partition, la pièce danse bientôt avec la triste  lourdeur de circonstance avant que l’interprète ne fasse monter la température grâce à une double pédale tonique puis puissante, qui finit par dissiper les festons du thème principal dans un grand crescendo triomphal.
En conclusion, un récital brillant car

  • techniquement puissant,
  • musicalement fouillé,
  • artistiquement pensé et
  • musicologiquement fascinant.

Dommage que certains prêtres, humains de leur temps, ne saisissent pas ce que la beauté musicale de l’orgue peut apporter au sacré en subsumant, par ses mystères propres, la frontière entre sacré et profane !
PS : quant à l’auteur de cet article, il a réussi à se tromper du tout au tout sur le nom de l’église. De quoi modérer la pertinence de son ironie, je le dois reconnaître.