Ève Guerrier, “Mes pin’up de chansons”, Comédie Dalayrac, 29 novembre 2019

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Photo : Rozenn Douerin

Sans tambour ni trompette, la Comédie Dalayrac, sous la houlette bienveillante de la coach et performeuse Florence Conan, est en train de confirmer sa place parmi les lieux parisiens ouverts aux chanteurs. C’est assez saugrenu pour que l’on le souligne. En effet, où chanter à Paris ? Trois éventualités dominent :

  • les bars où chaque petit chanteur peut essayer de faire ses armes dans des conditions généralement bien péraves,
  • les salles sacrées souvent réservées à de petits cercles se reprogrammant en autarcie, et
  • les théâtres à jauge démesurée et/ou à location exorbitante.

Face à ces hypothèses, la Comédie Dalayrac se positionne. Lieu atypique, superbement situé près de l’Opéra Comique, il refuse de se figer dans une proposition univoque. Accueillant parfois des séminaires de développement personnel la journée, des spectacles comiques sous l’égide de Mathias Sénié, il détone en programmant aussi régulièrement qu’irrégulièrement des chanteurs très différents, que l’on peine à entendre dans d’autres lieux adaptés. Parmi ces proféreurs de sons avec des mots dedans, l’on peut citer Claudio Zaretti, Barthélémy Saurel, Ben Nodji, Oldan et, donc, Ève Guerrier.
Avec sa voix de fumeuse, entre Guesch Patti et Mama Béa Tekielski, et sa crinière évoquant Véronique Sanson ou Céline Dion version Florence Foresti, ladite guerrière se présente seule sur scène avec son micro et sa bande-son – hélas, hélas, trois fois hélas. Ses chansons, co-écrites avec Éric Guéna, revendiquent le goût du charnel. En effet, d’emblée, l’artiste exprime son désir de “croquer la pomme d’ardent” pour fusionner “ardent” et “Ève”. Loufoque, elle dépeint, dans la foulée, un pied jaloux d’autres pieds, de ceux qui font des pieds-de-nez aux pieds manucurés arrivant à cloche-pied. En somme, la chanteuse fait un pas de côté pour avouer qu’elle aimerait prendre son pied, même si ce n’est point évident de positionner chacun de nos morceaux dans le “puzzle du temps”. Face à cette impasse, pour trouver ses mots et conniver – hop-là – avec l’auditeur, le spectacle recourt donc à des intertextes mouchetés, évoquant entre autres les “leçons homériques” ou convoquant Ronsard, Maurice Chevalier, La Fontaine, voire Georges Brassens quand il nous est rappelé que “c’est pas tous les jours qu’on rigole”, évidence idéale pour trouver de nouvelles paro-o-o-les… sous le regard d’une spécialiste de Dalida !
Les histoires qu’Ève Guerrier nous raconte, enrichies par ces références jamais pédantes, soufflent aussi sur les braises des parophonies (“on nous vend du vent à tout vent, qu’on soit mistral ou sirocco”), de la dissociation sémantique (comme quand l’héroïne tombe dans un “gué tapant” qui, en l’occurrence, n’est pas un homosexuel violent) ou de la métaphore décalée (“la transparence de ma robe  s’est figée en sushi / exterminée par ta jalousie en fleur de maki / tu m’as découpé ma petite robe façon sashimi”). La langue claudique à dessein, le verbe trébuche sans s’excuser, le sens se carapate souvent dans une idée directrice qui vampirise la chanson, la plongeant tout entière dans un jeu de mots ou un décalage imagé. Partant, il y a de la gourmandise dans le réinvestissement sémantique, dans le désir de partage, bref, dans l’envie de l’autre pour “se tenir la main” entre “galériens” et “fair’ face à cett’ putain de vie”. Inéluctable conséquence : il y a aussi de la revendication, de la colère intériorisée, du réalisme – id est de la lucidité, celle qui fait pointer à la chanteuse

  • çà un monde peuplé de conseillers prêts à nous répondre vingt-huit heures sur vingt-quatre,
  • là un espace où ne sont pas les bienvenus celles qui ne veulent être dématérialisées et,
  • entre les deux, l’absurdité de la technologie moderne : “Je suis rentrée dans ma bagnole / et je lui ai parlé / et elle m’a répondu.”

Photo : Rozenn Douerin

Face à cette dépossession de soi, Ève Guerrier revient à son centre : le charnel. À son lover du moment, elle enjoint de ne plus “jouer carton bristol” car “ce soir, je t’offre mon acropole”. Avec la chair revient la chère chère, consubstantielle. Une typologie cupidonienne assez spécifique en témoigne : “Y a l’amour qui pique les yeux / y a l’amour vache et l’amour food ». Suivent les amours foudre ou floues. Comme la robe se sahimisait, l’amant “reste aimanté à mon cœur / comme la viande à son burger“. D’où la nécessité de boire un coup “au bistro des États-Unis”, même si, selon les termes d’Isabelle Mayereau, l’alcool reste “le coup d’fouet qui claque, qui solutionne pas”. Or, c’est à travers ces fêtes charnelles traduites par une gastronomie fantasmatique que la chanson d’Ève Guerrier revendique son ancrage dans un réel qu’elle s’approprie.

  • Le réel que nous connaissons, c’est celui où “chercher du boulot rend gogol / et même quand on en a / on finit les fins d’mois / avec un creux à l’estomac”.
  • Le réel tel qu’elle se l’approprie s’anime quand nous nous transformons en loup-garou (“tous m’aiment et me dessinent / hum’ l’air que je respire / ils pensent que, peut-être / ils sont de la fête”).

Ce titre de pleine lune, servant de teaser pour un quatrième album en préparation, assume l’inachèvement perpétuel du langage, incapable de saisir la multiplicité de notre être-au-monde, puisque nous sommes gens bien et loups-garou, pieds droits jaloux de pieds gauches, robe et sashimi. Aussi la nouvelle chanson est-elle rythmée par l’abandon des mots au profit des onomatopées (“AOUOUOUOUH !”) et des syllabes déconstruites (“con”), victoire du son sur le langage articulé.
Dans un tel contexte, en un mot, pas étonnant que, à la fin du spectacle, le langage se dérobe tout à fait, se craquèle puis se décompose (“l’amour serait-il mathématique ou ma thématique ?”). Logiquement, à ce stade du récital, l’artiste va puiser chez d’autres le minerai de son propos : deux reprises contrastées (“La louve” de Pierre Perret et “Madame rêve” du trio Alain Bashung – Vic Emerson – Pierre Grillet) encadrent l’aveu amniotique de l’artiste : “Si je nage nue dans la mer [ou la mère ?], je suis et ne serai jamais aussi obscène.”
Dès lors, la scène s’impose comme lieu de l’obscène, où “la vie se saoule dans le ruisseau du temps”. En écho, pour conclure ce seule-en-scène, Jacques Brel nous parle de la mort et de la mer où “les femmes sont lascives”. Cela sonne comme la sainte thèse, la synthèse ou l’ascèse teinte ou la teinte 16 (ça ne veut rien dire, et alors ? on n’a pas tellement compris non plus le titre du spectacle choisi par la dame aux plumes bleues, na) du propos inquiet, amoureux, décalé qui anime la chanson façon Ève Guerrier.


Prochaine représentation le 20 décembre. Réservations ici.