Festival Érard, Saint-Saëns, Chausson et alii, Salle Érard, 15 octobre 2023 – 2/2

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Saskia Lethiec et Jérôme Granjon à la salle Érard (Paris 2), le 15 octobre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Suite de notre seconde visite au festival Érard, dont il ne faut pas se lasser de louer

  • la pertinence,
  • la qualité et
  • l’accessibilité
    • (concerts variés,
    • très bien conçus,
    • d’une durée abordable et
    • qui donnent toujours la sensation aux auditeurs de repartir plus intelligents et moins lourds).

Or, voici que, au cœur du concert du dimanche après-midi, surgit la sonate pour violon et piano M.77 de Maurice Ravel, créée jadis dans cette même salle Érard, ainsi que le rappelle Saskia Lethiec dans une brève intervention. On se pourlèche les portugaises à l’avance, tant la violoniste et Jérôme Granjon sont chez eux dans cette musique ainsi qu’ils l’avaient démontré dans leur disque associant trois “sonates françaises”, celles de Gabriel Fauré, Camille Saint-Saëns et César Franck pour le label Cascavelle. Le début de l’Allegretto liminaire nourrit cette impatience. Il ne manque

  • ni d’allant,
  • ni de légèreté,
  • ni d’apparente liberté.

Sans effet de manche, les musiciens construisent une vision – si – soucieuse du dessin d’ensemble et des détails qui se cèlent derrière l’évidence. Saisissent ainsi

  • la souplesse,
  • la distribution de l’accentuation et
  • l’espace laissé au son (dans l’agitation comme dans le jeu avec la durée).

C’est à la fois multiple et cohérent, donc cela rend brillamment raison d’une partition ébouriffante grâce – entre autres –

  • à la récurrence de motifs mélodiques ou rythmiques,
  • aux mutations de caractère,
  • aux effets harmoniques et
  • aux suspensions du discours où les interprètes semblent attendre le jaillissement de l’inspiration.

On se laisse avec trouble saisir et bousculer par les emportements ravéliens qui, cette après-midi dominicale,

  • s’évanouissent,
  • se transforment,
  • couvent mezza voce, et
  • s’alimentent voire se goinfrent

    • d’oppositions frontales,
    • de parallélismes et
    • de rapports symbiotiques entre piano et violon

jusqu’au long suraigu final qui semble aspirer le leitmotiv principal. Arrive alors le blues du deuxième mouvement. Au violon de faire émerger le swing et de le faire résonner face à la tempérance sombre du clavier et de contaminer son collègue. Dans ce prégershwinisme toujours aussi savoureux, on apprécie l’élégance de musiciens qui parviennent parfaitement à groover sans sombrer dans la vulgarité de classicosses flattés de s’acoquiner avec un beat peu fréquent dans le répertoire. L’on peut ainsi goûter

  • la clarté du piano de Jérôme Granjon,
  • la gourmandise avec laquelle le violon de Saskia Lethiec glisse et détimbre,
  • la précision des dialogues qui, entre ces deux partenaires habitués à être connectés, paraissent fluides et naturels.

L’ensemble habille la richesse amusée de ce faux crossover où le compositeur et ses interprètes offrent un sémillant travail

  • rythmique,
  • harmonique et
  • frictionnel entre deux mondes musicaux qui trouvent ici un fécond lieu d’échange.

Le perpetuum mobile conclusif est annoncé par les cloches de la basilique Notre-Dame des Victoires toute proche : il est 17 h 45, la messe de 18 h approche ! Dans cet épisode techniquement redoutable, les duettistes déploient sans coup férir leur assurance qui sait ne pas être insensibilité mécanique. Le motorisme roboratif de l’un paraît nourrir celui de l’autre. On est moins admiratif intellectuellement que saisi intuitivement par les virtuosités

  • digitale (ça secoue les saucisses),
  • rythmique (régularité et exactitude sont de mise),
  • musicale (nuances, attaques, tempi témoignent d’affinités profondes avec cette esthétique ravélienne) et
  • chambriste (les interprètes savent jouer ensemble, pas ensemble, en imitation, en alternance, en rébellion, et pas juste “en même temps”, ce qui ne serait déjà pas une mince affaire).

L’impression produite est d’autant plus vive qu’elle s’appuie

  • moins sur la vitesse que sur la vitalité,
  • moins sur une démo de force que sur un allant irréprochable,
  • moins sur une volonté de briller que de musiquer.

Le triomphe saluant la performance montre que le parie est gagné : la salle est plus émue que soufflée, ce qui est quand même le but d’un bon concert à la différence d’un passage gracieux à la poutre ou de quelque autre acrobatie.

 

Chantal Mathias à la salle Érard, le 15 octobre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Un rien moins connu que le Momo du boléro, le germano-états-unien Charles Martin Loeffler (1861-1935) est sans doute la découverte de cette après-midi pour beaucoup, dont l’auteur de ces graffitis. Quatre mélodies sont au programme dans une configuration singulière réunissant

  • soprano (la voix),
  • alto (l’instrument) et
  • piano.

“Le rossignol” met en musique un poème de Paul Verlaine, longue phrase pleurant “l’Absente”, ce “Premier Amour / qui chante encor comme au premier jour”. Pour répondre à ce flux textuel, il ne faut rien moins que

  • la diction,
  • la projection et
  • la présence

d’une Chantal Mathias,

  • la sûreté de goût,
  • le savoir-faire technique et
  • l’attention aux partenaires du chambriste chevronné

d’un Jérôme Granjon, ainsi que l’efficience de Vinciane Béranger. En effet, l’alto est ici en vedette. Le compositeur lui confie

  • les suraigus de l’absence,
  • le grave de l’émotion et
  • le prolongement du propos pianistique.

Bref, grâce à ses trouvailles parmi lesquelles

  • frémissements mélodiques,
  • astuces harmoniques et
  • exploitation inattendue des possibles du trio,

le premier épisode est fort aguichant ! Paul Verlaine est aussi l’auteur du texte suivant. Après l’énergie du “Rossignol”, voici le rythme de la “Sérénade”, une chanson “cruelle et câline” à refrains pour louer “comme il convient” l’ange et la gouge qu’est l’être aimée. Cette fois, l’alto commente avec ou sans archet une mélodie aux couleurs changeantes que Chantal Mathias veille à incarner. Les accompagnateurs donnent une dimension narrative à ce poème d’amour ambigu – d’amour, donc, avec son lot

  • de désirs et de frustration,
  • de jubilations et de désespoirs,
  • de mandoline charmeuse et de fausses notes.

Verlaine n’était pas vraiment un ingénu, mais c’est bien lui qui a écrit la “Chanson des ingénues”, comme le confirme la chute racontant que, sous les mantes, les cœurs battent “à des pensers clandestins”. En effet, les pseudo niaises pures chastes douces innocentes rebuffent des gars en se sachant “les amantes futures des libertins” ce qui, à court terme, est une consolation fantasmatique visant à compenser l’attente de la chair.
Ce twist final colore joliment la simplicité musicale accompagnant le texte – énergie, rythme, simplicité à présent. Son ironie n’apparaîtra qu’à la fin, après que

  • la soprano a longuement exploré son registre médium,
  • le piano l’accompagnant et la soutenant,
  • l’alto lui répondant comme en écho.

“Dansons la gigue” est le dernier poème de Paul Verlaine au programme avec l’ambiguïté qui sied. Triple éloge en vue :

  • de l’aimée,
  • de la délicieuse douleur d’être éjecté et
  • de l’orgasme long des souvenirs heureux.

Dans tous les cas, il est séant de danser la gigue. Après l’énergie, le rythme et la simplicité, voici le tournoiement. Toutefois, ce tournoiement entraînant est partiel car la belle est “morte au cœur du narrateur”. Le trio s’accorde avec art pour rendre

  • la jubilation légère,
  • le désespoir qui essaye de se museler sous l’ironie,
  • la nostalgie pré-Apollinaire et
  • ces terribles secrets que cache l’apparente vitalité de la danse,

de même que la “Danse macabre” se conclut par le redoutable : “Et vivent la mort et l’égalité !” Si, selon l’expression de Ricet Barrier, ça finit quand même “vachement pas gai”, la set-list du jour prévoit de rappeler, alla Barbara, que “le jour se lève encore” en proposant un extrait de Daphnis et Chloé remixé par Emmanuel Pélaprat : “Le lever du jour”. Hélas, il est 18 h 15, l’heure pour nous de filer ploum-ploumer la messe du soir à demi-heure de la salle Érard.
Aussi, profitant du changement de plateau, nous carapatons-nous en discrétion sans attendre le soleil et sans avoir su si, finalement, le gamin asiatique assis derrière nous était allé donner son bouquet en compagnie de son papa. Discrètement, derrière les grandes règles scientifiques qui nous échappent et le tonnerre de la mort qui frappe et refrappe et rerefrappe derrière, le monde est plein de petits mystères, offrant aux imaginations en éveil de quoi mouliner. Heureusement, il arrive aussi qu’il permette que se faufilent des festivals dont

  • l’inventivité,
  • la profondeur et
  • la capacité à fédérer talents et public

contribuent à réjouir, stupéfier et ragaillardir les âmes en berne. Le festival Érard from Paris est de ceux-là. C’est bonheur d’avoir pu et en profiter, et c’est aussi bonheur de le marteler sur ce site en essayant d’expliquer pourquoi c’était wow.