Franz Liszt, “Années de pèlerinage” par Michele Campanella (Odradek, 1/3)

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Faute d’iPhone, Liszt a posté sur l’Instagram des imprimeurs des « émotions profondes » en musique tirés de ses voyages « dans de nombreux nouveaux pays ». Il en a tiré un florilège, qui est devenu le monument triple des Années de pèlerinage. Remis sur le devant des disques par Michele Campanella fin octobre 2020, les trois recueils explorent une veine lisztienne moins pyrotechnique que la veine souvent chérie par les pianistes, peut-être, sûrement par les programmateurs. En effet, quand on est capable de tout jouer voire de tout bien jouer, pourquoi ne pas se concentrer sur ce qui fait souvent se pâmer les dames, quel que soit leur sexe : la virtuosité hirsute, extravagante et échevelée ?
De nombreux pianistes tentent de se détacher de cette malédiction de l’extraordinaire, quelque musical fût-il. On sait avec quel brio intérieur Arcadi Volodos se repent d’avoir été une bête de foire (formidable) dont les bis injouables et nombreux ébaubissaient l’auditoire, à croire que nous ne venions plus l’entendre que pour ces exercices magistraux. Plus proche de nous, un Nicolas Horvath, dont nous évoquerons bientôt le disque Debussy-ou-presque, continue de tracer sa voie, originale et courageuse, complémentaire de celle que paraissait sur le point d’emprunter le joli gars au brushing souple et impeccable arrivé dans le business du récital de piano avec un Liszt technique quoique subtil.
Or, les Années de pèlerinage, si elles exigent souvent une dextérité peu commune, ne sont pas les pièces les plus démonstratives de la rockstar de l’époque qu’était Franz L. Les pièces qui composent cet ensemble, fors des embardées (o)rageuses, taquinent le midtempo et l’introspection. De la sorte, à l’évidence, elles posent deux questions majeures qui, à l’instar des interrogations de les plus intéressantes que nous puissions examiner, n’appellent pas véritablement de réponse définitive.

  • D’une part, quelle est la cohérence (peut-on réellement entendre et déceler la mutation spirituelle sous-entendue par le titre ?) et la structure (est-elle plutôt linéaire, évolutive, sciemment discontinue, etc. ?) du cycle ?
  • D’autre part, sans que les deux membres de l’alternative soient incompatibles, s’agit-il
    • d’une musique « à programme » (« la chapelle », « les cloches », « le jet d’eau »…) ou
    • d’une musique de l’émotion, où le compositeur grave « pour quelques-uns plutôt que pour la foule » des états d’âme en les ancrant dans un paysage, un texte ou un son dans une perspective plus subjective voire intimiste que descriptive ?

Certes, commencer un compte-rendu par une problématisation aussi alambiquée peut inquiéter quant à l’intellectualisation d’une musique où la sensibilité et l’émotion jouent les premiers rôles. Toutefois, l’on aurait tort de voir dans ces interrogations structurantes un obstacle à la jouissance du son et de l’interprétation. Au contraire, elles semblent plutôt tisser un fil d’Ariane pour nous guider, au long de ces 2 h 40, dans la spécificité des trois recueils au sein même de la littérature lisztienne pour piano. En personne, Michele Campanella, qui a gravé cette intégrale en une semaine de décembre 2019, paraît inciter à une telle démarche en signant le livret avec une double ligne de conduite :

  • valoriser l’intime contre le théâtral tendant parfois à écraser la dimension spirituelle du compositeur ;
  • nouer et dénouer à la fois une relation intime entre lui-même et une œuvre qu’il a éprouvé « le désir d’attaquer » depuis cinquante ans.

Avec ce guide, lançons-nous donc à l’assaut de la trilogie en auscultant, pour ce qui concerne le présent post, le premier épisode.

 

 

1.
Première année : Suisse (S. 160, 1848-1854)

La « Chapelle de Guillaume Tell » commence avec simplicité (4/4, tonalité de Do). Michele Campanella en rend la solennité sans abuser des contrastes entre

  • tonicité des accords,
  • variété des nuances et
  • douceur des petits arpèges.

Le bariolage en triples croches permet d’apprécier un piano bien équilibré. Le Steinway de 1892 issu de la collection Roberto Valli distille à pleines esgourdes son mystère, avant que l’Allegro vivace ne fasse éclater cette bulle et ne se dissipe dans la reprise du thème « più moderato » et fortissimo. En privilégiant la vigueur de la main droite contre le tintamarre qu’il pourrait tirer de l’accompagnement, Michele Campanella associe

  • gouleyance du solennel et
  • plaisir de profiter de l’ambitus du piano, du suraigu au profond, après un incipit largement phagocyté par les graves.

 

 

L’insertion du ternaire à l’alto, sans précipitation, ainsi que les modulations présentent le thème principal sous un miroitement nouveau. Cette évolution précède un retour au calme secoué de fortissimi habilement dosés… malgré quelques grésillements lors du relèvement de la pédale, qui disparaîtront du disque par la suite.
Quasiment enchaîné par le montage, comme la plupart des titres entre eux (et c’est bien pensé !), la dentelle en clapotis du bien connu « Lac de Wallenstadt » se déploie avec la tranquillité attendue, bientôt « un poco più animato ». Michele Campanella sait détendre le tempo en évitant la complaisance d’un rubato salonnard parfois entendu. Prédomine une impression de simplicité et de modestie qui rend raison de l’approche intimiste annoncée par l’artiste dans sa note d’intention. Rien de spectaculaire non plus dans la Pastorale, toute « vivace » s’annonçât-elle ; cependant, séduisent

  • la qualité des breaks ainsi que
  • la balance entre
    • pédale de sustain et
    • clarté de la main droite.

De la tonalité de Mi – dont résonne le sol dièse – à celle de La bémol, il n’y a qu’un pas, celui qui conduit au toujours liquide, donc ternaire (12/8), « Bord d’une source », enlevé avec la dextérité faussement facile exigée par la partition. De l’artiste, on peut dès lors goûter l’art

  • de la tension-relâchement,
  • du crescendo-decrescendo,
  • du a tempo-respiration, et
  • de l’association entre légèreté digitale et accents nécessaires au rythme.

 

 

Ce sens de l’équilibre décevra les amateurs de show-off mais comblera les curieux d’une interprétation au service de la partition plus que de l’effet wow susceptible de faire rutiler l’interprète. De grâce, que l’on ne s’inquiète point si ces compliments laissent supputer un moment sirupeux et confit : le virtuose a l’occasion de sortir ses doigts, ses réflexes, son goût pour la vitesse, les décibels et le spectaculaire. Dès la plage suivante est annoncé « Orage » promettant un « Presto furioso ». Ça devrait donc saigner.
Le tuilage est simple : le la bémol résonne encore que, déjà, un autre la bémol prépare la modulation en Mi bémol. Rien d’exubérant, néanmoins, dans

  • la puissance (fortissimi maîtrisés),
  • la musicalité (respirations en haut des grands huit d’unissons, par ex.) et
  • la technicité que dégage l’exécution campanelliste.

Le ton est juste. Le sustain a disparu, mais le lien entre les accords est patent, et la sècheresse ne menace jamais. Impressionnante quoique très droite, la partie en Fa dièse, avec sa main gauche déchaînée, assume le côté martial de la composition en omettant de s’embourber dans les paillettes du « t’as vu c’que j’peux faire aussi ? ». Le résultat renforce, par-delà le côté circassien de la partition, l’idée que cette explosion ne vise pas à impressionner l’auditeur mais bien à le happer dans une sorte d’explosion oxymorique, à la fois tellurique et céleste. Les prolongent des mutations traitées avec la même exigence de précision, à laquelle souscrit itou la cadence syncopée en doubles croches puis en octaves parallèles, aller et retour.

 

 

Quelques secondes de silence s’imposent avant d’entamer la traversée de la « Vallée d’Obermann », prévue pour durer un bon quart d’heure. Le « lento assai » liminaire trahit le talent du musicien (Michele Campanella refuse le terme de « pianiste », qui renvoie « aux mains et non au cœur et à l’esprit ») pour colorer son interprétation. Le tempo est souplement rythmé par des accords assez discrets pour permettre au thème de se déplier en ondulant et en assumant des accents précieux. La prise de son de Marcello Malatesta et, sans doute le mastering de Thomas Vingtrinier, flattent la rondeur du piano, caractéristique dans cette partition aux vrais-faux airs rhapsodiques :

  • les basses sont chaudes,
  • les médiums bien dessinés,
  • les aigus cristallins, et
  • les attaques d’une belle variété qui s’illustre dans les accords répétés, étouffés avec art.

Le Recitativo gronde comme il sied pour déboucher sur un Presto tonique à souhait et résorbé avec une science du toucher et de la pédale fort fascinante. Le Lento en Mi lui emboîte le pas, marqué par la douceur de son swing ternaire bientôt animé et amplifié via des accords obstinés et des octaves préparant la péroraison finale. L’interprétation droite et pleine d’esprit rend ce quart d’heure passionnant de bout en bout.

 

 

S’ensuit, en La bémol cohérent avec le Mi final, un Églogue (id est un « petit poème champêtre », comme chacun sait), évoquant le lever du jour couvert de rosée, quand nous pourrions presque croire que, dans la terre, point de tombe – selon un quatrain de Lord Byron. Le balancement liminaire, à la métrique judicieusement irrégulière, s’éclaire bientôt d’accents accommodés à la sauce ternaire.

  • Contrastes,
  • nuances et
  • à-coups

habillent de charmes non négligeables la simplicité apparente de la pièce.
Au mi bémol qui boucle cette évocation bucolique répond le mi ouvrant « Le Mal du pays ». La quasi dissonance n’est pas fortuite : par le frottement que suscite la concaténation inattendue, elle traduit le mal-être du compositeur. Après un prologue comme improvisé, un thème en Si semble prendre le pouvoir avant que les motifs liminaires ne dissipent cette illusion, en sol mineur, cette fois. Dès lors, le travail de l’artiste semble d’associer

  • le côté déchiqueté, « puzzle », de la pièce à
  • sa tentation mélodique qui perle dans les Adagio dolente… et se dissipe toujours trop promptement.

De la sorte, Michele Campanella donne résonance au déracinement vécu et transcrit par le compositeur, partagé entre l’être-là-bas (dans le pays quitté) et l’être-là (dans le pays nouveau), sans que cet entre-deux puisse se fondre dans une mélancolie confortable voire satisfaisante.
L’année se clôt sur « Les cloches de Genève », un nocturne de près de 8’ que l’interprète estime injustement oublié des programmes de concert. Armé d’une pédale généreuse et précise, le musicien dessine des nuances intéressantes conduisant du prologue vers un « Cantabile con moto » chargé d’imiter une harpe. Les rubato exigés sont astucieusement exécutés, permettant de suspendre le discours ou plutôt de le retenir pour le concentrer avant de le laisser jaillir forte et de revenir au calme initial, flottant dans un sustain délicatement mystérieux. Bref, tout cela est troussé avec élégance et profondeur et nourrit l’envie de découvrir les « années » qui nous restent… dès le prochain épisode !


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