Heghine Rapyan joue Stéphan Elmas – 2/2

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Suite impatiente de notre découverte après l’écoute des deux premières sonates de Stéphan Elmas ! La troisième sonate, en ré mineur, s’ouvre sur un Allegro risoluto dont les premières mesures font la part belle à la pompe solennelle qu’expriment

  • les octaves et les unissons,
  • la dislocation du rythme
    • (triolet de doubles,
    • appogiatures,
    • points d’orgue) et, indispensable,
  • la nuance forte.

 

 

Le thème est repris à la main gauche sur un ruissellement de doubles en sextolets ; puis les rôles s’inversent, ouvrant la voie à un charmant babillage. L’oreille est captée par un mélange d’influences lisztiennes (l’incipit) voire liszto-wagnériennes (le ritendo avant de poser le sol de la mesure 37, reprenant le leitmotiv principal de Tristan und Isolde exposé dès le prélude) associés à d’autres langages beaucoup plus légers, dont Heghine Rapyan rend justice grâce à un toucher sachant se faire délicieusement léger. La seconde partie du mouvement réinvestit le motif liminaire comme pour s’y ressourcer avant d’en explorer un autre versant. L’expédition est lancée par une marche harmonique qui propose une relecture du paysage en redistribuant des cartes postales déjà aperçues tantôt :

  • babillage,
  • ruissellement,
  • changements de tonalité et de mode.

Si l’inventivité n’est pas la qualité première du compositeur, son métier et sa capacité à placer l’art de charmer au centre de la musique séduisent – et ce n’est pas quelques sautes de pédale un rien brutales ou (sera-ce un point de montage un brin audacieux), comme à 5’53 (on retrouve le même sentiment d’étrangeté par ex. à 3’17, dans l’allegro de la dernière sonate) qui nous gâcheront le plaisir, d’autant que ça permet à l’auteur de cette notule de faire accroire qu’il écoute vraiment les disques sur lesquels il graffitise. L’Adagio ma non troppo en fa mineur s’ouvre lui aussi sur un prélude hésitant entre

  • sobriété retenue,
  • balancement des croches pointées et
  • surgissement du forte.

Une jolie envolée dans les aigus accompagnées par des accords arpégés n’en ramènent pas moins à l’hésitation du prologue. La modulation en Fa imite la structure du premier mouvement avec l’arrivée du majeur tout juste corrigé en mineur par un dernier accord afin, en l’espèce, de guider l’oreille vers le ré mineur du Presto non tanto conclusif.

 

 

Ambiance guillerette au programme pour les deux mains, qui mettent en valeur l’agilité pétillante de l’interprète. L’affaire est entendue, Stéphan Elmas n’est pas intéressé par les développements. Il préfère les saynètes aux longues tirades, et cela vaut à l’auditeur d’entendre des couleurs variées grâce aux

  • ruptures de caractère,
  • modulations,
  • reprises de motifs,
  • respirations et
  • variété des tuilages
    • (préparation,
    • contraste brutale,
    • recours à un intermezzo).

Quelques traits virtuoses complètent le swing des notes pointées et participent à l’énergie d’un mouvement qui ne craint pas de ressasser  presque obsessionnellement le même motif jusqu’au ploum-ploum final.

 

 

Écrite sur le même plan que la troisième (allegro – adagio – allegro), la quatrième sonate en do mineur se décapsule sur un Allegro energico qui réutilise le démarreur cher au compositeur :

  • triolets de double,
  • croches pointées et
  • unissons à l’octave.

Ainsi commence le plus long des douze mouvements rassemblés sur le disque. Heghine Rapyan en offre une lecture qui refuse – c’est sans doute la marque de fabrique de l’artiste – toute surenchère. Confiante dans le texte proposé à ses doigts, elle

  • ne surexpose pas les nuances,
  • n’avale pas les traits plus vite que la musique,
  • s’abstient d’effets inutiles qui serviraient à stabyloter
    • le brio d’un passage,
    • le pathétique d’un segment,
    • le mystère d’une suspension.

Cela contribue à créer une unité par-delà la diversité, c’est-à-dire à ne pas juxtaposer des atmosphères mais à souligner, au contraire, une forme de continuité entre les moments

  • mélodiques,
  • dramatiques et
  • interrogatifs.

Point de rhapsodie, donc, de sursauts, mais

  • une attention fort agréable aux phrasés,
  • un déploiement élégant de doigts solides et
  • une science de l’agogique qui n’est jamais ni vulgaire ni mignarde.

La partition se laisse aller à la tentation du mode majeur… pour que s’ébroue plus vivement le mineur de la seconde partie, où le compositeur joue habilement sur les différents registres du piano.

  • Des mutations tonales intéressantes voire saisissantes (le passage de B7 vers Eb à 5’57, mesure 144, ou celui de Bb7 à Em à 6’35, mesure 158, par ex.),
  • un goût prononcé pour la récurrence de motifs,
  • un don pour le charmant, incluant
    • mélodies harmonisées avec goût,
    • simplicité,
    • unissons,
    • variations

animent le mouvement que le compositeur conclut avec des quintolets dramatiques chargés de marteler le retour in extremis en mineur dont il est coutumier.

 

 

L’adagio ma non troppo en Mi bémol égrène une mélodie à la main droite qu’accompagnent des triolets à la main gauche. C’est mignon comme tout, d’autant que l’interprète soigne la distribution des accents, ce qui agrémente le discours. Une autre option de développement mélodique est proposée avec des octaves à droite puis à gauche également. Là encore, aucune afféterie, aucun surjeu : c’est simple ? accessible ? souvent ravissant ? Eh bien, n’est-ce pas aussi le propos de la musique ? La complexité exacerbée d’un Liszt ou intime d’un Chopin n’est pas celle d’un Elmas et, passé l’instant de surprise, l’oreille se repaît de cette musique bien faite qui ne cherche ni strass, ni paillettes, ni effet de manche pour s’excuser d’être ce qu’elle est.
L’allegro final en do mineur est pris franco de port, façon air folklorique et variations. Un cahot semble propulser la partition vers d’autres rives avant que le thème ne remette l’affaire sur un chemin plus balisé.

  • Les modulations tournoyantes,
  • l’inclination pour le remâchage des motifs mélodiques ou rythmiques,
  • les changements d’humeur et
  • l’engagement réfléchi dont témoigne l’interprétation

contribuent à rappeler que

  • la profondeur,
  • l’obscurité et
  • l’instrumentalisation de la virtuosité circassienne

ne sont pas les seules armes des compositeurs pour faire kiffer leurs auditeurs. À en croire ces quatre sonates, Stéphan Elmas n’est pas plus le Chopin arménien que Frédéric Chopin n’est l’Elmas franco-polonais. Peut-être cette présentation faussement flatteuse nous a-t-elle induit en erreur dans l’écoute de sa première sonate – nous la réécouterons donc en essayant de nous débarrasser de ce filtre marketing. Stéphan Elmas est Stéphan Elmas, et Heghine Rapyan démontre que c’est infiniment mieux, plus intéressant, plus stimulant et plus heureux ainsi.


Pour acheter le disque, c’est par exemple ici.
Pour l’écouter gratuitement, aller sur les streamers officiels ou picorer sur YouTube car pas de playlist intégrale disponible.