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Photo : Laurent Renault

 

En petits caractères, sur la quatrième du livret, une double garantie de qualité : le son a été capté par Nikolaos Samaltanos au temple parisien Saint-Marcel. L’endroit est le Graal de l’enregistrement de piano, le directeur artistique n’en est pas à son coup d’essai, Hélène Rusquet s’est placée dans de bonnes conditions pour réussir son premier disque, l’objet paraissant chez Anima Records, que chapeaute le pianiste Bertrand Giraud et qui publie, entre autres, l’intégrale en cours des sonates de Beethoven par Pierre Réach. Ce sont sans doute des détails, certes, comme le choix du piano Bechstein décidé pour partie à l’occasion d’un galop d’essai préalable, pour partie parce que l’artiste n’a “jamais entendu les nocturnes de Ropartz sonner aussi bien” que sur cette monture, mais ces détails qui n’en sont pas augurent d’une écoute délectable, nonobstant un graphisme, eh bien, euh, disons, fruste, par exemple, dans lequel on espère que tout le budget n’a pas été englouti.
Le programme s’articule en trois temps : Ropartz, Dupont et Fauré. Programme français, donc, ce qui n’est pas si fréquent ; programme concentré non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps, les dix pièces sur la track-list ayant été écrites au long (bref) d’une vingtaine d’années.

 

 

De Guy Ropartz, Hélène Rusquet choisit trois nocturnes. Le premier, en la mineur, pèse douze minutes. Le prélude sombre du grave au chromatisme tourmenté aboutit à un premier motif quasi funèbre que la basse nimbe d’une profondeur non feinte et la pédale de sustain d’une pénombre troublante. Le passage du 3/4 au 9/8 éclaire cependant la musique, même si la frontière entre les deux mesures est habilement brouillée.

  • Fluidité du ternaire et attraction du binaire,
  • légèreté des doubles et solidité des octaves,
  • distinction des plans et travail sur la texture globale du son,
  • rigueur de la mesure et variété des tempi

captent d’autant mieux l’oreille que richesse de la partition et poésie de l’interprétation s’interpénètrent. Dans cette partition plus profuse que complexe pour l’auditeur,

  • les nombreuses modulations,
  • le recours à des métriques inhabituelles (tel ce 7/4) qui le deviennent presque par récurrence,
  • les variations d’atmosphère en diastole et systole,
  • l’association entre leitmotiv obstiné mais intermittent et développements de traverse,
  • l’utilisation de l’ensemble du clavier et des intensités disponibles,
  • la multiplicité des trouvailles harmoniques pour le moins savoureuses

captivent sous les doigts d’une virtuose qui n’oublie jamais d’être avant tout musicienne.

 

 

Dédié à Blanche Selva, le deuxième nocturne part “assez lent” sur un 3/4 paisible, marqué par un motif pointé dont la singularité rythmique servira de fil rouge à la première partie. Toutefois,

  • l’ambiguïté harmonique,
  • l’instabilité créée par les frottements,
  • la densité de l’écriture polyphonique (en général une basse, un complément dans le médium, une harmonisation couronnée par un semblant de ligne mélodique)

se dérobent à toute mignonnité, et c’est évidemment à la fois inquiétant et heureux. Un passage plus animé en 10/8 (divisé en deux fois 5/8) balance légèrement la nuit et entraîne l’auditeur vers un passage animé en 15/8, puis en 12/8 puis en 2/2, etc. De cette complexité, Hélène Rusquet tire un propos fluide, épicé par les mutations rythmiques et des couleurs que n’aurait pas reniées Claude Debussy. Le retour au tempo liminaire, loin de servir de conclusion banale, n’est qu’une respiration avant que la même animation ne s’empare de la partition, en 5/4, 6/4, 3/4, etc.

  • Notes répétées,
  • guirlandes liquides et
  • changements de lumière

sont admirablement posés, synthétisés puis résorbés dans une coda “très calme” écrite sur trois portées. L’œuvre et son porte-voix emportent évidemment l’adhésion impressionnée de l’auditeur… avant d’affronter le troisième nocturne, deux fois plus court. Celui-ci noue les deux membres de la thématique choisie par Hélène Rusquet puisque, en tête de partition se trouve un quatrain de Jean Moréas qui chante la mer, à la fois dans sa douceur monotone et dans les douleurs d’automne qu’elle peut provoquer par sa perfidie.

 

 

En mi mineur, la partition présente deux curiosités rythmiques. La première est que, contrairement aux précédentes, elle n’offrira aucun changement de mesure ; la seconde est que cette mesure est constituée de trois blocs de sept doubles croches (en clair, un musicien est habitué à jouer par multiples de 2 ou de 3 – de 7, c’est super rare). Le résultat est un oxymoron : une claudication régulière où palpitent des lueurs plus ou moins sombres et denses selon les nuances et les attaques de la main droite. Ça palpite, ça s’ébroue, ça passe

  • de la fureur du ressac à l’apaisement,
  • de la tempête au clapotis librement dégingandé,
  • de la houle projetant vers les récifs à la mer étale dont l’obscurité tranquille finit par l’emporter en Mi majeur.

Après un premier nocturne très riche, un deuxième qui approfondit, cinq ans plus tard, les voies tracées par son vieux frère, le troisième joue donc la carte de l’unité qui n’est pas univocité. Le jeu clair, sensible et attentif d’Hélène Rusquet éclabousse la nuit de ses flammes séduisantes… et renforce la curiosité de l’auditeur pour les extraits de La Maison dans les dunes de Gabriel Dupont et les deux nocturnes de l’autre Gabriel que la dame a choisis pour nous.

À suivre !


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