Jann Halexander raconte “Du Gabon à la Russie” – 1/3

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Au début était un side-project comme aime en fomenter le chanteur Jann Halexander. À côté de récitals fondés sur ses chansons, l’artiste aime à fricoter avec les fredonneries portées par d’autres – telles Catherine Ribeiro, Pauline Julien, Anne Sylvestre – et d’autres genres – le théâtre, le cinéma, la conférence… En 2019, peut-être ne se doute-t-il pas lui-même du retentissement que va avoir le projet de “comédie chantée” composée avec Veronika Bulycheva. Quatre ans plus tard, il fête la pérennité de ce projet en revenant au théâtre du Gouvernail avec la dernière mouture de ce duo.
Dans cet entretien en trilogie, il nous parle de la naissance, de la vie et de l’avenir de ce succès – et, comme il le chante, “quand il parle de lui, il parle de nous”. Plongée dans les coulisses du monde rude et enchanteur de la chanson quand elle ose défricher ses venelles hors des sentiers battus.


1.
La naissance

 

Jann, tu viens de fêter dans une salle des Champs-Élysées tes vingt ans de carrière en tant que chanteur. Pourtant, Du Gabon à la Russie, où tu partages la scène avec Veronika Bulycheva, n’est pas un side-project. C’est un spectacle où tu parles d’immigration, de métissage, d’altérité donc d’identité. Peux-tu revenir sur l’origine de ce show, d’une part, et sur sa place dans ton geste artistique global, d’autre part ?
Un artiste doit avoir des projets pour exister, en tout cas pour durer et mener une carrière (ce qui n’est pas un gros mot pour moi).

Comment s’est engagé ce projet-ci ?
L’histoire est assez insolite ! En 2017, je devais chanter à Rouen. Je cherchais une première partie, de préférence locale. Deux personnes m’ont écrit : un gars du coin dont je tairai le nom et Veronika Bulycheva, de la région parisienne. Je n’ai pas répondu à Veronika car son parcours m’impressionnait tellement que je ne pouvais pas lui proposer une première partie, cela aurait été malpoli de ma part. J’ai donc choisi l’autre, lequel s’est révélé être un monsieur horrible et prétentieux et qui, selon mon ressenti, n’avait absolument pas la fibre artistique.

Vous avez néanmoins fait affaire…
Certes, le concert a eu lieu à Rouen, mais dans des conditions compliquées… Les mois ont passé et, un jour, en faisant le tri dans ma messagerie, je retombe sur ce mail de Veronika. Monique, la secrétaire du label qui m’édite, me conseille vivement de l’appeler, sait-on jamais… Je m’y résous. On discute par téléphone, puis on se voit. Peu à peu l’idée de faire une comédie musicale avec le Gabon et la Russie en toile de fond a germé en moi. Veronika a été sensible à cette idée. Nous avons commencé à travailler dessus en juillet 2018 pour présenter la première le 16 mai 2019.

 

Juste avant la première de “Du Gabon à la Russie”, alors nommé “Urgence de vous”. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’instar de tes concerts, cette proposition avait l’air de couler de source, presque d’être improvisée, alors que…
… alors que non, en effet, il y avait vraiment des mois de travail derrière.

Comment expliques-tu cette impression d’évidence ressentie par le public ?
Hum, je suppose que ce spectacle était cohérent dans mon parcours. Beaucoup de fidèles ont été conquis, j’ai ce sentiment que cela a renforcé des liens déjà très forts. Le public s’est élargi encore, pour Veronika comme pour moi. D’autant que c’était plutôt un spectacle-bilan, même s’il m’a aidé à évoluer, qu’un spectacle-révolution. À travers lui, je restais fidèle à travers à mes engagements.

Mettons les pieds dans le plat : tu n’as jamais été un chanteur communautariste, mais tu as toujours su évoquer, intégrer et inclure les différentes sphères que tu traverses et qui te traversent. Tu n’as jamais caché ta conviction que les différences sont ceux qui nous constituent comme semblables des autres puisque nous sommes tous différents – et peu importe que ces différences soient liées aux orientations sexuelles ou aux origines géographico-ethniques, par exemple. À sa création, Du Gabon à la Russie pouvait donner cette sensation de mise au point implicite sur l’importance d’être différents pour vivre ensemble. Pensez, si une Russe et un Gabonais montaient sur scène non pas côte à côte ou successivement mais ensemble et en interaction…
On me l’a souvent dit, mais je ne me l’étais pas formulé comme ça avant… ni même pendant ! C’est seulement a posteriori que ce spectacle m’est apparu comme une évidence.

On pourrait croire que, pour toi, « chanter, c’est lancer des balles » mais il revient au public d’inventer les règles du jeu…
Je ne suis pas maître de ce que les gens ressentent ! Je ne sais pas si ce serait une bonne chose, même si ce serait sans doute pratique. En revanche, je suis sensible à ce qu’ils perçoivent de mon travail. Par exemple, l’année dernière, je suis allé voir des pièces à Avignon, et deux personnes m’ont reconnu et m’ont demandé pourquoi je ne faisais pas ce spectacle au festival. J’ai été très touché par leur question. Cela voulait dire que le spectacle les avait marqués.

 

Jann Halexander sur scène, le soir où “Du Gabon à la Russie” a commencé. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Tu insistes souvent sur le rôle du spectateur dans le spectacle. Certes, de l’extérieur, l’activité de chanteur peut paraître autocentrée. Toutefois, tu prouves – et Du Gabon à la Russie en est le signe – que c’est à la fois vrai et faux. Vrai parce que chanter conduit à développer son univers propre et communiquer ses émotions personnelles (sinon, le produit proposé sonne rapidement aussi joliment qu’un instrument en plastique). Faux parce qu’on ne chante pas seul : on chante avec et pour son public. Comment les halexanderophiles ont-ils reçu cette proposition en 2019 et comment la perçoivent-ils en 2023 ?
C’est un mystère, mais des gens fidèles suivent mes propositions. Ils veulent être surpris. Donc je les surprends. J’essaye, en tout cas.

Et tu y parviens : tu peux donner un récital de chansons, un tour de chant de reprises d’une artiste (où tu intègres tes propres chansons sans que tous les spectateurs en soient toujours conscients), un monologue sur les fantômes, ceci chez l’habitant, dans des salles des fêtes, dans des théâtres cossus, dans des cinémas de prestige… Quatre ans après la première de ton spectacle avec Veronika, cela paraît une évidence. Mais le 16 mai 2019, était-ce pas un autre saucisson ?
Il faut distinguer deux points de vue. Moi, j’étais pété de trouille. Bien sûr, autour de moi, on me disait : « Super ! Ça change ! On va te découvrir autrement ! » C’est gentil sauf que, tant que l’épreuve du feu n’est pas passée, je n’y crois pas.

Vingt ans après tes débuts, et alors que tu as un public mêlant fidèles et nouveaux, tu fais encore partie des « gens qui doutent »…
… et ça ne s’arrange pas avec le temps, crois-moi !

Pourtant, ainsi que ton premier cercle te l’avait prédit, le jour de la première au Nez rouge, la péniche est pleine et l’ambiance caliente.
Oui, dès 2019, le public a répondu présent. Dès la première représentation, la salle était blindée.

Tu as regretté d’avoir douté ?
Non, pourquoi ? Je suis comme ça ; et la peur avant un spectacle est aussi une façon de respecter le public. À mes yeux, un artiste routinier, installé dans son confort, dans une certitude, n’est plus un artiste. Même quand les spectateurs viennent et reviennent, ça n’a rien d’absurde de craindre que, la prochaine fois, ils ne soient pas là. Mon travail est de renverser cette crainte dans quelque chose de positif, c’est-à-dire non pas de faire et refaire la même chose puisque « ç’a marché », mais me réinventer, proposer de la nouveauté, surprendre… et espérer deux choses : que les gens viennent et qu’ils aiment. Cet espoir n’est que le verso de ma peur et, réciproquement, la peur est l’autre nom de mon espoir.


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