Jean-Nicolas Diatkine joue Chopin, Musée Jacquemart-André, 12 février 2023 (2/2)

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Jean-Nicolas Diatkine au musée Jacquemart-André (Paris 8), le 12 février 2023. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’avantage des préludes op. 28 de Chopin, interprétés par Jean-Nicolas Diatkine après la Troisième sonate, ce 12 février, c’est qu’ils ne sont pas compliqués à problématiser. Au fond, ils ne posent que deux questions : à quoi préludent-ils, d’une part ? et, d’autre part, leur exécution à la file est-elle signifiante ou absurde, chaque prélude valant en soi mais n’étant pas pensé pour être accolé à l’autre, sinon du point de vue de la mécanique tonale ?
On imagine que ces questions ont dû tourner, mouliner et faire leur nid dans la tête de l’interprète. Celui qui les a déjà joués intégralement à la salle Gaveau confiait, dans une interviouve, le travail qu’il avait dû effectuer pour se les approprier.

 

 

J’ai la conviction que j’ai trouvé une clef. Ma clef. En l’espèce : une des raisons pour lesquelles je n’arrivais pas à jouer Chopin, c’est que, contrairement à beaucoup d’œuvres qui sont construites, par exemple autour d’un modèle de danses polonaises, mazurkas, valses, etc., les Préludes, ce sont essentiellement des improvisations. Aussi a-t-il eu énormément de mal à les finir puisque, à chaque fois qu’il les retravaillait, il les changeait. Et je me suis dit que c’est ça ce que je sens : ces œuvres sont instables. Il n’y a qu’une solution : les créer dans l’instant. Je me retrouve avec les convictions acquises lors de l’écoute de Herbie Hancock et Wayne Shorter. Je comprends que, ce que je dois trouver, c’est l’art de jouer là, dans le moment.

Qu’est-ce que ça veut dire, pour le niaiseux, « jouer dans le moment » ?
Retrouver le jaillissement. Pas calculer « je vais faire mon crescendo là », « je vais prendre cette progression comme ça ».

Pourquoi ? C’est pas la base du travail ?
Avec Chopin, ça-ne-mar-che-pas. Or, quand j’ai pris conscience de ça, j’ai senti le vent me pousser.

Chopin a commencé à vous aimer ?
C’est ça. Enfin ! Franchement, il était temps !
[Intégrale de l’entretien à retrouver ici.]

 

 

Au palais-musée Jacquemart-André, le musicien décrit cet ensemble tel un album d’instantanés, comme si le compositeur racontait des bribes de vie et d’humeur forcément disjoints, variés et volatiles. Il décrit un double phénomène de “retour en arrière émotionnel” et de “volonté de distanciation avec ce qu’a vécu Frédéric Chopin”. Remémoration et prise de recul se mêlent dans un kaléidoscope où les contrastes crissent. Pendant le deuxième prélude, “Chopin est malade, alité, tout est douloureux, ça grince à la main gauche où une mélodie polonaise de son enfance fait surface” ; pendant le sixième, “on entend le dialogue d’une cloche lointaine et d’un violoncelle d’abord dissociés dans l’espace” ; çà, Jean-Nicolas Diatkine détecte l’écho de la Symphonie pastorale, là de la mort de Didon avec les basses descendantes qui vont bien. Ainsi souligne-t-il que l’affaire est

  • moins un chpoufi-chpoufa indigeste (pardon pour les non-docteurs ès musicologie qui nous lisent) qu’un riche panel d’émotions,
  • moins un bloc marmoréen qu’un palimpseste aux multiples ramifications intertextuelles,
  • moins un tunnel assommant qu’une série d’embardées sur des routes aux paysages et climats variés.

Nous voilà donc en appétit devant cette série d’éclairs évoquant l’analyse fine qu’en fit, sans l’avouer, probablement par modestie, Stéphanie de Monaco quand elle évoquait les “flashs pour le jour / flashs pour la nuit”, ajoutant : “Sans mise au point, je vis ma vie / Les yeux plantés dans les étoiles”. Préparons-nous donc au contraste et aux vingt-quatre facettes de la voûte céleste de l’existence telle que Chopin l’a peinte.
Les embardées saisissent d’emblée. À l’image concise du premier prélude répond, en quelque sorte, l’inquiétante progression dans un espace dissonant du deuxième. Dans le troisième, Jean-Nicolas Diatkine ne boude pas son plaisir de libérer ses saucisses de la pesanteur terrestre. Le quatrième, largo, malaxe à la fois le mi mineur et le chromatisme comme unités de base de l’émotion, alors que le cinquième ravit par son sens de la miniature, exercice où tout doit être là de suite car, plus tard, ce serait trop tard, lampions éteints, salle balayée, sciure sous le chapiteau, salut la compagnie et peut-être à demain. Le sixième prélude rappelle le goût du pianiste pour le jazz car il travaille le rythme en associant

  • inégalités,
  • suspensions et
  • temps forts structurant la régularité (il n’est de syncope que parce qu’il existe un tempo).

La mazurka du septième enroule son swing autour d’un usage très habile de la pédale de sustain. Le huitième délie les doigts tout en démontrant, de la part de l’interprète, une conscience aiguë de ce qui constitue le beau chez Chopin :

  • la clarté de la ligne mélodique,
  • la souple rigueur de la pulsation rythmique et
  • la musicalité de l’interprétation dont le panel de nuances est une belle illustration.

Le neuvième rappelle qu’il y a autre chose que ces trois éléments, dans le ravissement que peut susciter cette musique : la grâce de la modulation. L’oscillation de tonalité est partie prenante du discours musical et non un simple atour dont le compositeur aurait paré la mélodie. D’autres ingrédients épicent notre recette réductrice avec le dixième. En effet, le surgissement digital, puissant et ciselé, y profite à plein de l’exigence de netteté et d’énergie auquel s’astreint l’interprète. Le bucolique onzième prélude fleure son beethovénisme quand le douzième remet en avant, via deux en deux voire quatre en quatre, une qualité rarement citée comme typiquement chopinienne : le groove.

 

Jean-Nicolas Diatkine chez lui, le 14 avril 2021. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Jean-Nicolas Diatkine rend sa liberté à la méditation du treizième prélude, comme si la musique émergeait de rien d’autre que de la rencontre fortuite entre des doigts, un clavier et une humeur. Le bariolage tendu du quatorzième cherche une impossible issue de secours, quand le quinzième renoue avec une veine connue du compositeur : la mélodie accompagnée. La clarté du lead n’exonère pas l’interprète de pomponner l’accompagnement, de le nuancer, de le barioler, de le pailleter grâce aux notes répétées, de l’animer ou de le détendre, puisque l’accompagnement, c’est aussi la musique, pas juste un bruit de fond. Et là, bim (en trois mots), le seizième prélude renoue avec la folie du tempo – en l’espèce presto con fuoco, du lourd – pour exprimer une urgence sciemment mystérieuse.
Le dix-septième prélude, en La bémol, associe ternaire et binaire comme pour associer l’émotion à l’allant. En effet, une émotion est rarement linéaire. Ses foucades sont ici exprimées par une énergie contradictoire à laquelle s’associent les tensions harmoniques. Jean-Nicolas Diatkine y apporte sa patte résolument nuancée, en excluant de ses paluches

  • mièvre mollesse,
  • bruitisime tonitruant et
  • énonciation sans relief.

Le dix-huitième prélude, allegro molto, confirme l’aisance rythmique du musicien, le dix-neuvième l’illustrant à travers un ternaire joliment pulsé, les irisations des nuances donnant du flux aux vagues en veillant à conserver la tonicité requise. Le largo du vingtième prélude, en do mineur, ose une incursion dans un esprit solennel que renforce la descente chromatique. La voisine aux lunettes-tétine croisée dans la première partie de cette notule a dégainé son cellulaire. Twitter n’attend pas. Le vingt-et-unième prélude capte grâce à l’importance de l’accompagnement, sans doute plus intéressant que la mélodie en surplomb. Un dialogue s’instaure entre les registres, finement croqué par l’interprète. Le vingt-deuxième prélude sourd du grave pour risquer la surprise, quand le vingt-troisième se pourlèche les mimines d’un clapotis ambigu qui laisse en suspens le sens de la pièce – pas illogique pour un prélude… L’allegro appassionato en ré mineur du vingt-quatrième prélude finit la visite en nous prenant par l’oreille pour nous guider entre

  • accompagnement et solo,
  • thème et ornementations,
  • vue d’ensemble et jaillissement des traits virtuoses.

Le charme du jeu de Jean-Nicolas Diatkine réside dans l’adéquation qu’il trouve en associant technique et musique, intériorité et capacité à se faire comprendre, sensibilité et retenue – une retenue sans laquelle l’interprète absorberait toute l’émotion, ne laissant plus à l’auditeur que la carcasse de la musique à ronger :

  • le travail de mémorisation,
  • l’ambition sous-jacente à une telle exécution, et
  • la magie de la technique.

Ces éléments à la fois indispensables, difficiles à acquérir et encore plus à maîtriser, brillants mais un peu fades en soi voire contreproductifs quand ils se satisfont de leur clinquant catchy, nourrissent ici l’essentiel :

  • les choix cohérents d’interprétation,
  • la confiance dans la musique et l’auditeur qui évite au pianiste de toute stabyloter, et
  • la conscience du rôle de passeur du musicien qui n’est
    • ni ego plastronnant,
    • ni silhouette falote,
    • ni dictateur didactique contraignant l’auditeur à s’entendre imposer une seule vision d’un œuvre forcément polysémique.

Si n’était pas assez évidente la dimension spirituelle de cette réussite, cohérente avec celui qui revendique son appartenance à un mouvement bouddhique travaillant à “la création de valeurs”, Jean-Nicolas Diatkine l’exprime en interprétant “Mystic” d’Erroll Garner (avec partition, ce qui est savoureusement ironique puisque Garner, lui, était réputé ne pas savoir lire la musique). Ce n’est pas la pire des façons de s’envoler après s’être posé les questions propres aux préludes, y avoir répondu d’une certaine façon et laissé in fine les spectateurs retrouver leur vie – une vie davantage terre-à-terre que céleste, certes, une vie avec des lunettes, des cellulaires, des gens qu’il serait séant d’exterminer par devoir plus que par plaisir (quoique), mais une vie que, sporadiquement, la musique et les musiciens parviennent à rendre sinon plus légère, du moins plus vivante.