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Jean-Nicolas Diatkine salle Gaveau, le 2 juin 2022. Photo : Josée Novicz.

 

Le 2 juin 2022 se tenait la grand-messe annuelle – fors facéties règlementaires anti-culturelles ou anti-virales, les unes n’empêchant pas les autres – des diatkinophiles en l’église de Gaveau. C’est l’occasion de constater l’efficacité des peurs distillées pendant plusieurs années par le gouvernement, notamment auprès des citoyens âgés qui constituent une part non négligeable des clients friands de musique savante : en dépit d’un programme Liszt dense et audacieux, qui reprend à la virgule près le programme du disque récemment publié par l’artiste, que l’on peut acquérir par exemple ici, la salle n’est pas tout à fait pleine. Tant pis ! La prudence frileuse et hélas compréhensible des victimes de la rhétorique dite sanitaire n’y peut mais, l’enthousiasme liminaire d’un public métissé – âges, sociologie, exigences mélomaniaques, motivations et tutti quanti – est à la hauteur des espérances et de la fringale de musique nourries par l’audace de l’interprète.
La première partie s’ouvre sur neuf lieder choisis par notre líder du soir. Écrits par Franz Schubert pour piano et voix, ils ont été concaténés pour piano seul par Franz Liszt. Les paroles d’“Auf dem Wasser zu singen” (D774) pointent, en gros, que glisser sur l’eau aide à prendre conscience que notre vie est éphémère, même si, eût ajouté le philosophe moustachu, notre trou dans l’eau met plus ou moins de temps à se refermer. Commencer avec cette œuvre périlleuse est d’autant plus risqué que le stress de l’entrée en scène s’additionne à une partition redoutable, marquée par d’innombrables notes répétées. Pourtant, Jean-Nicolas Diatkine parvient d’emblée à trouver l’équilibre tripartite entre

  • la ligne mélodique, dont il est très soucieux (en témoigne la précision des poètes-paroliers sur le programme chichement distribué par les placeuses),
  • l’accompagnement qui n’est certes pas là en tant que simple tapisserie sonore et
  • le contrechant.

Le résultat n’est pas ravissant, étincelant, éclatant ou éblouissant. Mieux, il est prenant. Au reste, le pianiste n’est pas monté sur scène pour esbrouffer, et hop, du néologisme j’esbrouffe, nous esbrouffons, vous esbrouffâtes, j’eusse souhaité qu’ils ou elles esbrouffassent. En gardant ses mains sur le clavier après le premier lied, il indique au public qu’il ne souhaite pas que les applauses s’intercalent entre les mélodies, et le message passe. Si varié soit-il, le public a les codes, contrairement aux sauvageons zonant autour du stade de France pour permettre au présumé violeur de l’Intérieur d’insulter les Anglais.
“Gretchen am Spinnarde” (D118), aka “Marguerite au rouet”, nous partage l’émotion d’une damoiselle qui trouve que son mec est le plus beau et, à part quand elle lui fait des big bisous, sa vie est fade comme le serait une Sibeth N’Diaye muette et coiffée un peu dignement. L’ostinato du rouet qui tourne se mêle au chant de façon à la fois distincte et cohérente, grâce à la dextérité du musicien mais aussi à ses astuces d’ancien accompagnateur qui sait que, pour permettre au texte d’être intelligible, le temps du piano doit être posé un p’tit peu avant le temps du chanteur. Tout se joue sur le “un p’tit peu avant” sollicité par les arpèges. Le résultat, maîtrisé, évite cependant tout pédagogisme en froufroutant comme il sied quand le registre aigu de l’émotion est exploité à son tour, avant de céder dans la mécanique cyclique du rouet oscillant entre fantasme érotique et ensuquement du quotidien.
“Rastlose Liebe” (D138), aka “Amour sans repos”, explique que l’amour, c’est trop cool mais, quelque part, du coup, quand même, ça prend vachement la tête. Franz Liszt s’engouffre tout feu tout flamme dans cet éloge oxymorique du kif maximal, mais Jean-Nicolas Diatkine ose le pas de côté qui est une partie de sa marque de fabrique. L’interprète est moins paillettes qu’intériorité. Aussi, plutôt que de son exigence paradoxale de facilité technique et de virtuosité rutilante, rend-il plus justice de la musicalité qui se cache derrière les gesticulations du grand Franz que du showman et de l’entertainer que fut Liszt. Le déferlement de notes n’est pas nié, il est comme torréfié, et pourquoi pas, dans les brûleurs tendres des doubles nuances :

  • nuances diachroniques, si l’on désigne de la sorte la construction d’un arc narratif sur l’ensemble du lied, et
  • nuances synchroniques, qui permettent de différencier les plans sonores grâce à l’indépendance des intensités développées au même moment.

La prière d’Ellen Douglas fomentée par Walter Scott et devenue l’Ave Maria (D839) porte la tension entre d’un côté, une nénette qui a fui et se planque dans une grotte avec son papa, et, de l’autre côté, la volonté de soumission qui va bien quand on demande l’intercession de la Vierge tout en affirmant “Wir woll’n uns still dem Schicksal beugen” (nous voulons nous plier au destin sans barguigner). Le réinvestissement lisztien de ce qui est devenu le tube mécanique des églises et des concerts estivaux permet de rendre en musique le tiraillement impossible entre une volonté d’échapper au destin tout pourri qui s’annonce et une désespérance se prenant pour un fatalisme philosophe, l’ensemble étant couturé par une confiance un tantinet intéressée dans l’interventionnisme bienveillant de la transcendance virginale. Le passage du thème à l’alto en témoigne, la mélodie étant alors partagée entre les deux mains. Ce moment est une leçon sur l’art de conduire une ligne disjointe – en moins fuligineux, ce n’est pas la même main qui joue tout mais, sans l’image, on dirait que si. La seconde partie s’augmente d’arpèges d’une exigence fofolle. Néanmoins, l’interprète prend soin de respirer pour préserver la lisibilité du propos. Contrasté, le finale évite avec habileté de s’engourdir dans une coda sépia.
“Erlkönig” (D328), aka “Le roi des aulnes”,  raconte l’histoire d’un père qui chevauche avec son fiston, qui voit dans le brouillard le roi des aulnes. Le père ne voit rien, le roi des aulnes prend le fiston, le corps de celui-ci reste avec le papa mais, à l’arrivée de la chevauchée, c’est une carcasse morte. Le piano ne rigole donc pas. Pis,

  • notes répétées,
  • grondements,
  • multiples plans sonores et
  • échos

pourraient saturer l’écoute si le trio Schubert – Liszt – Diatkine ne réalisait une prouesse technique associant clarté et expressivité. Saluons spécialement l’interprète, chargé de donner une cohérence aux émotions différentes qui hérissent et animent un lied articulé autour de segments contrastés, frappé par plusieurs suspensions du discours et conclu par une coda presque brutale.

 

 

“Liebesbotschaft”, aka “Message d’amour”, est le premier des quatre extraits du Chant du cygne (D957). Il invite la nature, et singulièrement un ru, à rappeler à la douce que son chéri va revenir et qu’il est croque d’elle (ça, c’est une dédicace privée à l’attaché de presse de JND qui est un fanatique des expressions surannées). Pour traduire le flux aquatique faisant fonction de messager, lequel traduit, illustre et nourrit les pensées tendres voire sourdement inquiètes du mandataire, trois axes articulent la version lisztienne :

  • un perpetuum à l’extrême-gauche,
  • un commentaire au centre et
  • un lead concentré sur le médium et l’aigu.

Dans l’interprétation de Jean-Nicolas Diatkine, on savoure l’art du mix qu’il déploie sans le surligner. Remarquable est la liaison que parvient à établir le pianiste entre

  • le thème et l’écho,
  • les touchers qu’il adapte à son propos avec sensibilité et
  • l’agogique, souple et pourtant jamais relâchée.

“Ständchen” (“Sérénade”) remet un nickel dans le juke-box des mégatubes. Il s’agit d’une supplique qu’un soupirant adresse à sa soupirée. C’est l’occasion pour l’ancien accompagnateur de montrer qu’il a de beaux restes, car Franz Liszt a prévu – comme il aime à s’y coller – de laisser circuler la mélodie de l’aigu au grave. Aussi convient-il d’en rendre à la fois la continuité et les contrastes. La circulation du thème sur différents registres n’est pas là que pour enjoliver la chose ou surprendre l’auditeur. Plus fondamentalement, elle colore les paroles de manière spécifique. Ne connaîtrait-on pas le texte, elle n’en donne pas moins une teinte évolutive au lied, offrant une valeur spécifique à la transcription, qu’il revient au virtuose de traduire. Les secousses du morceau, si elles charment l’oreille, compliquent la tâche du musicien. À lui de donner cohésion à ces sinusoïdes de l’âme jetés sur un spectre chromatique qu’emportement et apaisement animent, entre

  • spasmes angoissés,
  • désirs fous et
  • douceur censée recouvrir le bouillonnement sanguin sans lequel la séduction n’aurait, admettons-le, guère d’attrait.

“Der Atlas” regrette que son cœur trop fier l’ait conduit à porter le monde. Résultat, ça gronde dans les graves, lieu de l’angoisse ; ça geint dans le médium, lieu de la plainte ; ça fulmine dans l’aigu, lieu de l’expressivité où gisent les espoirs déçus de libération et d’envol. Les mains se croisent pour investir le clavier dans son ensemble. Les mains se croisent pour investir l’ensemble du clavier et étendre l’espace des possibles. Jean-Nicolas Diatkine fait monter la fougue et tomber la foudre avec ce je-ne-sais-quoi de distant qui lui permet de garder la maîtrise dans les stagnations impatientées, les envolées aux allures d’escarbilles ou de geysers et la violence inattendue des breaks brutaux.
“Der Doppelgänger” (“Le double”) est le dernier extrait du D957, et le dernier lied proposé ce soir. Dans la nuit, un ancien lover passe devant la maison où habitait celle dont il raffolait et dont le souvenir, à travers l’image de sa douleur lunaire, le torture. Gravité et retenue sont les maîtres-mots de l’œuvre, dont le pianiste, d’un tempérament très pondéré, révèle les délicats miroitements qui, bientôt, fascinent l’auditoire. Le bref et vain bouillonnement qui agite cette noire méditation permet de conclure la série de mélodies par une synthèse concentrant les doutes, les ruminations et l’aspiration au Grand Amour Réciproque qui fascinaient Schubert, attiraient Liszt et trouvent en Jean-Nicolas Diatkine un fieffé porte-voix.
Pour conclure une première partie déjà d’une puissante richesse, le pianiste ne trouve rien de plus simple que de se coltiner avec la Deuxième ballade en si mineur de Franz Liszt. Une obligation, pour lui, que de glisser une trace du compositeur qu’est aussi le transcripteur ! Quand on se sent de taille à désamorcer les difficultés techniques qui hérissent la partition, reste à résoudre l’équation à multiple inconnue que constitue cette apparente rhapsodie. La tension, classique chez Liszt, défie le pianiste de rendre la diversité de climats et d’exprimer les lignes de force qui soutiennent l’ensemble de la composition afin de faire récit pendant un petit mais solide quart d’heure. À cette fin, semble-t-il, l’interprète va déployer cinq stratégies majeures :

  • suspendre nettement le discours quand cela sied, afin de préciser les contours de chaque partie donc, sans prémâcher la découverte ou la réécoute, permettre à l’auditeur, familier ou non avec la ballade, de suivre le guide (en clair, on sait où on est, où commence le chemin et comment s’organise la bifurcation) ;
  • caractériser les différents moments, id est conserver à tout moment l’esprit lisztien tout en privilégiant une expressivité propre à chaque cellule ;
  • ciseler les interludes aux accents et harmonies wagnériens ;
  • oser sans fausse pudeur les fortissimi s’imposent sur une séquence, au-delà du contraste initial ;
  • travailler ensemble les accents et les effets d’attente qui donnent un sens voire une direction au discours en subsumant sa fragmentation.

Après l’ancien accompagnateur, au-delà du virtuose maîtrisé, apparaît l’artiste spirituel qu’est aussi Jean-Nicolas Diatkine. Le musicien paraît avoir cherché à comprendre en profondeur la complexité de l’âme humaine, partant à hue et à dia par-delà son unicité théorique. L’interprétation apparaît clairement creuser le texte pour atteindre sa substantifique moelle. On est en droit de craindre que cette capacité d’analyse rende lisse ce qui est hérissé, plan voire planplan ce qui est cabossé – bref, ennuyeux ce qui est vivant. Ce n’est point flagorner que de reconnaître que le contraire se produit.
Ce soir-là, l’évident fuit le tautologique, le patent s’écarte du simpliste, le sensible tutoie l’essentiel. Il est sans doute d’autres interprétations de la Ballade plus électriques, plus à fleur de peau, plus fragiles même dans ce qu’une certaine fragilité peut, en musique, être une force. À l’évidence, concurrencer de telles lectures n’est pas le projet. Pas de côté oblige, le pianiste s’attache à laisser résonner Liszt chez chacun. En somme en dépit du brio indispensable, voici un Liszt dont le génie est mis à disposition des humains sans qu’il soit nécessaire de le rabaisser pour autant.
Paradoxal ? Pas tant que ça. Diatkinien tout au plus.


À suivre !