admin

 

Cet album est d’abord un disque de circonstance, puisqu’il a été fomenté pour tuer l’ennui et le néant des musiciens par temps de Covid. C’est ensuite un projet conceptuel puisque, faute de pouvoir enregistrer avec un orchestre ou de jouer de ci de là, Julius Berger a choisi d’enregistrer des pièces de Johann Sebastian Bach et « autour de Bach » comptant « entre 60 et 90 pulsations par minute » dans des arrangements pour violoncelle piccolo, vibraphone et marimba signés par le percussionniste Andrei Pushkarev pour Julius et Pavel Beliaev. C’est enfin une réalisation personnelle puisque Julius Berger en est le producteur et qu’il a choisi d’enregistrer dans l’église sise au sein d’une institution pour handicapés où a vécu feue sa sœur et à qui il promet de reverser tous les éventuels bénéfices liés de l’exploitation du disque.
Bref, ne pas être intrigué à ce stade ne serait pas une faute de goût – ce concept oscille entre relatif et purement subjectif – mais, sans doute, un signe que quelque chose s’est encroûté dans notre petite machine à secouer les neurones.

 

 

Bach Frequencies 60-90 commence par le Prélude en Do de Dmitri Chostakovitch, extrait des 24 préludes et fugues pour piano car « il y fait référence à Bach ». Peut-être l’écoute au casque est-elle déconseillée car elle peut surreprésenter de façon, avouons-le, gênante la bruyante respiration du violoncelliste. Cette réserve mérite d’être posée car l’invasion du halètement défie pour partie le plaisir d’être décontenancé par

  • le tempo lent,
  • le son du piccolo et
  • l’arrangement proposé.

Le morceau suivant, lui, est bien de Bach, puisqu’il s’agit d’une adaptation du prélude « Ich ruf zu dir » (BWV 639), extrait du Petit livre d’orgue, sorte de De profundis chargé d’exprimer la plainte du croyant qui, au bord du désespoir, essaye quand même de ne pas laisser béton sa foi. Si l’introduction, plus pop que baroque, laisse imaginer un arrangement plutôt qu’une transcription, la suite désamorce cette supputation. Certes, l’on pourra être décontenancé par cette mise en route – pas bachienne pour un sou, bien qu’elle reprenne des éléments de la partition – alors que le cri de désespoir a plus de force s’il est lancé de suite ; toutefois, si l’on accepte de se déprendre d’une raideur de gardien du temple ici hors de propos, l’on se pourra laisser étonner par ce trio à la fois hyperconnu – surtout des organophiles, soit, mais pas que d’eux – et 100 % inouï, assemblant

  • violoncelle (main droite),
  • vibraphone (main gauche) et
  • marimba (pédale).

Le gros ensemble du disque enquille alors : c’est le Premier concerto pour clavecin en ré mineur (BWV 1052). L’attribution du lead à quatre cordes n’a pas de quoi choquer : la légende musicologique – peut-être exacte, comme toutes les légendes – estime que cette composition pour clavecin serait un remix d’un original pour violon.
L’Allegro, porté par

  • le sautillement du soliste,
  • ses choix de sonorités modulantes (écouter à 2’48 !) et
  • sa virtuosité lors des cadences,

permet à l’arrangeur de valoriser les contrastes de timbre entre deux percussions proches et néanmoins complémentaires. Le travail sur les nuances du trio entretient la curiosité nécessaire pour appréhender ces 9’ liminaires.
L’Adagio (en sol mineur), pris sans hâte, ne recule pas devant la bizarrerie, comme en témoignent les trilles nécessaires du marimba. Sur son entrée, le soliste fait le choix d’alléger l’ornementation habituelle, comme pour concentrer davantage son propos. La suppression et la transformation en noires fréquentes des croches deux en deux dans les graves, chargées de rythmer le mouvement dans la version originale, peut aussi être appréhendé comme un désir de faire entendre autrement la pièce en la laissant davantage respirer, dans une sorte d’épure aux sonorités extravagantes.
L’Allegro conclusif, qui revient au ré mineur du titre, est d’autant plus percutant que le mouvement précédent a paru sciemment étiré.

  • La tonicité du marimba,
  • le dialogue avec le vibraphone et
  • les harmoniques qui en sourdent

secouent l’oreille, portée ensuite par les qualités du travail d’ensemble

  • (synchronisation,
  • accents,
  • nuances).

La sonatine « molto adagio » extraite de Gottes Zeit is die Allebestre (BWV 106), cantate dite « actus tragicus », pose que « le temps de Dieu est le meilleur des temps ». L’œuvre passe pour une création de jeunesse de Johann Sebastian Bach… bien que la partition la plus ancienne que l’on en connaisse date de près de vingt ans avant sa mort. La transcription, toujours aussi libre dans son introduction (les deux premières notes ne correspondent pas exactement à la partition) voient d’abord dans le violoncelle piccolo un co-substitut à la viole de gambe, avant de le promouvoir flûtiste en chef. Le résultat, très réussi, exprime fort bien, à sa manière, le climat de sérénité paisible et dialoguée que suggère cette pièce.

 

 

Le choix des musiciens se porte alors sur l’Aria – donc l’avant-dernier des quatre mouvements – de la Pastorale pour orgue (BWV 590) de Johann Sebastian Bach. La pièce est simple. Une mélodie se détache d’un accompagnement essentiellement constitué d’accords rythmant les trois temps. Sur ces accords batifolent des triolets de doubles croches. Jouée cette fois sans traîner – partant, à un tempo judicieux –, elle offre l’occasion au soliste d’explorer les différents registres et de dialoguer avec son complice percussionniste jusqu’à la suspension finale… puisque ce mouvement en appelle un autre. C’est d’ailleurs un regret : que la dimension très personnelle du livret, disponible en anglais et en allemand seulement, ne permette pas d’aborder la construction du programme et sa signification. Est-ce faute de place, ou est-ce un choix visant à laisser une part de réflexion voire de rêverie personnelle à l’acquéreur du disque ? Mystère…
… mais les artistes ont peut-être anticipé sur ce type de questionnement puisque l’Ave Maria en Do d’Astor Piazzolla [seul extrait disponible, à notre connaissance, sur YouTube] est précédé d’une introduction additionnelle – décidément la marque de fabrique d’Andrei Pushkarev ! – citant le prélude de Johann Sebastian Bach sur lequel Charles Gounod a posé son propre Ave Maria. Surligner l’intertexte auquel se rattache l’œuvre présente est une astuce pour expliquer ce que fabrique le roi du tango dans un disque intitulé Bach frequencies 60-90. Peut-être regrettera-t-on que cette première mesure de Bach remplace l’accompagnement écrit par Piazzolla pour l’incipit de son thème ; mais l’on s’inclinera devant le son cristallin, proche de celui du célesta, délivré par le vibraphone dans les aigus de son solo… malgré un montage qui eût pu être, imagine-t-on, plus feutré (2’08). De même, d’autres libertés – comme le choix de répondre à la question descendante du soliste ou d’inverser provisoirement les rôles à la reprise en créant un contrechant pour le violoncelle – paraissent particulièrement pertinentes ; et le résultat est pour le moins pimpant.
Pour la trilogie suivante, l’arrangeur s’inspire tant d’une partition d’Alessandro Marcello ou de ce que l’on en a reconstitué – d’où l’absence, par ex., de l’accord de La, six mesures avant la fin, au troisième temps, ou celle de tierce picarde sur le dernier accord – que de la transcription pour clavier queJohann Sebastian Bach a signée (« surtout pour l’ornementation », stipule le livret). Les trois cocos complètent donc leur programme par le Concerto en ré mineur pour hautbois. L’Andante e spiccato liminaire est pris à allure très modérée. Même si, à l’aune des versions parfois virtuoses à l’excès, le résultat pourrait paraître appliqué plus qu’allant, qui permet de mieux apprécier le double contraste :

  • entre les deux percussions et le violoncelle, d’une part ; et
  • entre les deux percussions elles-mêmes, d’autre part.

L’Adagio, dont nous parlions tantôt grâce à Vittorio Forte, s’ouvre sur un accompagnement octavié, qui prend ainsi une couleur très distincte de ce que certains auront dans l’oreille. Le vibraphone et le violoncelle piccolo ne traînent point sans presser pour autant, menant la barque de l’émotion à bon port en évitant de surjouer. Le Presto permet au trio d’échanger davantage que sous la forme dialoguée imposée par le deuxième mouvement.

  • L’énergie des coups d’archet,
  • l’art du détaché et
  • le soin apporté tant aux nuances qu’à l’ornementation

contribuent à rendre l’arrangement de ce mouvement bien plus convaincant que saugrenu.

 

 

À l’issue de ce concert d’une petite heure, les artistes offrent un bis, en l’espèce l’adaptation de « Jesus bleibet meine Freude », dit « Jésus, que ma joie demeure ! », extrait de la cantate Herz und Mund un Tat und Leben [« Le cœur et la bouche et l’action et la vie », tu parles d’un titre] (BWV 147). Le texte explique que, Jésus étant « le trésor et le délice de mon âme », pas question de le laisser un instant « hors de mon cœur et de mes yeux ». L’arrangement s’ouvre sur une introduction curieuse et point sotte puisqu’elle joue à plein de l’originalité de l’instrumentarium. Tranquille et jouissant à fond

  • du legato et des pizzicati de Julius Berger,
  • du mystère résonant d’Andrei Pushkarev et
  • de la rythmique fine de Pavel Beliaev,

le golden hit clôt en beauté un projet étonnant qui, si l’on en accepte l’augure, séduit par son audace incongrue ainsi que par la revanche qu’il célèbre de la musique sur la pandémie et ses conséquences mortifères pour la culture et les cultureux.


Pour acheter le disque à partir du 9 avril, c’est par exemple ici.