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On peut bien sûr regretter un titre en anglais qui dissone avec un contenu 100 % germanophone, mais on voudrait d’abord saluer le geste d’une soprano cherchant en musique la réponse à une double question essentielle :

  • comment devient-on un tueur ? et
  • qu’est-ce que j’attends pour en devenir un ?

Cette question va bien au-delà de la tarte à la crème sur l’origine de la “fascination pour les faits-divers” ou le crime dont nous tartinent les médias en manque d’imagination ou qu’examinent des universitaires comme, parmi moult autres, le récent Goût du crime. Enquête sur le pouvoir d’attraction des affaires criminelles des Roux (Actes Sud, 2023), le collectif Roy Pinker (Faits divers et vies déviantes, CNRS éditions, 2022), ou des littéraires – en témoigne Le Goût du fait divers au Mercure (2018). Ici, l’enjeu est beaucoup plus vivifiant car il nous engage dans la réflexion intuiti personæ, et non dans le flou d’un ensemble de “passionnés”. D’autant que, c’est un fait, nous avons tous eu, selon des fréquences, des dilections et des intensités variables, des envies de meurtre. Pour examiner ce mystère, Katharina Ruckgaber, armée de son pianiste Jan Philip Schulze, propose de plonger dans la psyché humaine avec une hypothèse :

  • sera-ce pas notre aptitude structurelle à faire du mal et à se faire du mal qui nous fascine dans la barbarie ?
  • pour en prendre conscience, est-il sentiment plus indiqué que l’amour, dont les délices sont souvent ravagées par notre propension à tout fiche en l’air, que ce soit à cause de l’échec, de la jalousie, de la naïveté, des cadres ou de l’absence de cadres – bref, de ce qui nous fait passer de l’élévation à la destruction et de l’espoir aux désespoirs ?

À peine a-t-on le temps de quitter les faubourgs,
c’est là le résumé de la vie le plus court,
on se retrouve au cimetière

chantait Maxime Le Forestier en visitant feu tonton Georges. De même,

  • d’Eros à Thanatos,
  • du sublime au sordide,
  • du plus-qu’humain au trop-humain,

Katharina Ruckgaber a décidé de tracer un parcours qui, en musique, nous éclaire sur l’ombre. À cette fin, elle a

  • conçu,
  • enregistré et
  • produit

un récital de lieder d’une originalité et d’une richesse à la fois

  • subtiles,
  • appétissantes et
  • remarquables.

 

 

Six parties bigarrées organisent ces pulsions de mort donc d’amour. La soprano prend l’affaire du début, avec “Heiß micht icht reden” de Hugo Wolf, sur un texte de Goethe où l’on rappelle que, s’il est sympa de s’épancher dans les bras d’un ami, parfois, il faut savoir garder clos son grand clapet. Sans presser, Katharina Ruckgaber et Jan Philip Schulze profitent de l’instabilité solide du lied : sur un accompagnement posé miroite une tonalité de Fa jamais assurée autour de laquelle se déploie une voix expressive qui, comme le texte le mentionne, est tentée par l’explosion aiguë de l’aveu fatal mais n’y peut jamais céder.
C’est Arnold Schönberg, sur un texte de Gustav Hochstetter, que la soprano envoie avertir les gamines pour “fermer le piège” sur l’homme aux mains puissantes susceptible de faire un bon mari et leur éviter la honte suprême : devenir vieille fille pour avoir préféré les papillons aux gars droits. Dans un esprit presque cabaret semblant se moquer de la moraline constitutive du poème ici chanté avec un esprit joliment ironique dont témoignent

  • chromatisme grinçant,
  • sautes de registre,
  • souplesse du tempo et
  • accents hyperboliques synchronisés avec le piano.

Résumons : tout n’est pas dicible, de sorte qu’il faut parfois mettre les pieds dans le plat et témoigner. Ainsi, quand on a bien vécu, on peut prétendre qu’il vaut mieux construire sa vie sagement que papillonner… et, parfois, ce genre de potage pas très ragoûtant fonctionne. En témoigne “Heiratsannonce-Liebeslied eines Kelinbürgermädchens”, la petite annonce passée par une bourgeoise de 29 ans qui aimerait contracter mariage mais, comme elle est flippée et timide, écrire au jrnl qui transm. Entre 6/8 et 2/4, la mélodie revendique son côté parodique et humoristique. Cependant, la soprano se fait séductrice, soutenue par le piano où bat son petit cœur et envolée par la foi qu’elle a dans les liens sacrés du mariage… même si la musique promet quelques désillusions puisque le la bémol aigu ouvrant le “Heiliges Bündnis” dégringolera un octave plus bas à la fin de l’évocation de cette sainte alliance.

 

 

Inutile de faire semblant plus longtemps : qu’il le dise ou qu’il cherche à cadrer les pulsions des moins experts, chacun rêve de se donner “de tout cœur”, titre de la deuxième partie du récital. C’est le projet qui bat dans “Und gestern hat er mir Rosen Gebracht” de Joseph Marx où, profitant d’un texte de Theo Lingen, la narratrice raconte qu’il lui a apporté des roses, qu’elle lui a donc offert le rêve d’une nuit et que maintenant, en attendant ses pas, elle embrasse les roses et rêve ses prochaines nuits. En 6/8 comme le précédent lied, mais dans une écriture bien plus policée, la miniature doit être jouée comme une rencontre amoureuse réussie : “Assez vite, mais sans hâte.” Enveloppée par un piano attentif, Katharina Ruckgaber profite d’une voix

  • ample,
  • aisée et
  • maîtrisée

pour nous parler entre les mots de son émotion intime à laquelle la tonalité rayonnante de La semble promettre de belles concrétisations. On passe un demi-ton en-dessous pour “Begegnung”, second lied de Hugo Wolf inclus dans le récital. La pièce est inspirée par un poème où Eduard Mörike raconte une tempête qui a frappé toute la nuit, à l’extérieur mais aussi dans une petite chambre où les tresses d’une petite minette ont valsé au rythme de torrides baisers dont rêve encore un garçon. La musique est donc

  • tempétueuse,
  • modulante, et
  • infinie

puisque conclue en Mi bémol, ce qui préfigure de fulgurantes revoyures.

 

 

D’où, peut-être, le choix de la joie voire de la “Selige Stunde”, l’heure bénie louée par Alexander Zemlinsky et relancée par Jonas Kaufmann pendant le confinement. Le texte de Paul Wertheimer explique que quand on est ensemble, y a plus de désirs, y a plus de balabala, que du kif, tout est apaisé. La partition bardée des six bémols de la tonalité de Sol bémol, de doubles bémols, d’accidents et d’inévitables modulations permet à la soprano et à son acolyte d’exprimer le bien-être du narrateur entre

  • notes,
  • silences et
  • respirations.

Oskar von Redwitz, via Franz Liszt, vient calmer un peu l’extase en expliquant que ce serait sûrement monstrueusement cool si deux âmes pouvaient, du premier bisou à la mort, ne se parler que d’amour. En d’autres termes, même pas en rêve. L’amour est éphémère ; seule la mort est éternelle. “Love and let die”, on vous dit. En Mi bémol, sur un tempo sostenuto mais pris tranquillou, “Es muss ein Wunderbares sein” prend le temps de rêver à l’impossible. L’attention du pianiste

  • aux intentions,
  • au souffle et
  • au rythme de la chanteuse

est pour le moins admirable. Le second lied d’Alexander Zemlisnky au programme est l’opus 2.

 

 

Geflüster der Nacht” fomenté autour d’un texte de Theodor Storm qui ligote le twist entre amour et mort au cœur du présent album. En gros, le narrateur entend un chuchotement dans la nuit. Il imagine que ce gargouillis pourrait être prémonitoire mais ne sait si la chose est annonciatrice d’un amour à se tordre ou d’un malheur sur le point d’advenir – l’un, au fond, n’empêchant pas l’autre, ça s’saurait. Brillant 4/8 en Mi, permet à Katharina Ruckgaber de

  • susurrer,
  • vibrer et
  • suggérer

sur un piano cristallin sans être neutre grâce à l’art avec lequel Jan Philip Schulze mêle

  • régularité métronomique,
  • précision des accents,
  • agogique signifiante et
  • richesse époustouflante des nuances dans le spectre piano.

Le résultat dévoile une magnifique partition, magnifiquement trop courte et magnifiquement interprétée. Une piste idéale pour crier “encore” et “la suite”, ce que nous envisagerons dans quelque prochain post.

À suivre !


Pour écouter gratuitement l’intégralité du disque, c’est ici.
Pour acheter le disque, il paraît que c’est autorisé, c’est par exemple pour environ 10 €.