L’art de Sylvie Carbonel (Skarbo) – 3/24
Bien sûr, la première de couverture du disque Moussorgsky réédité par Skarbo fait un peu saigner des yeux, avec
- un œuvre devenu une oeuvre,
- le prénom de l’artiste fracassé et
- la photo qui montre la pianiste avec une partition de Prokofiev alors que le disque est 100 % Moussorgsky.
Tant pis : l’essentiel doit être dans
- le son,
- la musique et
- l’art.
Or, après 17 miniatures finement agencées quoique d’intérêt discographique inégal, nous voici arrivés au point nodal du disque : les Tableaux d’une exposition, dont nous avons tantôt rendu compte à l’occasion de leur confrontation avec la géniale version jazz de Pierre-Marie Bonafos, dont le disque ébouriffant est disponible ici pour une somme presque gonflée d’humour.
La première promenade s’avance sans traîner, sur son swing à onze pattes.
- Le rythme est clair,
- la mélodie nette,
- l’allant patent…
même si l’on regrette l’erreur de montage à 1’18, peu excusable pour une réédition à moins que notre lecteur ne soit facétieux, ce qui est autant possible qu’étrange, notre but n’étant point de médire de la technique, ce truc que nous ne captons point ou si peu. Le “Gnomus”
- aux six bémols (sans compter les doubles),
- au beat instable et
- aux unissons aussi moussorgskyens que l’harmonie
est rendu avec
- l’énergie,
- le mystère et
- la hardiesse digitale indispensables.
La promenade II troque le sol mineur pour le fa mineur et les commentaires aigus dont Sylvie Carbonel exprime
- l’élégance immédiate,
- la beauté intrigante et
- la fausse évidence.
Apparaît alors “Il vecchio castello” , andantino ternaire en sol dièse mineur. Le sol – mi bémol du précédent est censé glisser attaca vers le sol dièse – ré dièse donc mi bémol initial, si bien que l’on sursaute devant le même problème de montage que nous entendons sur notre peut-être défectueux lecteur mais qui défait le fondu-enchaîné par une répétition de l’accord conclusif (0’46).
- L’étrange balancement gothique,
- le froufroutement de l’harmonie sur la basse obstinée,
- l’habileté qui permet de faire résonner l’indépendance des voix,
- la concentration des nuances dans un spectre sciemment limité et
- la maîtrise de la pédale (écoutez la semi-disparition du son à 3’07 ou le ciselage des accords à partir de 3’42)
charment l’oreille et l’intellect. La petite promenade III prolonge avec tonicité le sol dièse mineur malgré les pénibles problèmes de montage. La légèreté des dernières croches prélude aux “Tuileries” où l’on entend des “jeux et disputes d’enfants” exposés en Si (cinq dièses, ce qui fait résonner la tonalité précédente aux cinq dièses mineurs).
- Précision,
- dextérité,
- sens du silence et
- absence de pompe
séduisent. Le “pesante” Bydlo persiste en sol dièse mineur, non sans un goût certain pour les audaces harmoniques. La capacité à
- être balourde sans être basse ou lourde,
- varier les caractères,
- suggérer un narratif sans éventer l’énigmatique et à
- se perdre dans les abysses des graves
ne manquent pas de charme.
Dans la promenade IV en ré mineur, on apprécie la finesse des changements de mesure, associant “tranquillo” 3, 5, 6 et 7/4 avec une souplesse qui témoigne de l’intériorisation moussorgskyenne par Sylvie Carbonel, d’autant que cette souplesse n’est pas mollesse : il y a
- des accents,
- des respirations,
- du contretemps,
- du groove,
et écouter cela et la science de glisser d’octave en octave est plaisir. Le “Ballet des poussins dans leurs coques”, cette petite blague (“scherzino”) est brillamment enlevée. La virtuosité ne fait pas plus peur à l’interprète que la musicalité, à l’heure où elle doit affronter un épisode qui, n’en doutons pas, sera bientôt réécrit : “Deux juifs, l’un riche et l’autre pauvre” (renommé depuis “Samuel Goldenberg et Schmuyle”, mais ne doutons pas que la réécriture peut aller beaucoup plus loin). De ré mineur à Ré bémol, l’exposition glisse.
- Efficacité du toucher,
- spécificité des accents,
- saveur du chromatisme
sonnent juste. Le judicieux chromatisme de la promenade V est amené avec fougue et talent par Sylvie Carbonel, fomentant ainsi le liant sur le marché de Limoges et “la grande nouvelle” en Mi bémol (ligué au reste par la persistance du si bémol du précédent interlude).
- Netteté,
- verdeur,
- tonicité,
- modulation revigorante et
- solennité de la forme en arche avec coda
sont supérieurement mêlées jusqu’au passage du si bémol au si – tout est histoire de progression chromatique – des Catacombae stipulées Sepulerum romanum.
- Puissance du largo,
- rage du contraste,
- investissement sans mignardise de l’espace où le son l’emporte sur le nombre de notes à la minute :
on kiffe. S’immisce la fausse promenade VI intitulée con mortuis in lingua morta en si mineur puis en trois portée jusqu’à une fin avec tierce picarde.
- Délicatesse,
- finesse et
- respect du texte
alimentent avec goût cette version. “Baba yaga” et sa cabane sur patte de poules fait peur à souhait.
- L’impulsion rageuse,
- les tenues flippantes,
- les mutations de feeling donc
- les retournements
sont sublimés par le brio d’une interprète heureuse d’être défiée par Modeste qui n’aura évidemment pas raison de son aisance, certainement pas avant “La grande porte de Kiev”.
- La puissance,
- la conception du son et
- l’art incroyable du contraste (écoutez à 0’30, à 1’01, par exemple !)
profitent de l’aisance technique de la pianiste. Malgré les soucis techniques peut-être liés à notre lecteur (mais qui écoute le son sur un support physique nowadays, hein ?), c’est youpi.
À suivre !