Léonard de Vinci, Musée du Louvre, 20 octobre 2019

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“La Vierge à l’Enfant, dite Madone Benois” (ca. 1480-1482), huile sur bois, transposée sur toile, Léonard de Vinci. Photo : Rozenn Douerin.

Léonard de Vinci existe-t-il ? En clair, pour l’évoquer, faut-il peindre son absence plutôt que sa présence, cinq siècles après sa mort ? Telles sont les questions que pose l’exposition-phare du Louvre, celle qui a servi de monnaie de chantage à l’Italie ; celle-là même qui a lancé la mode parisienne des expositions sur réservation (impossible de l’aller voir sans s’être inscrit dans les temps sur Internet) ; celle enfin qui, au vu de son contenu, semble quelque peu survendue tant le projet annoncé, étouffé sous une chape de superlatifs, paraît en décalage avec la réalité. Car, disons-le d’emblée, aller voir cette expo pour se concentrer sur les chefs-d’œuvre de Leonardo est susceptible de susciter une certaine déception. Aussi conseille-t-on de l’aller voir sous l’angle de l’esquive, de l’absence, de l’à-côté, en quelque sorte des ombres qui canalisent la lumière comme ces œuvres que Léonard n’a jamais finies, à l’instar de la Joconde.
Pour y parvenir, il faut s’extraire des promesses d’exposition “du siècle” rassemblant “des chefs-d’œuvre que l’on ne réunira plus jamais”. En effet, des chefs-d’œuvre, il y en aura, mais dilués dans une profusion de pièces dont la nécessité n’éclate pas toujours aux yeux du clampin. Il faut aussi passer outre la présentation par le pantin bombardé ministre de la Culture, pour qui, puisque Léonard était passé d’Italie en France, la culture française n’est issue que de l’immigration et de l’étranger, ainsi qu’il fut affirmé lors de son intervention inaugurale. Il faut, en somme, entrer dans l’arène, sans faute d’orthographe mais avec l’enthousiasme crédule du visiteur de bonne volonté. Car ceci n’est pas qu’une exposition de Léonard de Vinci ; c’est surtout une exposition autour de l’œuvre de Léonard. Examinons, donc, les huit diversions que les commissaires ont développées pour mettre en place cette exposition en négatif.

Diversion 1 : les “reconstitutions”

Des indices ne trompent pas. Ainsi, il faut attendre la septième pièce de l’exposition pour tomber sur une œuvre de Léonard de Vinci. À l’inverse, les deux premières propositions sont des pièces rapportées. D’abord vient une sculpture d’Andrea del Verrochio, prof de Léonard. Ensuite, apparaît un “essai de reconstitution expérimentale du relief” d’une draperie de Léonard. À ce stade, on pourrait accepter l’idée d’une entrée chronologique (l’enseignant) puis latérale (l’invention de Leticia Leratti) dans le travail de la vedette ; même si l’on est plutôt venu pour voir du grand Léonard, cette positivation, tsoin-tsoin, est sans doute une bonne astuce pour valoriser cette initiative.

“La Cène” (ca. 1506-1509), huile sur toile, Marco d’Oggiono, d’après Léonard de Vinci. Photo : Rozenn Douerin.

Diversion 2 : les copies

Parmi les pièces indéplaçables, la fresque de La Cène se pose là. On regrette néanmoins que le Louvre s’en soit tenu à sa seule copie, celle de Marco d’Oggiono dont, du coup, d’autres tableaux comme le “Portrait d’enfant” gonflent le catalogue. La Cène d’Oggiono orne d’ordinaire la chapelle du musée national de la Renaissance d’Écouen. Le Louvre se contente d’y ajouter des études de têtes d’apôtres de Giovanni Antonio Boltraffio, un autre copiste – dont, du coup, d’autres tableaux comme la “Jeune fille couronnée de fleurs” gonflent le catalogue, chanson connue. Peut-être une confrontation de copies d’époque aurait-elle été d’un plus grand intérêt voire plus digne d’une exposition censée faire date. Car ce n’est évidemment pas que ces œuvres d’autres artistes soient inintéressantes, loin s’en faut, mais la portion réservée aux grandes pièces de Léonard paraît, elle, congrue.

“Portrait d’homme portant un sesterce à l’effigie de Néron” (huile sur bois), Hans Memling. Photo : Rozenn Douerin.

Diversion 3 : les pièces d’autres maîtres

Le discours justifiant la présence de peintures ou de sculptures ou de dessins d’autres artistes que Léonard tient parfois de circonvolutions réservées à des experts. Ainsi du Portrait d’homme portant un sesterce à l’effigie de Néron de Hans Memling (1435-1494). Quel rapport avec Léonard ? La question aurait mérité de rester suspendue. Hélas, le visiteur assez armé aura seul la chance de connaître une impossible justification. En l’espèce, la présence des lauriers laisse supputer que l’homme représenté pourrait être Bernardo Bembo. Et ? Eh bien, on retrouve le même emblème au dos du plus ancien portrait de Léonard. Voilà. Admettons que, en matière de capillotractage, on a peu souvent vu aussi audacieux.

Diversion 4 : les pièces de collaborateurs

Nommément cités ou non, les assistants de Léonard sont honorés par de nombreuses pièces. D’autres assistants sont célébrés, tel Aristotile da Sangallo, dont la Bataille de Cascina s’inspire d’une esquisse de Michel-Ange – et dont la présence dans l’exposition de Léonard s’explique sans doute parce que le tableau évoque une “bataille”, comme la singulière Bataille d’Anghiari, “d’après Léonard”, quoi que les deux faits soient distants de 80 ans et les tableaux sans doute d’un bon demi-siècle. Deux hypothèses nous saisissent alors :

  • ou il y a une logique interne à de telles concaténations, mais un minimum de pédagogie eût été utile pour en faire profiter le clampin de notre acabit ;
  • ou il s’agit de profiter de cette exposition pour confronter Léonard à d’autres artistes de la Renaissance, et il eût été sain d’introduire cette nuance, fût-elle moins vendeuse, dans la communication.

Une troisième piste, hélas trop ambitieuse, aurait pu avoir son intérêt : confronter Léonard à sa postérité artistique, genre “Léonard dans l’art”. La tension entre une exposition sur Léonard et le recours à des pièces pas-de-Léonard peine à se satisfaire de l’idée que, in fine, Léonard a peu achevé ses projets créatifs.

“Portrait d’une dame de la cour de Milan, aka La Belle Ferronnière” (ca. 1490-1497), huile sur bois de noyer. Photo : Rozenn Douerin.

Diversion 5 : les réflectographies infrarouge

De nombreuses “réflectographies infrarouge” parsèment l’exposition. Elles révèlent “toute trace au carbone à l’intérieur d’une peinture et en révèlent le dessin”. À notre sens, elles pâtissent de trois défauts :

  • elles semblent, proportionnellement, nombreuses, comme si elles dévoilaient moins ce qui était caché qu’elles ne tentaient de cacher ce qui est dévoilé, c’est-à-dire la disproportion entre l’évenementialisation et l’exposition elle-même – en clair, en dépit de leur haute technicité dont nul ne doute, elles semblent parfois faire office de docte remplissage ;
  • elles sont difficilement intelligibles pour les simples curieux – parfois, l’on voit deux têtes sortir d’un même corps, mais dire que cela nous apporte beaucoup sans une transcription immédiate serait exagéré ;
  • elles ne sont pas souvent confrontées aux œuvres dont elles présentent les étapes de création (c’est toutefois le cas, par ex., pour la Vierge à l’enfant dite Madone Benois et de La Belle Ferronnière), ce qui amoindrit leur intérêt.

Du coup, en illustration, j’ai préféré mettre un tableau à sa réflecto infrarouge. Ceux qui veulent voir l’infrarouge en vrai peuvent réserver leur billet !

Diversion 6 : les pièces mineures

Les trois types de pièces qui semblent majoritaires, dans cette exposition de prestige, sont peut-être :

  • les innombrables pièces mineures – dont les “draperies” surtout maison ;
  • les esquisses et études, parfois peu visibles ou d’intérêt apparent très limité, voire du prof du maître plutôt que du maître (ainsi des “Études d’enfants” d’Andrea del Verrocchio) ; et
  • les copies d’études (ainsi de cette “Tête de saint Jean-Baptiste” que l’on retrouve dans la Vierge au rocher, qui est une copie réalisée par un assistant d’après un carton préparatoire, reprise ultérieurement par un autre assistant – c’est tout à fait historique, mais n’y avait-il pas plus passionnant à négocier, quitte à taper ailleurs que dans les réserves du Louvre ?

Car c’est bien de cela qu’il s’agit – énoncer la surprise entre une exposition sur un maître, et se retrouver souvent confronté soit à un making of forcément très partiel, soit à des témoignages de deuxième ou troisième main, soit à des pièces d’autres artistes ayant vécu en même temps que la star. Ce n’est pas infamant, mais c’est très partiellement le sujet.

Diversion 7 : les pièces rapportées

Une partie de l’exposition est consacrée aux sciences. Elle est indispensable pour comprendre la spécificité de Léonard de Vinci qui a su être un savant et un inventeur en plus d’être un artiste spécialiste des proportions et du mouvement, ce qui n’est pas tout à fait rien – d’autant que les deux facettes de son art surent se féconder l’une l’autre. On y regrette deux éléments :

  • l’absence d’une scénographie plus engagée, peut-être plus pédagogique, en tout cas plus imaginative pour aider le clampin à ressentir l’importance, la pertinence et le caractère novateur de ces petits graffitis entourés de pattes de mouches ;
  • le rajout de pièces connexes comme ces éléments géométriques de Luca Pacioli, certes “grand ami de Léonard”, mais dont la présence sonne moins comme un souci de faire résonner le travail scientifique de la star à l’échelle italienne (les échantillons restant limités) qu’une envie d’étoffer certains stands – joliment, certes, mais avec une gourmande tendance au presque hors sujet.

Diversion 8 : le gag de la réalité virtuelle

Une salle spécifique permet de s’offrir une “expérience immersive” de sept minutes pour “dissiper certains des nombreux mythes et légendes relatifs à la Joconde en expliquant clairement l’identité du modèle et la façon dont il est vêtu” tout en “dévoilant les détails invisibles du paysage original peint derrière le modèle”. Par-delà l’aspect ludique, voilà qui est symbolique : présenter une vidéo moderne pour parler d’une œuvre non intégrée à une exposition (la Joconde reste dans son bunker à l’étage), ou “dévoiler des paysages invisibles” au lieu de donner à voir davantage du paysage vincien… Par chance, nous avons pu profiter de l’impossible improbable : fréquenter la madone en vrai, dans l’immense salle des États quasi vide. On va pas se mentir : ça (aussi ?), c’est une sacrée immersion.

Et en même temps…

… si notre projet, c’est :

  • de découvrir des pièces esquissant le travail de Léonard de Vinci ;
  • de se replonger dans ce contraste perpétuel entre le beau et le torturé qui apparaît dans le rapprochement d’études contrastées ;
  • de regretter La Dame à l’hermine puis d’admettre que, bah, tant pis pour cette fois, La Belle Ferronnière est du même bois ;
  • de comprendre en cheminant que la peinture de la Renaissance ne se pratiquait ni seul, d’où les collègues et les ateliers, ni sur un coup de tête improvisé, d’où la palanquées d’études proposées ;
  • d’admettre que la personnalité artistique de Léonard de Vinci ne se laisse pas percer en une visite d’exposition, si richement dotée soit-elle ;
  • et de retrouver en vrai des peintures que l’on connaît parfois comme décors des boîtes Delacre de nos mères-grands, ou comme sujets des puzzles de 1500 pièces jamais finis (et souvent jamais commencés),

alors cette exposition, assurément moins spectaculaire qu’annoncée, mérite le détour. Réussir à faire abstraction du battage qui l’enveloppe est certes une condition indispensable. Et après ? Pas de quoi nous faire peur ! Si même l’ignoble Pharaon qui détruit notre système de solidarité et de protection sociales, qui ruine la culture et ses acteurs, qui veut nous soumettre aux exigences de ses pairs riches entrepreneurs et banquiers, si même ce gibier de potence prétend maîtriser la Pensée complexe, hé ! pourquoi pas nous ?