“Les Brigands”, Opéra Garnier, 24 septembre 2024 – 2/2
L’histoire qui suit paraîtra vaguement inspirée par le livret d’Henri Meilhac et de Ludovic Halévy pour Jacques Offenbach. Toute coïncidence n’est pas fortuite puisque c’est lui qui a suscité ce remix réécrit par
- Antonio Cuenca Ruiz pour les dialogues parlés,
- Sandrine Sarroche pour un hors sujet et
- Barrie Kosky pour la mise en scène.
Soit donc, pour ouvrir l’opéra dans une esthétique de bar à putes, une religieuse et ses danseurs. C’est ainsi qu’apparaît Ernesto Falsacappa, le chef des brigands, déguisé en Harris Glenn Milstead, aka Divine, drag vedette des États-Unis (merci Charles Derlincourt pour la référence), ici chanté et joué par Marcel Beekman. À peine la farce liminaire effacée, il ou elle boit une cannette – c’est dire si la dramaturgie s’annonce finaude. Pour éviter de s’escagasser, on tâche de se concentrer sur la musique. Dans un théâtre redoutable pour les gosiers et bondé jusqu’au fond des loges, Marcel Beekman n’éblouit pas par la puissance de sa voix et a l’intelligence de ne pas chercher à surenvoyer. De fait, en dépit d’une direction d’acteurs qui le pousse plus vers un personnage de la cage aux folles que vers celui du grand chef en délicatesse avec ses hommes et sa fille (ce qu’il est censé être),
- la justesse,
- les intentions et
- l’effort de diction
sont louables. L’orchestre, sous la baguette de Stefano Montanari, suit les breaks et les changements d’atmosphère avec fluidité. Tandis que Falsacappa est censé fomenter un gros coup et sollicite pour ce faire sa fille Fiorella (Marie Perbost), ladite fille se retrouve entourée de gogo danseurs en slips. Est-ce l’effet, éventuellement cumulé,
- de l’incongruité scénique,
- d’une prononciation qui s’efface derrière l’enjeu musical ou, très probablement,
- d’une acoustique déformée pour nous qui sommes engoncés dans une loge de face ?
Le résultat est là : nous ne comprenons presque pas un traître mot aux premières interventions de Marie Perbost. C’est encore plus confus pour son crush, le Fragoletto d’Antoinette Dennefeld, qui semble chercher ses marques, ce qui est compréhensible pour une deuxième représentation. Si l’on s’en tient à la seule musique, la vue de l’oreille – et hop – est meilleure.
- Les voix sont belles,
- l’orchestre est attentif à nuancer, et
- les chanteurs – solistes ou artistes de chœur – font leur possible pour sauver ce qui se peut de l’opéra en exécutant avec force et sensibilité leurs
- airs,
- ensembles et
- changements de ton.
Rodolphe Briand paraît même s’amuser de devoir se dépatouiller avec un Pietro, bras droit de Falsacappa, que les costumes de Victoria Behr ont affublé d’un T-shirt résille et d’une casquette, accoutrement post-Freddie Mercury sans doute fort recherché dans le Marais, le vendredi soir venu, mais dont la pertinence paraît ici aussi grande que la nomination d’un ministre pour la cohésion des ministres dans un gouvernement de crise. Les artistes essayent bien de jouer, voire essayent de jouer bien ; seulement, ils ne peuvent qu’être tiraillés entre les choix de Barrie Kosky et ce qu’ils sont censés chanter et dire, les deux ne matchant guère. Pour les aider, Antonio Cuenca Ruiz propose des dialogues parlés allant dans le sens plus koskyen que coquin. C’est
- parfois mauvais,
- fréquemment plat et
- souvent nullissime.
Ainsi, la consensuelle ridiculisation de l’antisexisme, pour expliquer que dénoncer le wokisme est entre méchant et facho, trop plate, ne fonctionne pas. Falsacappa, définitivement regenré par le metteur en scène, est accoutré comme une tenancière de bordel cheap pour touristes de banlieue marseillaise s’égaillant à Pattaya pour s’égayer. Sur scène, les brigands se préparent à festoyer, au point que Rufus Didwiszus sort les grands moyens, en l’espèce un rideau représentant la montagne, wow. Pour son initiation, Fragoletto, ancien banquier tombé en amour de la fille du malfrat, se retrouve en
- culotte,
- T-shirt et
- tatouages
mais, heureusement, surgissent (trop tard, comme le veut leur fonction) les carabiniers menés par Laurent Naouri pour nous réjouir d’un tube de Jacques O. On en avait bien besoin, ce dont témoignent paradoxalement les copieuses huées qui accompagnent le baisser de rideau.
L’acte deuxième, ouvrant la seconde partie, décompose un décor entre des tentures figuratives et une estrade type café. C’est que, dans l’auberge, un piège est en préparation pour permettre aux brigands de récupérer les trois millions grâce auxquels le duc de Mantoue (Mathias Vidal) achètera et épousera la princesse de Grenade – d’où l’idée que Fiorella, pas indifférente au duc, remplace la vraie princesse. Les dialogues parlés atteignent un niveau à faire pâlir les griffonneurs du Miel et des abeilles (“Allez, on se sort les doigts !”). Back to strategy : la musique, malgré tout, nous permet d’apprécier un premier chœur fort bien troussé par des brigands déguisés en mendiants. Falsacappa a opté pour une robe brillante résolument drag, c’est à la fois
- vilain,
- vulgaire et
- saugrenu,
un combo qui n’est pas un mince exploit. La série de substitutions s’engage : les mendiants redeviennent brigands, puis se transforment en marmitons, gens de Mantoue et envoyés de Grenade. Jacques Offenbach, puissamment inspiré, mêle avec métier les dispositifs vocaux.
- Duos,
- trios,
- ensembles,
- airs avec ou sans le chœur
se succèdent, s’entrechoquent et se tuilent avec bonheur. Marcel Beekman se bat comme un beau diable pour faire pétiller malgré lui le naufrage scénique. Il incarne son personnage autant que le faux sens volontaire de Barrie Kosky le lui permet, s’amusant à réussir jusqu’aux voix contrefaites comme celle de la voyageuse. Le baron de Campotasso de Yann Beuron est solidement campé :
- timbre souple,
- aisance scénique,
- interactions convaincantes avec les collègues.
Hélas, la production ne cesse de ramener le spectacle vers le bas. Les gags fomentés par le dramaturge Antonio Cuenca Ruiz clapotent dans le graveleux itératif. Rodolphe Briand se fait tripoter des nichons symbolisés par des louches (avec un “o”), enough said ou presque, car on ne peut passer sous silence la fausse résurrection des Ménines, avec
- princesse noire aux grotesques cheveux en plastique,
- chevaux de bois, à roulettes et avec têtes en peluche, et
- praticables mobiles pour figurer la religion.
D’où nous sommes, le grand air du comte de Gloria-Cassis, interprété par Philippe Talbot, manque de puissance et de graves, mais l’élégance du timbre empêche de résister au plaisir de se souvenir que “y a des gens qui se dis’t Espagnols et qui n’sont pas du tout Espagnols”, évidemment ! Quand arrivent les carabiniers, ils sont évidemment en vestes et slips, sans doute parce qu’il était difficile d’exiger d’un Laurent Naouri, tout joyeusement investi dans son personnage qu’il soit, de montrer sa bistouquette, même si la performance, fût-elle exécutée par une des grandes figures lyriques hexagonales, n’aurait certes pas déparé dans la vulgarité ambiante. Marie Perbost semble avoir trouvé son rythme puisque, pour chanter son amour, elle claque un très réussi “Vraiment, je n’en sais rien, madame” avec
- l’intensité indispensable,
- les aigus impeccables qu’exige la partition et
- une remarquable synchronisation avec l’orchestre.
Puis la vie reprend ses droits : on repousse l’autel sur roulettes, Falsacappa arbore une robe à paillettes sans coiffure, et les carabiniers reviennent sur leur chevaux de bois avec la gueule de bois itou et des lunettes de soleil. Ô apothéose !
Avant le troisième acte, pendant le changement de décor, un clown vient passer l’aspirateur en avant-scène, remportant un triomphe flattant le mépris pour les spectateurs de la bande à Kosky. Puis, pour fêter l’EDVG du duc de Mantoue, des moinillons et des religieuses à cornettes dansent avant qu’Antonio-le-caissier ne soit regenré à son tour, au profit de Sandrine Sarroche, qui lit le monologue versifié – digne des pires heures du festival de Montreux, et c’est pas ça qui manque – qu’elle s’est écrit pour “le palais Barnier” avant de pousser la chansonnette devant des danseurs en boxers.
Slips à paillettes et chaussures de drags sont re-de sortie, sous l’œil du chœur où l’on reconnaît Luca Sannai et Marie Saadé, aux premières loges. Quand l’éclairage d’Ulrich Eh joue à “c’est votre dernier mot, Jean-Pierre” pour animer le happy end, on
- lâche l’affaire,
- arrête de prendre des notes et
- essaye de se reconcentrer sur la musique – à force, c’est pas si simple.
En effet, une fois de plus, sur la scène des opéras nationaux de Paris, l’œuvre a été polluée sans vergogne par des paltoquets malaisants, transformant une soirée propice à la joie et aux rires en moments de consternation et de soupirs. Face à cette machine à broyer du plaisir pour produire de la déception,
- la partition,
- la prestation de l’orchestre et
- le désir de bien faire des chanteurs, solistes ou choristes,
ne peuvent pas grand-chose, en dépit du roboratif et brillant florilège final. Souhaitons aux prochains spectateurs une grève des techniciens, qui leur permettrait d’entendre l’opéra sans subir sa déplorable traduction scénique. Resteraient, il est vrai, les parties parlées, grotesques et lourdaudes, mais une partie des nuisances serait déjà évacuée, en attendant que “quelqu’un tourne l’interrupteur des étoiles”, selon l’expression de Luis Buñuel (in : Le Chien andalou et autres textes poétiques, trad. Jean-Marie Saint-Lu [1995], Gallimard, “Poésie”, 2022 p. 129).