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Jean-Luc Thellin en répétition à l’orgue de Notre-Dame. Photo : Bertrand Ferrier.

 

À l’occasion de la sortie de sa remarquable intégrale-et-plus de l’œuvre d’orgue de César Franck, Jean-Luc Thellin, nouvel organiste de la cathédrale de Chartres, nous révèle, en quatre épisodes, les coulisses intellectuelles, musicologiques, techniques et sentimentales (ça joue) d’un tel projet…

 

Premier épisode : comment devenir franckiste
Deuxième épisode : pourquoi enregistrer César Franck
Troisième épisode : pourquoi jouer Franck est autobiographique
Quatrième épisode : comment vivre après un rêve (à paraître le 6 février)

 

Troisième épisode
Pourquoi Franck est autobiographique

 

Dans les entretiens, vient souvent un moment où l’interviouveur rappelle à l’artiste ce qu’il subodore mais dont il arrive à faire fi : il n’est pas le seul artiste. Or, pour Jean-Luc Thellin, expliciter comment il s’est construit, comment il développe les projets qui le structurent, quelles relations il entretient avec ce bruit de fond qu’est ce qu’il n’aime pas considérer comme « la concurrence », ce n’est pas seulement l’occasion de défendre son projet, c’est surtout l’occasion d’exprimer sa conviction qu’un artiste est une singularité. Donc que, dans Franck par Thellin, il y a aussi « Thellin ». Entre maîtrise et émotion, découvrez l’organiste et le fomenteur de projets audacieux comme il s’est rarement livré.

 

Jean-Luc, dans un premier épisode, nous avons vu pourquoi tu tenais à enregistrer Franck. Le deuxième épisode nous a aidés à comprendre comment tu étais passé du désir au projet. À présent se pose une question : comment es-tu passé à la concrétisation ?
En effet, avant la décision de faire cette intégrale, ça n’était pas simple ; après, ça ne l’était pas beaucoup plus ! Une fois que je me suis dit : « OK, on y va », j’ai contacté une première maison de disque qui a regardé le dossier. Puis ça n’a pas pu se faire, et j’étais un peu dépité. J’en ai parlé à un ami qui, grâces lui soient rendues, m’a suggéré de contacter Stéphane Béchy. Aussitôt, Stéphane a été emballé par l’idée d’inclure les transcriptions dans l’intégrale. Il restait juste quelques petits détails à régler, comme, par exemple, trouver l’argent pour l’enregistrement à la Salle philharmonique de Liège.

C’est vrai que l’on pourrait s’imaginer qu’un artiste est payé pour enregistrer des disques. Pourtant, le plus souvent, et nous en parlions tantôt avec l’altiste Marion Leleu, c’est lui qui paye ou qui boucle le budget. Et, plus le projet est ambitieux, plus l’artiste doit raquer !
Logique : la Salle philharmonique de Liège, on ne te la prête pas, il faut la louer. Le preneur de son (Paul Baluwe, un véritable orfèvre), il vient faire son métier. Bref, avec tous les frais annexes, à partir du moment où on a décidé qu’on allait enregistrer les transcriptions à Liège, il a fallu ajouter 50 % au budget.

 

« Je voulais apporter quelque chose qui n’existait pas »

 

Les transcriptions étaient importantes pour toi, mais le voyage de Liège ne risquait-il pas de compromettre la faisabilité de ce projet déjà loin d’être anodin ?
J’avais prévu un petit et un grand projet. On a opté pour le grand. C’était ambitieux, assurément, mais c’était la bonne idée parce que la Symphonie n’avait jamais été enregistrée sur l’orgue de la Philharmonie liégeoise, et les Variations symphoniques n’avaient jamais été enregistrées dans cette transcription pour orgue solo. Ces nouveautés pouvaient, en soi, apporter quelque chose à la discographie, quelle que soit la manière dont on apprécie mon interprétation, juste d’un point de vue objectif, juste pour le contenu.

 

 

Alors que ton interprétation est, pour toi, le cœur de la question, ces transcriptions te permettent de balayer les deux soupçons-réflexes : enregistrer Franck, c’est un passage obligé (sous-entendu fastidieux) pour un organiste franco-belge ; et enregistrer une intégrale, c’est surtout s’offrir une belle carte de visite (et peu importe ce qu’il y a dedans)…
Je n’imagine pas un instant que je puisse faire un disque par obligation. Tu imagines l’énergie que ça demande, faire un disque ? En revanche, j’aimais profondément l’idée d’apporter quelque chose qui n’existait pas encore.

D’un point de vue marketing, c’était d’autant plus malin que les intégrales du bicentenaire étaient presque légion.
Oui, de très, très belles intégrales sont sorties en 2022, et il faut saluer le travail de Michel Bouvard ou d’Olivier Vernet. Ce sont de très belles intégrales gravées sur de très beaux instruments.

Côté instrument, là aussi, tu as dû et su réagir après une grosse déception.
Le fait est que, initialement, je devais enregistrer à la Madeleine parce que, je l’ai dit, c’est un orgue qui me parle particulièrement.

Certains pinailleront en jugeant qu’il est un peu trop ancien pour être typiquement franckiste…
C’est vrai que, d’un point de vue strictement chronologique, il est très précoce, pour ainsi dire. On n’est pas dans les années 1860, et on n’est pas sur un Cavaillé-Coll de troisième génération (la première, c’est les années 1840 ; la deuxième, les années 1850). Donc, non, ça n’aurait pas été la même gestion des timbres, car la facture est spécifique. Mais quel bonheur ç’aurait été, aussi !

 

« Je ne joue pas Franck, je joue vingt ans de ma vie »

 

En fine critique musicale, la Ville de Paris a empêché ce terrrrrrible blasphème historiciste de prendre place.
Oui, tout est parti à l’eau à cause des travaux commandités par la municipalité. Or, il y avait urgence. Je voulais enregistrer, il fallait sortir le coffret en 2022… Aussi me suis-je affairé à chercher une solution de remplacement. Longtemps en vain, d’ailleurs ! Je n’arrivais pas à dénicher un instrument adéquat et disponible. J’ai trouvé plein d’« instruments intéressants mais ».

C’est quoi, des « instruments intéressants mais » ?
Eh bien, par exemple, ce sont

  • des instruments intéressants en théorie mais, en pratique, pas en état ;
  • des instruments intéressants mais abrités dans des églises pas en état ;
  • des instruments intéressants mais en chantier ;
  • des instruments intéressants mais tenus par des titulaires qui s’opposent au projet ;
  • des instruments intéressants mais gérés par des mairies qui refusent ; des instruments intéressants et en état mais sur lesquels des enregistrements Franck sont déjà prévus ou ont déjà saturé l’illustration discographique de l’orgue…

Bref, rien qui résolve mon casse-tête.

Jusqu’au flash.
Un jour, je me suis souvenu tout à fait par hasard…

 

 

Pardon de t’interrompre, mais signalons tout de même que tu es un homme du hasard. Il y avait déjà eu le hasard de La Flûte de Pan, que tu as raconté dans le premier épisode du présent entretien, voici le hasard des méandres de ta pensée. Je te rends la parole…
C’est bien tout à fait par hasard que je me suis souvenu que, quelques années auparavant, j’avais remplacé Thomas Monnet à l’église Saint-Maurice de Bécon-Courbevoie. J’avais trouvé ce Cavaillé-Coll vraiment magnifique. Je me suis précipité pour vérifier sa composition. Tous les critères étaient réunis ! En plus, il y a deux boîtes expressives, donc il y avait moyen de jouer avec précision sur les teintes et les nuances… Voilà pourquoi j’ai choisi cet orgue-là.

Même si on ne peut enregistrer ni trop tôt, car il y a du passage, ni trop tard car les voisins veulent dormir.
Cela fait partie des contraintes d’enregistrement auxquelles il faut apprendre à se plier !

Bon, ta cible en vue, il te restait à convaincre les dignitaires locaux, titulaire et curé en tête.
Mon projet et moi avons été très bien accueillis. La preuve : nous avons réussi à mener un projet qui représente, mine de rien, vingt ans de ma vie.

 

« J’avais envie de confier ma vision de Franck au monde »

 

Une fois sauvé, ton projet s’est retrouvé challengé par une double concurrence : celle des figures tutélaires, Robillard en tête, et celle des bicentenaristes dont tu fais partie, qui enregistrent en profitant d’un moment censé être bankable médiatiquement. Le bonus des transcriptions suffit-il, à tes yeux, à singulariser ton approche des douze pièces ?
Écoute, il est important de savoir – et impossible d’ignorer – que l’on n’est pas le seul à enregistrer Franck, surtout pour le bicentenaire. Je savais qu’il y aurait des tas de sorties par des collègues à la fois très prestigieux et très qualitatifs. Je savais aussi qu’il y avait du matériel discographique existant à foison et, parmi eux, des chefs-d’œuvre signés Marie-Claire Alain ou Louis Robillard. Rien qu’à eux deux, ces musiciens pourraient insinuer en toi le démon du à-quoi-bon ! Pourtant, je ne me suis jamais posé la question de : « Est-ce que ça vaut la peine ou pas ? » ou « Pourquoi, moi, faire une intégrale ? »

Autrement dit, tu assumes la contradiction entre « après Robillard, c’est pas la peine » et « je ne me pose pas la question de savoir si c’est la peine ».
Oui. Peut-être parce que les deux sont vrais, aussi bizarre que cela te semble. Et sans doute parce que j’ai une vision de l’œuvre de Franck qui m’appartient. Même si j’ai travaillé avec Robillard, je n’ai pas sa vision. Je ne suis pas Michel Bouvard, je ne suis pas Olivier Vernet, je ne suis pas Marie-Claire Alain : je suis moi. Et, à l’origine, je me suis sans doute dit : « En tant que musicien, si je peux apporter ma petite pierre et faire en sorte que les œuvres de Franck, grâce à ma vision, touchent ne serait-ce qu’une personne de plus, ça vaut la peine. »

 

 

Dit comme ça, c’est mignon. Mais on ne met pas sur la table un budget comme tu as dû en monter un en se disant : « Si ça touche une personne, ça vaut le coût ! » Comment vends-tu, aux décideurs et à toi-même, l’idée qu’il va falloir accumuler une colossale montagne d’argent et d’énergie pour un projet qui ressemble beaucoup à celui que des dizaines d’autres ont mené par le passé… et mènent séance tenante ?
Je ne crois pas que le terme de « vendre » est celui que j’aurais choisi. La réalité est que, quand tu as passé vingt ans à travailler un répertoire, à constater qu’il t’émeut chaque fois que tu le joues, à attacher telle ou telle pièce à tel événement de ta vie, tu penses juste que tu as envie de confier cela au monde. C’est tout. Et je dis : « C’est tout », dans les deux sens du terme – ce n’est rien de plus, et c’est moi en intégralité !

Tu soulignes l’aspect autobiographique d’œuvres écrites par autrui et tu sous-entends que, si certaines pièces de Franck ont une résonance intime en toi, donc que tu dois les jouer parce qu’elles pourront avoir une résonance intime chez les autres…
La musique, c’est ma vie. Donc j’aimerais faire comprendre une chose. Quand tu donnes un concert, tu n’arrives pas les mains dans les poches. Cela représente des années de maturation, et des mois et des mois de travail, davantage encore pour certaines œuvres. Il faut être fier du travail accompli. Moi, j’ai une telle passion pour le répertoire de Franck que j’ai juste eu envie de la transmettre. Alors, oui, derrière cette passion dévorante, il y a un prix. Il faut payer en numéraire pour quelque chose qui est viscéral. Eh bien, allons-y, trouvons l’argent, payons et enregistrons. Parce que c’est primordial pour moi de transmettre ça maintenant. Pendant le confinement, j’ai senti que le moment était venu. Pourquoi ? Je l’ignore. Il n’y avait que l’évidence : it’s now or never ! Donc je l’ai fait. Parce que Franck. Et parce qu’il fallait que je grave ce symbole de ma vie d’organiste. Tout simplement.

 

« Ma manière d’exister, c’est de jouer Franck »

 

D’où ta capacité à enjamber la concurrence.
Même si mes collègues – passés et présents – et moi jouons les mêmes œuvres, pourquoi parler de concurrence ? Chacun de nous apporte quelque chose de différent. C’est cette singularité de chacun qui m’intéresse. Pas le combat de coqs. Pas le risque tellement aléatoire de la comparaison et de la hiérarchisation entre les versions. Mon optique n’était pas du tout celle-là. Mon optique était de dire aux mélomanes : « Mesdames et messieurs, voilà 20 ans de ma vie. De travail. D’amour. De passion. C’est quelque chose que j’ai gardé dans le secret de mon cœur jusqu’à aujourd’hui. Avec ce coffret, je voudrais essayer de vous transmettre ce secret. » Voilà pourquoi c’était important pour moi ; et voilà pourquoi le marché du disque, en quelque sorte, je m’en contrefichais.

Il existe.
D’accord, il existe mais, si tu penses en termes de marché, tu te condamnes à rester conformiste. À jouer petit. À limiter ta musique. À ne plus jamais rien oser. Si tel est ton projet, soi disant « réaliste », ne sois jamais musicien.

 

 

Tu avais fait encore pire quand tu t’étais lancé dans une intégrale Bach.
Oui, et si tu m’avais interviouvé à l’époque, tu m’aurais demandé : « Quel intérêt de sortir une intégrale Bach ? »

C’est garanti.
Un collègue m’a posé la question, et j’imagine que beaucoup y ont pensé sans me la poser ! Ben oui, pourquoi enregistrer tout Bach ? Ç’a déjà été fait mille fois ! Sauf que, cette logique, c’est un prétexte à la paresse et à la médiocrité. OK, ç’a été fait, et alors ? On devient musicien pour jouer le répertoire. Pour ça et pour donner aux autres. Et il se trouve que, avant l’intégrale Franck, je n’avais pas pu donner cette partie de moi au public comme, avant d’enregistrer Bach, je n’avais pas pu donner cette partie de moi au public.

Je te sens remonté contre cette idée du « déjà fait », même si, reconnais-le, la question n’est pas si absurde.
Elle n’est pas absurde, ta question, elle est terrible. Parce que le « pourquoi faire encore ça ? » s’applique à tout. Dans la vie en général, dans la vie musicale en particulier, et dans la vie organistique spécifiquement. Par exemple, pourquoi construire des orgues à la manière de Cavaillé-Coll alors que des Cavaillé-Coll authentiques existent ? Ben parce qu’on a la chance d’avoir des facteurs d’orgue hypercompétents qui permettent aux musiciens de s’exprimer, de faire vivre un répertoire magnifique pensé pour ce type d’instrument et d’exister. Donc ma vraie réponse à la question : « Pourquoi as-tu enregistré une énième intégrale Franck ? », ce serait : « Parce que j’existe, et ma manière d’exister, c’est de jouer Franck. »


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