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Jean-Nicolas Diatkine, le 14 avril 2021. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Après un premier épisode ébouriffant sur l’art de se comprendre et de comprendre une œuvre, Jean-Nicolas Diatkine nous invite à passer un step dans l’intimité de l’interprète et de son travail. Toujours ponctué, hélas, des questions saugrenues de l’interviouveur, l’entretien se faufile cette fois dans la fabrication musicale d’une interprétation et d’un disque.
Nourri par la culture discrètement encyclopédique et intimement habitée qui anime le virtuose, l’échange ouvre, notamment, des pistes pour mieux comprendre ce qui sous-tend la préparation, l’invention et la concrétisation d’un disque de sonates de Beethoven en 2021. Et, comme certains ont posé la question après le premier épisode, rappelons que le disque le plus fraîchement claqué par l’olibrius, dont il est largement question ci-dessous, est disponible ici.

 

Défi 2.
Se construire et construire un programme

 

Si vous le voulez bien, Jean-Nicolas Diatkine, recommençons in medias res : à l’occasion de la parution de votre nouveau disque, vous affirmez que Beethoven est « la base et le sommet » de votre vie musicale. Une telle profession de foi ne vise-t-elle pas à faire taire les chafouins qui soupireront en pensant : « Encorrrre un enregistrement des sonates de Beethoven ! »
Vous me demandez ce qui justifie un nouvel enregistrement de Beethoven ? Laissez-moi vous dire que je me suis posé la question. Pas que pour Beethoven : à chaque enregistrement ! Peut-être parce que je n’ai pas toujours été destiné à être pianiste, mon premier mouvement est toujours de me juger illégitime. Du coup, la question que vous soulevez s’adapte quel que soit le compositeur que je mets sur mon pupitre. On ne peut pas, hélas, la balayer d’un revers de main en prétextant la beauté des pièces, l’importance des œuvres et l’espérance qu’il reste quelques merveilles à dévoiler dans des morceaux que l’on croit connaître. On ne peut pas davantage négliger la question qui accompagne ce doute : dans un monde où beaucoup souffrent et pleurent, à quoi bon jouer Chopin ou, sans jeu de mots, Mahler ? A-t-on besoin de s’escrimer pour faire pleurer encore plus les gens, fût-ce d’émotion esthétique ?

 

« Beethoven a cette force d’ouvrir nos vies »

 

J’imagine que vous avez trouvé une bonne réponse, puisque le disque est là… et que vous êtes toujours pianiste !
Je ne sais pas si j’ai la bonne réponse, mais j’ai trouvé ma réponse à la question : est-ce que ce que je joue sert à quelque chose ? Qu’est-ce que ça apporte aux autres ? Si on ne réfléchit pas à ces questions, comment peut-on aspirer à faire de la musique ?

 

 

Ce questionnement vous permet-il de rester un humaniste, alors qu’un artiste égocentré aurait rétorqué : « Mon Dieu, mais ils n’ont rien compris ! Moi, je vais leur expliquer comment jouer telle ou telle œuvre… » ?
Pour être honnête, il m’arrive d’avoir ce genre de bouffées mais, hélas, la bouffée contraire apparaît immédiatement. Ça ne tient pas la route deux minutes. Ça ne marche pas. Donc, comme toujours, il faut revenir à la partition pour se demander : dans les sonates que je veux graver, vais-je trouver une forme d’encouragement chez Beethoven ? Romain Rolland l’appelle « le consolateur ». Cela fait écho à une autre époque, certes. Il n’empêche ! Beethoven a ceci de très particulier : il a traversé des difficultés personnelles très importantes et, pourtant, il a persisté dans l’idée d’encourager les autres. Il n’est jamais tombé dans un égocentrisme tourmenté, que l’on retrouve davantage chez certains artistes de la fin du dix-neuvième siècle. Je pense que cela peut venir du fait qu’il s’est occupé de ses frères à la place de son père.

Il semble que Beethoven senior n’était pas un zozo très recommandable…
En effet, il était alcoolique au dernier degré et battait son fils bien que celui-ci prît soin des siens. Je suis convaincu que cette attitude forge un caractère. Soutenir les autres est resté gravé chez Beethoven. Ce n’est pas de l’ordre du sentiment ou de l’humeur : c’est structurel, chez lui. Il a ça. Or, quand on saisit cet altruisme dans sa musique, ça ouvre la vie. Quand on trouve sa vie trop petite, l’ouverture est une nécessité. C’est ce que dit le Sûtra du lotus de la loi merveilleuse. La traduction japonaise du chinois ancien l’appelle Myōhō-Renge-Kyō (妙法蓮華経). « Myōhō », c’est la loi merveilleuse ; « renge », le lotus ; et « kyō », l’enseignement. Entre autres, « Myō » signifie «  ouvrir ». Au treizième siècle, le moine Nichiren y a ajouté le mot « nam », qui signifie « je me consacre à », pour formuler son mantra que je récite chaque jour : « Nam Myōhō Renge kyō », que l’on peut traduire par : «  Je me consacre à la Loi merveilleuse du sûtra du lotus. » Il s’agit d’ouvrir en nous quelque chose ; et il y a cette énergie chez Beethoven.

Vous voulez dire que Beethoven était bouddhiste ?
Ce n’est pas du tout ce que je dis, enfin ! En revanche, quand on écoute Beethoven, on découvre des pistes qui nous ouvrent des espaces. Plus on le réécoute, plus on sent que des mondes s’ouvrent à nous. Et c’est ça, ce que je vous dis, Beethoven a cette force d’ouvrir nos vies.

 

« Quand j’imagine un programme, je cherche les haubans »

 

C’est cette conviction qui a justifié et fondé votre décision d’enregistrer trois sonates de Beethoven ?
Évidemment ! Interpréter un Beethoven libérateur, ça a du sens, de nos jours, et ça me passionne d’autant plus que j’ai pensé que je travaillais dans le même sens que le compositeur. Je me suis dit que sa musique était une forme d’encouragement ; donc, qu’en l’interprétant, j’encouragerais mes auditeurs ; et, vous le savez, quand on encourage les autres, on s’encourage soi-même.

 

 

À l’aune de votre discographie, ce disque paraît singulier voire radical. Ce n’est pas la première fois que vous enregistrez « du » Beethoven. En revanche, c’est la première fois que vous gravez une galette 100 % Beethoven. D’ailleurs, vous aggravez votre cas en choisissant trois sonates  (en excluant d’autres formes beethovéniennes). De la sorte, souhaitiez-vous faire un éloge de la diversité qui se cache derrière l’apparente unicité terminologique (« sonate ») ?
Peut-être y a-t-il de ça, mais je ne l’aurais pas formulé ainsi. Au fond, le problème est le même dans toute forme de programme, et la solution définitive se fait toujours attendre : comment choisir puis agencer les pièces pour qu’elles se parlent ? En l’espèce, j’ai pensé que rien ne peut mieux mettre en valeur une sonate de Beethoven qu’une autre sonate de Beethoven. L’expérience du « Carnaval » de Robert Schumann m’a beaucoup marqué. Je l’ai enregistré avec la sonate Waldstein de Beethoven. La réception du disque a divisé les auditeurs en deux. C’en devenait drôle ! Très peu de gens m’ont dit qu’ils aimaient les deux. A posteriori, je vois que cette dichotomie n’a rien d’illogique : chaque humeur trouve agréable ce qui lui correspond. J’ai donc eu des compliments pour les deux parties du disque, mais quasi jamais en même temps.

 

 

J’imagine que, après un concert, il vous arrive d’affronter ce genre de réaction.
Oui, et ce n’est pas toujours agréable. Par exemple, je me souviens d’avoir joué un prélude de Rachmaninoff en bis, après un récital Schubert ; après, les gens ne me parlaient que du prélude de Rachmaninoff. Sur le moment, j’étais secrètement vexé. Puis j’ai compris que le prélude prenait toute la place. Il est tellement expansif et extraverti pianistiquement qu’il occulte le reste !

Surtout après une heure de Schubert…
Disons qu’il exige beaucoup moins de l’auditoire. Les 45’ de la sonate D 960 de Schubert, c’est dur pour le pianiste mais aussi pour ceux qui l’écoutent. Si, au-dessus de ce gâteau, on met de la chantilly, il est possible que les gens s’exclament : « Hum, délicieuse, cette crème ! » et ne parlent pas du tout du gâteau. Même topo pour Beethoven : quand il a présenté le sublime quatuor opus 130 à Mathias Artaria, son éditeur, celui-ci a retoqué le quatrième mouvement, une fugue monumentale, qu’il jugeait, en substance, injouable et invendable – c’est devenu la grande fugue opus 133 ; et il a exigé du compositeur un autre quatrième mouvement, beaucoup plus simple. Quand le compositeur  a appris par son neveu que, lors de sa création par Ignaz Schuppanzigh et ses confrères, seuls les mouvements les plus courts de son quatuor (dans sa version avec la fugue) avaient eu du succès, il était furieux contre les auditeurs, ces « ânes » qui n’aiment que « les friandises » ! Beethoven a donc écrit un mouvement court et simple à souhait où, visiblement, il se fiche de son éditeur et de son auditoire.

Ainsi, même Beethoven avait été questionné par la mise en valeur des morceaux les uns par rapport aux autres !
C’est fort de son histoire et de mon expérience que j’essaye toujours de penser l’agencement des programmes. D’autant que, quand j’ai envie de jouer une sonate, je ne réponds pas à une nécessité sociale. Je suis beaucoup plus égoïste et ne réponds qu’à mon timing personnel. Sinon, j’en serais incapable. Après, si ça coïncide avec une demande du public, tant mieux… ou tant pis, car de si nombreux disques sont parus ou ont été réédités à l’occasion du 250ème anniversaire de la naissance de Beethoven ! Une fois que j’ai cerné mon envie du moment, je l’imagine comme un navire et je cherche les haubans qui tireront chacun dans un sens mais tous dans la même direction. Je suis donc parti de la vingt-troisième sonate, l’Appassionata, et j’ai pensé qu’il fallait lui donner une raison de vivre.

 

« Il est très important que le spectateur s’ennuie un peu »

 

Elle n’est pas une raison suffisante ?
Il faut se rendre à l’évidence : on ne balance pas l’Appassionata comme ça. En tout cas, cela ne me correspondrait pas. Pour que je joue cette sonate, il me faut une raison, une profondeur et une résonance. Avant, j’associais l’Appassionata avec les « Thème et variations » de  Haendel (ce même thème qui a inspiré à Brahms ses variations), car Beethoven adorait Haendel bien qu’il en bousculât les codes. Cela me permettait de commencer par une musique à la fois policée, savante, équilibrée et vivante… mais limitée par l’instrument dont Haendel disposait. Puis je jouais l’Appassionata, une œuvre où Beethoven casse la porte et renverse la table. Le contraste produisait son p’tit effet ! Si j’avais lancé d’emblée l’Appassionata, il n’y aurait eu ni porte à casser, ni table à renverser. Pour ce disque, j’ai pensé à la Septième sonate en Ré majeur, qui permet de préparer (justement parce qu’elle ne la prépare pas), l’irruption de la vingt-troisième, cet abyme de fureur qui sent la fumée !

 

 

Après quoi, vous qui aimez tant l’équilibre, vous ne pouviez pas laisser l’auditeur sur un tel bouillonnement…
J’ai choisi de passer sur un mode totalement méditatif avec la Vingt-huitième ; et, là, j’ai eu un petit sentiment de satisfaction. J’avais l’impression que chaque sonate valorisait l’autre. Pour moi, il ne saurait être question de jouer une petite sonate et une grosse à côté, même si je comprends bien la logique. C’est David Lean qui disait : « Il est très important que le spectateur s’ennuie un peu. » Il commentait ainsi la séquence du puits, dans Lawrence d’Arabie, vous savez, quand, dans le désert, deux personnages puisent de l’eau et voient, au loin, au très loin, même, un cavalier qui arrive vers eux. Pour la première fois, au cinéma, on ne montrait rien. Pendant soixante secondes, pas d’action ! Le commentaire du metteur en scène m’a marqué. Comme lui, à ma façon, lorsque je construis un programme, je garde en tête cette nécessité de travailler sur l’attention de l’auditeur.

Vous voulez dire que trop de chantilly, c’est écœurant et ça ne rassasie pas ; mais trop de gâteau, c’est bourratif ?
En quelque sorte, mais en moins pâtissier !

Cette manière de construire un programme traduit musicalement vos convictions humanistes et votre refus de vous en tenir aux conventions les plus archétypales.
Je n’aime ni les cases, ni les étiquettes. Depuis tout petit ! C’est un peu à cause de Jean Gillibert, un ami de la famille qui était à la fois psychiatre, psychanalyste, poète, traducteur, dramaturge, acteur (il avait fait le Conservatoire de Paris !) et metteur en scène. Il a présenté mon professeur de piano à mes parents, quand j’avais six ans. Si quelqu’un n’était pas dans une case, c’était bien lui. Il jouait les grandes tragédies grecques, Claudel, Racine, Shakespeare ; il a joué dans le Procès de Jeanne d’Arc de Robert Bresson, entre autres ; et je crois qu’il a mis en scène La Flûte enchantée au festival de Saint-Céré. Il avait donc le problème d’être pris pour un metteur en scène chez les psychanalystes, et pour un psy chez les metteurs en scène ! Je trouvais triste cette situation, ayant moi-même interrogé – et interrogeant toujours ! – ma légitimité, jusqu’au moment où j’ai découvert qu’Arturo Toscanini avait dit de Wilhem Furtwängler qu’il était un amateur de génie. Mon sang n’a fait qu’un tour, et j’ai conclu : « Si c’est ça un amateur, je veux être un amateur ! » Comme quoi, l’effet de l’insulte (ou du compliment !) dépend de la personne qui vous l’adresse… Un sage japonais n’explique-t-il pas que « la plus grande honte, c’est d’être loué par des insensés » ?

 

« La musique, c’est ce qui agrandit nos espaces intérieurs »

 

Ce positionnement se ressent dans votre interprétation qui, tout en explorant un large spectre expressif de Beethoven, veut valoriser la capacité de simplification du compositeur – dans le livret de votre disque, vous insistez sur les palimpsestes beethovéniens, partant d’une profusion pour s’alléger à mesure du retravail. Une telle volonté de clarification guide-t-elle l’ensemble de vos interprétations, ou s’agit-il d’une spécificité que vous réservez à Beethoven ?
Non, c’est quelque chose que je redécouvre et pratique à chaque fois que je prépare un programme. En effet, la virtuosité n’est rien d’autre qu’une science de la complexité. Quand je multiplie les voix, quand je joue vite et beaucoup de notes, je peux éblouir l’auditoire jusqu’à ce qu’il ne sache plus où il est et perde pied. Par exemple, en écoutant une fugue à cinq voix de Bach, l’auditeur moyen – et même parfois, soyons honnêtes, l’auditeur supérieur – aura grand peine à vous chanter chaque voix séparément ; mais cela ne l’empêche pas le moins du monde de se sentir face à quelque chose qui le dépasse. Selon moi, c’est ce sentiment d’être dépassé qui agrandit nos espaces intérieurs. Nous parlions d’ouverture plus tôt, nous y revenons : pourquoi écouter de la musique sinon pour agrandir son espace intérieur ?

 

 

Oui, pourquoi ?
Parce qu’il y a un risque. Un seul, mais il est conséquent. Poussé à l’extrême, ce procédé ne fonctionne plus. Je me souviens d’une réflexion de Narcis Bonet commentant les deux premières pages de la sonate en si mineur de Franz Liszt. Il admirait la façon dont le compositeur maintenait la tension sans conclure aucune cadence avant la trente-deuxième mesure… ce qui est très long ! Il me disait : « Si on laisse les gens trop longtemps debout, ils en ont assez. Si on les fait rasseoir sans cesse, ils en ont assez aussi. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » La cadence parfaite en si mineur est d’autant plus savoureuse qu’on l’attend avec une impatience croissante depuis le début ! Le travail du concertiste est de retenir l’attention du public pour qu’il ait envie d’écouter la suite. L’abus de complexité, passé le moment où l’on en a mis plein la vue, peut susciter une lassitude. Être ébloui en permanence, ce n’est ni agréable, ni tenable !

Selon vous, Beethoven en avait pleinement conscience quand il composait ?
Oui, on voit bien comment, dans un premier temps, en excellent improvisateur qu’il était, il imprimait son émotion immédiate ; puis il se relisait et se raturait. L’exemple typique reste les trois ouvertures de Léonore, processus d’écriture étonnant s’il en est ! Ce constat vaut aussi pour les sonates. Quand on lit la conclusion de certains passages, on peut penser que c’est simple ; sauf que, lui, il lui a fallu une semaine ou deux mois de travail pour obtenir ce résultat. C’est un peu comme le théorème de Fermat : si on commence par la fin, il est évident ; n’empêche, depuis trois siècles, les mathématiciens se demandent comment Fermat a réussi ce tour de force ! Dans certaines sonates, on a le même sentiment : derrière l’évidence, on devine les repentirs. Cela vaut la peine de penser le trajet que le musicien a fait pour aboutir à ce que l’on a sous les yeux, car l’interprétation s’en ressent. Il faut éviter l’impression que l’on peut avoir, sur l’autoroute, quand on se dit : « Tiens, c’est la cathédrale de Chartres », et puis on passe à autre chose. En musique, il est important que l’on s’arrête et que l’on prenne conscience qu’il s’est passé quelque chose d’important à cet endroit-là.

Cette apparence de simplicité vaut aussi pour votre travail. Quand on vous entend jouer Beethoven, on est frappé par l’évidence et la fluidité du discours ; en revanche, quand on vous lit, on comprend le travail qui sous-tend l’évidence, et qui n’est pas que technique…
Beethoven est un compositeur qu’il faut particulièrement travailler. Ce n’est pas un compositeur émotionnel – enfin, si, mais au quinzième degré, derrière une construction musicale d’une rigueur et d’une ingéniosité démoniaques ! Donc, l’interprète doit fusionner ce qu’il est, lui, et ce qu’est Beethoven.

 

« Une règle doit être une porte qui ouvre sur des possibles »

 

Vous voulez dire que, quand vous jouez Beethoven, vous devenez Beethoven ?
Je ne le fais pas exprès ! C’est simplement parce que je vois des correspondances avec ce que je suis ; et le problème, c’est que ce n’est pas définitif. Par exemple, le disque dont nous parlons, je l’ai enregistré comme ça le jour où je l’ai enregistré. Aujourd’hui, je l’enregistrerais différemment. Demain, encore différemment. Il faut l’accepter !

 

 

Vous rejoignez Igor Stravinsky interpelant Philippe Entremont lors d’une séance d’enregistrement pour lui lancer : « Tu sais ce qu’on fait, là, Philippe ? On n’enregistre pas une œuvre. On prend juste la photo d’un instant. »
On évolue. Aujourd’hui, quand je me réécoute, je me dis : « Non, c’est pas ça. C’est pas tout à fait ça. » Je ne veux pas corriger ce que j’ai gravé ; simplement, ça ne correspond plus à ce que je suis. Si je rejoue le mouvement d’une sonate, là, devant vous, je jouerai sûrement à un tempo différent que celui du disque, parce que je ne m’impose pas ce genre de carcan. Pour moi, une règle doit être une porte qui ouvre sur des possibles. Une porte, hein, pas la pièce elle-même.

Cette conviction vous a-t-elle animé depuis le début de votre pratique pianistique intensive, ou vous l’êtes-vous forgée au fil du temps ?
Au départ, quand je travaillais avec Narcis Bonet, j’étais convaincu qu’il existait une vérité de la partition, surtout chez les très grands compositeurs où c’est tellement organisé, et qu’il suffisait donc de jouer la partition telle qu’elle était pour que le résultat soit vivant. Je me suis rendu compte que ce fantasme n’était qu’un fantasme, et qu’il était vain. Pis : croire à la vérité d’une partition, c’est exactement comme si on essayait d’habiter le plan d’un architecte plutôt que la maison. Le plan est parfait, mais la construction est plus complexe. Y a des trous, des fenêtres qui ne ferment pas… C’est vivant !

Qu’est-ce qui vous a poussé à virer votre cuti ?
Je me suis rendu compte que je m’ennuyais. J’avais lu un entretien où Lorin Maazel estimait qu’un morceau de musique est comme un jardin dont le musicien doit connaître chaque pierre. J’ai longtemps admiré cette comparaison. Pour moi, la musique était plutôt une jungle qu’un jardin dont je connais chaque pierre ! Sauf que, une fois qu’on a analysé la partition et que ses moindres graviers nous sont connus, la contemplation peut vite sombrer dans l’ennui… J’en ai déduit que quelque chose me manquait, sans savoir ce que pouvait être ce « quelque chose ». J’étais désorienté par cette intuition trop vague. Comme souvent, c’est une catastrophe – au sens mathématique – qui m’a dessillé les yeux. Je traversais une crise personnelle quand j’ai eu envie d’aller écouter à l’Olympia Herbie Hancock et Wayne Shorter, deux jazzmen qui sont aussi bouddhistes – cela a-t-il contribué à me motiver ? Je n’en sais rien ! Toujours est-il que, quand je m’asseois à ma place, boulevard des Capucines, j’étais dans un état où… Disons que j’étais dans un état où je ne m’attendais à rien. C’est peut-être le meilleur état pour écouter de la musique. Je ne savais pas si j’avais envie d’être surpris ou non. J’étais là, point. Et, quand le concert a commencé, j’ai eu un sentiment très spécial : j’ai compris que les musiciens étaient dans l’instant présent. Pas dans le « je viens de là, je vais faire ça ». Ils étaient libres. Cette sensation était d’autant plus saisissante qu’ils jouaient une musique très complexe qui, pourtant, paraissait naître de rien sous nos yeux.

 

 

Cette expérience vous a-t-elle inspiré ?
Elle a fait beaucoup plus que ça : elle a changé ma vie artistique. Je suis sorti de la salle en pensant que, si j’arrivais à cette liberté en classique, ce serait génial. C’était ça qui me manquait : laisser jaillir la musique dans l’instant. Malgré la partition et les milliards de contraintes qui l’accompagnent. En revenant au jaillissement vital qui ne peut se produire que dans l’instant vers le futur. Sans jaillissement, il n’y a plus de vie, il n’y a que des destins. Mon ambition a donc été, dans les contraintes architecturales indispensables, de restaurer le vivant. Le problème, c’est que ce défi est permanent. En enregistrant mon dernier disque, j’ai tâché de m’y tenir, en pensant : « Je suis comme ça aujourd’hui, donc je vais jouer comme ça et si, demain, j’aime pas, je trouve que c’est trop vite ou trop lent, tant pis ! Ce qui compte c’est que, aujourd’hui, je le sens comme ça. » Je ne voulais pas édulcorer, aseptiser me retrouver devant le plus grand commun diviseur de la musique. Autrement dit, une réduction du rien qui passe partout, peut plaire à chacun… mais n’émouvra jamais vraiment. Un Beethoven passe-partout : voilà exactement ce que je ne voulais et ne veux pas faire ; et c’est aussi pour cette raison que, comme vous le signaliez, Beethoven est la base et le sommet de ma vie musicale.

 


À suivre !
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