Les grands entretiens – La maison soufie et Dervish Spirit 7

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Enris Qinami à la Maison soufie. Photo : Bertrand Ferrier.

Rarement – jamais, en fait – série de posts sur ce p’tit site ne nous avait attiré autant de réflexions haineuses, méprisantes ou insultantes. Rarement nous avions été aussi haï pour être un promoteur de la religion musulmane ; rarement nous avions été aussi vilipendé dans des termes que même moi qui aime la vitupération je réfléchis avant de les dégainer ; rarement nous avions subi autant de pressions multiples pour “en faire moins” voire “pas du tout”. Il est vrai que nous fûmes jadis hacké par une petite merde qui n’aimait pas notre critique, pourtant modérée, d’une nullosse surcotée dont qu’il était de la famille – grâce à notre webmestre, le site a été recouvré et plainte a été déposée. Après comme avant, l’avantage de ce site, c’est que l’on se réjouit quand des gens nous disent qu’ils trouvent le contenu intéressant (aucun compteur de vues, j’m’en fous), mais quand rien ou quand wouh, ben, qu’importe, nous essayons juste de proposer des pistes de réflexion ou de vibration qui résonnent avec nos propres questions ou avec des interrogations que d’autres nous ont suggérées et qui nous ont paru pour le moins valables.
Ces suspensions de jugement, on les partage avec des artistes scientologues, juifs, musulmans, catho, mais aussi des artistes on sait pas ce qu’ils vénèrent, et même avec la CGT à laquelle on est cotisant, adhérent et bénévole. Ce n’est certes pas que tout se vaille, même pour un mécréant sceptique de notre acabit ; en revanche, c’est que parler ensemble vaut le risque de découvrir l’autre, ses richesses, ses bizarreries, ses spécificités, agaçantes ou fascinantes. Si cette attitude choque, tant pis, ce n’est pas l’objectif mais c’est vrai que je m’en fous. L’objectif de tout ce boulot, car c’en est un ? Partager des rencontres que je suis heureux d’avoir vécues et que je ne veux garder pour moi ; et creuser des questionnements honnêtes quoique parfois naïfs, des wow et des grrr avec qui nous veut lire. Le reste, soyons honnête, on s’en tampiponne le bibobéchon.
Donc : voici le dernier épisode de notre entretien au long cours avec le maître spirituel des soufis franciliens, Abd el Hafid Benchouk, et le maître des musiciens soufis du Dervish Spirit, Mr Enris Qinami
himself. Si cela vous intéresse, et je l’espère, youpi : grâce à des interlocuteurs bienveillants, j’ai tâché de fomenter l’entretien le plus fouillé possible au vu des circonstances. Si vous pensez que je suis juste un, ben, c’est cool de susciter tant de fantasmes sur ma disponibilité anale et tout, mais te fatigue pas : comme que j’t’ai dit, pécore, j’m’en fous.

Enris Qinami, essayons de conclure ce cheminement dialogué, à la fois long et schématique. Quels sont les projets, les perspectives, les ambitions – le terme est mal choisi, peut-être, pour ce projet spirituel – ou du moins les espérances du Dervish Spirit ?
On aimerait beaucoup enregistrer un disque. Jusqu’à présent, nous n’avons eu ni le temps ni l’argent… ni même l’idée, pour être honnête, car ça n’est pas un projet qui m’habite à titre personnel : je préfère que le partage soit circonscrit à un temps et un espace donnés. Toutefois, ça nous a tellement été demandé que nous sommes poussés à prendre cette sollicitation au sérieux.

Donc, vous allez éditer un enregistrement.
Oui, je pense. Et je sais que cela va nous prendre un peu de temps et d’énergie.

Sous quelle forme allez-vous concevoir ce produit ?
Cela reste à déterminer. Il y a plein de façons de procéder. Il faut encore affiner le projet pour qu’il soit dans l’esprit du groupe !

Voilà un premier projet, et non des moindres. Quelles sont les autres pistes explorées pour l’essor de votre groupe ?
J’aimerais beaucoup diffuser hors du petit cercle francilien ce que le groupe véhicule, c’est-à-dire cette spiritualité, ces chants qui sont magnifiques, cet état d’esprit ancré dans la mystique de l’islam que l’on appelle le soufisme. Il faut sortir de Paris. Il faut sortir de France. Il faut prendre en considération le fait que le monde change, et le soufi est le fils d’un instant, pas le fils de cent ans.

Pardon, mais… quel rapport ?
En tant que fils de l’instant, le soufi, dès qu’il reçoit une invitation, même lointaine, il doit trouver une solution pour l’honorer afin de faire rayonner sa tradition. Moi-même, j’irai dans les Balkans, spécifiquement au Kosovo, afin de donner une série de concerts. J’irai de façon individuelle d’abord, au nom du collectif ensuite car ma musique s’enrichit de tout ce que le groupe m’a offert. Et l’année prochaine, on aimerait organiser une tournée en Andalousie, dans les pays frontaliers de la France et, pourquoi pas aussi, ailleurs. Ça serait bien que l’on puisse avoir un contact avec un public qui ne soit pas que francophone ou juste issu de la culture « que française ».

Votre nom, « Dervish Spirit », l’indique.
Oui, l’idée est de pouvoir toucher un public pas que francophone pour qui « Spirit » est moins difficile à retenir qu’« esprit »… sans se priver, évidemment, de répondre à des invitations françaises comme celle que nous honorerons en septembre à l’église de Lognes, où nous sommes déjà allés en juin pour découvrir un lieu exceptionnel.

Qu’allez-vous y faire de spécifique – car j’imagine que vous auriez la sensation de vous scléroser à répéter indéfiniment le même concert « qui marche »…
Déjà, nous ne refaisons jamais le même concert. En plus, à Lognes, ce sera un concert interreligieux avec la chorale paroissiale. Je pense que c’est une forme qui correspond à notre projet et, donc, qui nous va bien. Encore une fois, nous n’avons aucune stratégie, aucun positionnement marketing.

En témoigne l’absence de site ou de captation live susceptible de valoriser votre travail.
On aurait pu.

D’autant que c’est dommage : à la collégiale, c’était patent, vous êtes le groupe le plus capté, le plus iPhoné de tout l’univers, par les artistes en co-plateau comme par les spectateurs.
Vous êtes sûr ?

Soyons honnête : à un moment, j’ai arrêté de vous prendre en photo – d’autant que je suis le pire photographe du monde – pour clicher les gens qui vous portraituraient, c’est-à-dire, hum, à peu près tout le public.
Ha, ça tombe bien car ça va peut-être venir. Un groupe professionnel nous a suivis lors des derniers concerts, avec un régisseur, un metteur en scène, un caméraman, un technicien son…
Abd el Hafid Benchouk – Mais c’était pas pour le groupe !
Enris Qinami – Non, mais c’était aussi pour le groupe.
Abd el Hafid Benchouk – Nan, mais c’est pas pareil. L’intention est tellement importante ! Selon le projet que tu as, le résultat qui va ressortir est très différent. Ce que dit Bertrand, c’est qu’il faudrait envisager une équipe qui ait l’intention de mettre en valeur le groupe.
Enris Qinami – Jusque-là, disons-le, ça ne m’a pas manqué.
Abd el Hafid Benchouk – Peut-être ça viendra, mais c’est vrai que l’on n’a pas d’ambition. Attention, on est content d’avoir des propositions ; mais on n’a pas le projet de « réussir ».
Enris Qinami – C’est pour ça que, même s’il y a des gens qui, sans être forcément dans la critique, peuvent éprouver une gêne sur un malentendu alors qu’ils n’étaient pas présents, je les respecte. Je réponds à la question qui sous-tend tout votre entretien. Du fait que l’intention, à la base, est tellement loin des projets ou des calculs qui sous-tendent souvent les projets artistiques, j’ai toujours une pensée de miséricorde pour celui qui médit de nous. Pas parce que je n’ai pas d’argument, mais parce que j’estime que c’est inutile. Moi, ce que je fais, c’est pour Dieu. Pas pour briller. Si les gens photographient, si les gens prennent des vidéos, où est le problème ? On ne va pas se cacher, on se produit devant eux pour Dieu ! Comme artiste, je suis le premier heureux de savoir que quelqu’un garde un souvenir allègre de la soirée qu’il a passée avec nous, mais c’est pas du tout, du tout, le but premier.

Quel est le but premier ?
Valoriser ce répertoire et toute la science ésotérique qui le sous-tend, ça, ça me tient à cœur. Comme Abd el Hafid l’a dit, notre sentiment est que l’art soufi n’est pas assez mis en valeur ni dans les médias, ni dans la société. Or, il y a vraiment de quoi mettre l’art soufi en valeur. Parce que c’est un vrai patrimoine. Comme les autres. Il a ses lettres de noblesse ; il a eu, dans le temps et dans l’espace, ses grands maîtres ; et il est susceptible de renforcer les liens entre les musulmans et les non-musulmans.

Peut-être est-ce aussi cela qui irrite : la peur que la musique nous rapproche, alors que certains apprécient de dresser des supposées communautés les unes contre les autres…
C’est peine perdue ! Quand on voit quelque chose qui nous touche et qui est beau, n’a-t-on pas envie d’en connaître plus ? Même si ça ne nous plaît pas, dans un premier temps, mais que ça nous intrigue, nous avons déjà fait un pas vers l’autre. Pour cela, nous, musulmans, nous avons le devoir de valoriser notre héritage. Si nous ne le faisions pas, comment pourrions-nous nous attendre à ce que l’autre, non-musulman, soit en demande ? L’écho favorable et le succès du Dervish Spirit, que nous espérons amplifier au fil du temps, prouvent que la demande est là. À nous de savoir y répondre.

Finalement, ceux qui vous reprochent de ne pas venir dans les églises que pour faire de la musique ont raison ! Vous revendiquez quatre missions : faire vivre un héritage pluriséculaire ; exprimer une spiritualité ; exposer la foi islamique sous un angle moins médiatisé ; et tisser des liens avec « les autres », c’est-à-dire ceux qui pensent que, les autres, c’est vous. Ainsi, pour reprendre le thème qui ouvrait ce dernier épisode de nos entretiens, l’on comprend mieux votre souci de très peu expliciter votre musique lors des concerts. Les sons, leurs agencements et leur résonance spirituelle vous paraissent suffisamment riches et porteurs de sens, en eux-mêmes, pour ne pas en rajouter…
Vous êtes musicien, Bertrand. Donc, quand vous vous produisez, vous avez envie que chaque note, chaque formule, chaque phrase soit considérée comme signifiante, dans une pensée à la fois globale, spécifique et spontanée. Nous, c’est notre répertoire qui nous tient à cœur. Et notre répertoire est fondamentalement anonyme. Qu’est-ce que ça veut dire ? Non pas que personne ne l’a composé – toute création suppose un créateur. Cependant, celui qui, à l’origine, a créé cette musique a eu l’humilité de ne pas vouloir mettre son nom en haut de la partition, pour ainsi dire ; et ça, ça me touche beaucoup.

Parce que, pour vous, l’art est la rencontre entre l’émotion suscitée par un homme doué et Dieu ?
Bien sûr. Et je pense, sans être un spécialiste de la question, que, même en Occident, la modernité a façonné les arts à sa manière. Autrement dit, l’obsession de modernité a pris le dessus sur la pensée artistique. C’est pourquoi, par exemple, l’œuvre de Bach n’est pas suffisamment comprise, ou pas partout. En effet, quelqu’un qui vit de façon moderne et s’est détaché – ou croit s’être détaché – de toute spiritualité, j’ai un doute qu’il puisse goûter pleinement la musique de ce musicien, de ce compositeur, de ce créateur… et de ce dévot hors pair. Par conséquent, je crois que, ce qu’il faut rétablir, c’est la foi dans le cœur des gens, et la musique y contribue. Ce n’est pas qu’une question d’enseignement, quoi qu’il faille transmettre des valeurs ; ce n’est pas qu’une question technique, quoi qu’il faille connaître des modes, des gammes, des rythmes pour exécuter correctement notre musique et la jouer ensemble ; avant tout, il faut rétablir la foi et l’amour dans le cœur de tout le monde. Donc dans le cœur de ceux qui nous écoutent et de ceux qui ne nous écoutent pas. La musique n’est pas une affaire de notes, c’est une aventure spirituelle.

Aviez-vous, dès vos débuts de musicien, cette conviction sur la portée transcendantale de votre travail ?
Non, mon assurance n’est pas venue au premier jour. Elle a eu besoin de temps pour émerger et se consolider. Il lui a fallu – il m’a fallu – des expériences et des échecs qui, d’ailleurs, n’étaient pas des échecs pour les gens mais pour nous. Comme tous les musiciens, il nous arrive de ne pas jouer exactement comme nous l’aurions aimé. À l’inverse, il nous arrive de jouer comme il faut… et que cela soit mal perçu. Par exemple, à la fin de la vidéo que vous avez mise en ligne, quand on chante en mode majeur, on peut avoir l’impression que ce n’est pas tout à fait juste. Pourquoi ? Parce qu’une partie du public, qui fait partie de la Maison soufie, nous a répondu. Or, certains de nos frères et sœurs n’ont pas l’habitude de chanter avec le groupe. De plus, en fonction du lieu où ils étaient et du lieu où nous, nous étions, nous n’étions pas accordés de la même manière. Enfin, selon leur connaissance de la musique traditionnelle, ils n’entendent pas les maqâms comme nous, les musiciens : nous jouons sur un mode plus tempéré que le leur. Ces deux tempéraments légèrement inégaux créent ce petit frottement. Et, au fond, ce frottement est joyeux puisqu’il signale que la musique n’est pas qu’une affaire de musiciens : elle est faite pour être communiquée aux autres ; et nous sommes heureux d’avoir pu la partager avec les spectateurs, musulmans et non-musulmans, venus à la collégiale de Montmorency pour la Nuit des églises  – c’était le sujet de notre entretien, non ?

C’était carrément le sujet de notre entretien. Merci Enris, merci Abd el Hafid, merci la Maison soufie et que les acrimonieux aillent bien se faire, posément ou non, lanlère.