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Nicolas Horvath au crépuscule, lors d’un concert-performance à Misy-sur-Yonne. Photo : Bertrand Ferrier.

 

En cinq épisodes, l’artiste nous invite à plonger sans filet dans les mystères de la musique électro-acoustique en général et de sa musique électro-acoustique en particulier. Bienvenue pour le dernier tour de grand huit dans le cerveau vertigineux d’un homme de l’art complexe, singulier et passionnant !

 

1. Géologie des préludes
2. Identité du compositeur
3. Dissection de la composition
4. Architecture de la musique

5. Éloge de l’écoute

6. Bonus

 

En conclusion de l’entretien qu’il nous a accordé, Nicolas Horvath s’est, et c’est heureux, refuser à nous donner un guide d’écoute de ses Préludes. En échange, il a accepté de réfléchir à haute voix sur l’art d’écouter sa lumière noire

  • en tant que prélude,
  • en tant que compositions d’un artiste aussi connu pour être “l’interprète des autres”,
  • en tant que pièces insérées dans l’Histoire de la musique,
  • en tant qu’objet sonore indéterminé, et
  • en tant que lien entre un compositeur vivant et son auditoire.

Une coda tonique et franche, où les mannes de Scriabine, d’Alkan et d’une foultitude de grands compositeurs planent, irradiants et mystérieux !

 

 

« J’aimerais fusionner piano et électro-acoustique »

 Nicolas, puisque nous abordons le dernier épisode de notre échange, il est temps que je pose la question débile et essentielle : à quoi tes préludes préludent-ils ? Est-ce une invitation à poursuivre le voyage que tu as amorcé, une métaphore indiquant que la musique n’est jamais que prélude au silence donc à la vie, une manière d’interroger avec les outils électro-acoustiques un concept codifié par la musique savante traditionnelle, ou bien…
En fait, non, ce que j’aime avec le terme de « prélude », c’est qu’il n’y a pas de forme prédéfinie. C’est une forme ouverte au sens où Umberto Eco évoquait les œuvres ouvertes. Allemand, j’aurais peut-être appelé ça des stücke. Pour moi, le sens est similaire. Quand je lis Klavierstücke, je lis « Préludes pour piano ». Sans doute parce que je suis un Français qui lit très mal l’allemand et comprends parfois ce qu’il a envie de comprendre – un Français, en somme ! Chopin, qui n’était pas qu’un Français, l’a prouvé : ses préludes, il y en a vingt-quatre, soit, mais ils préludent à quoi ? À rien, si ce n’est à eux-mêmes. Moi, ce que j’aime, dans ses vingt-quatre préludes, c’est qu’il s’agit de pièces indépendantes qui peuvent former un tout. Pourtant, quand t’écoutes les vingt-quatre préludes, d’accord, tu voyages dans les tonalités mais, à l’instar des vingt-quatre préludes de Bach, ce sont des pièces indépendantes qui forment un tout… juste parce qu’on a envie que ça forme un tout.

Le poids de la tradition ?
Oui, et le respect du monument. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose !

Est-ce que c’est aussi pour cela que tu n’en as composé « que » dix-sept, histoire de casser cette obligation ou ce décorum de…
Non, je te l’ai dit au début, dix-sept, c’est un accident. J’aime beaucoup le nombre « 24 ». Simplement, parfois, la vie ne lui correspond pas. Pareil pour Morteza Shirkooi et ses « Arteeman » : j’aurais aimé qu’il en écrive vingt-quatre. Il en a composé quinze. Je l’ai tanné pendant des années pour qu’il en ponde neuf de plus, parce que vingt-quatre, ça fait bien ; et, en 2020, il m’a écrit qu’il ne s’y plierait jamais parce qu’il n’était plus du tout dans le même état d’esprit, donc qu’il serait incapable de composer d’autres pièces à la façon de ses… préludes. J’ai eu du mal à comprendre cela, plus encore à l’accepter ; et je me retrouve aujourd’hui à t’expliquer que, non, j’ai dit que le dix-septième serait le dernier, donc il sera le dernier ! Ironique, non ?

Tu es déjà en train de travailler sur d’autres projets électro-acoustiques ?
J’ai des idées sur ce que j’aimerais faire, mais je préfère ne pas en parler parce que si je ne mène pas la barque à bon port, j’aurais l’air ridicule !

Bah, pourquoi ? Ça peut aussi nourrir la rêverie de ceux qui apprécient ton travail…
Tu crois ? Dans ce cas, je veux bien avouer que les pistes que j’aimerais explorer tournent autour de la fusion entre le piano et l’électro-acoustique. J’ignore si j’aurai le temps, mais il y a une nouveauté dans ma production pianistique depuis le confinement : j’ai osé improviser car on me l’a demandé. J’en ai risqué une première de dix minutes où on peut entendre des relents d’Erik Satie ; et j’en ai fixé une autre, très expérimentale, visait à aller avec le Merzbow car Merzbow ne voulait pas travailler avec l’œuvre d’un compositeur. Ça m’a donné l’occasion de proposer une improvisation assez explosive dont je suis plutôt satisfait.

 

 

 

 

« La cohérence de ma discographie, c’est moi ! »

 

Es-tu en train d’apprivoiser une nouvelle voie d’exploration : piano improvisateur avec bande électro-acoustique ?
J’y réfléchis.

Comment as-tu commencé d’imaginer franchir le pas d’une fusion de tes deux activités ?
Par hasard, complètement par hasard ! En 2020, j’ai envoyé des pistes à une amie qui ambitionnait de me servir d’agent, sauf qu’elle ne m’a jamais trouvé un seul concert. Or, quand elle a ouvert les pistes, elle n’a pas prêté attention, elle a lancé à la fois une piste électro et une piste piano, et elle a trouvé que ça donnait très bien.

Ça t’a ouvert tes pistes ?
Je pense à cet accident depuis deux ans. Dans ma création, les projets prennent leur temps. Je me dis que l’idée mérite d’être creusée. D’autant que j’aimerais intégrer la part électro-acoustique dans mes concerts comme je l’ai intégrée dans ma discographie. Le meilleur moyen d’y parvenir est de créer une pièce de piano avec une base électro-acoustique. Je pense que ça peut être intéressant et pour le public, et pour moi. Mais bon, hic et nunc, on a tellement peu de concerts…

Justement, si on se met à la place de quelqu’un qui te connaîtrait en tant que « pianiste classique », on peut imaginer que cette musique risque de le secouer voire de le désarçonner.
C’est plausible !

Bien sûr, en écoutant ta musique, tes habitués qui voudront se rassurer peuvent se dire que composer, pour Beethoven, Scriabine ou Horvath, c’est toujours feindre d’organiser le bruit du monde et nos chaos intérieurs. Néanmoins, ils peuvent aussi rester à la porte de cet autre monde horvathien – de même qu’un amoureux de Dapnom ne verra pas immédiatement le lien entre ses albums préférés et Hélène de Montgeroult, qui vient de recueillir les plus chaleureuses félicitations de Télérama. Comment abordes-tu cette question de la double réception ?
Je ne peux pas répondre pour l’auditeur, alors je vais te répondre pour moi. La question que tu poses se réfère à la cohérence de mes deux formes de production musicale. Du reste, tu aurais pu aller plus loin : tu opposes mes compositions et mes interprétations, mais tu aurais aussi pu opposer mes interprétations entre elles – le rapprochement entre Brillon de Jouy, Hermann, Liszt, Debussy, Cardew, Glass ou Rääts, entre autres, peut voire doit surprendre ! Toutefois, je m’en tiendrai à ta question, et je répondrai que la cohérence entre mes interprétations et mes compositions, sans prétention aucune, c’est moi. C’est moi qui joue, c’est moi qui crée.

Cette posture – qui n’est pas une pose – permet de rappeler le rôle créatif de l’interprète et la fonction concrète du compositeur.
Tu as raison. L’interprète n’est pas un ordinateur qui exécute sans âme une partition ; et l’ordinateur sur lequel je compose n’est, lui, qu’un exécutant de ce que je décide. L’âme que je mets quand je joue des œuvres d’autres compositeurs, la manière dont je les perçois, les choisis, les défends, les mets à disposition du public, c’est moi ; et c’est ce même moi qui compose des œuvres d’électro-acoustique. Ce n’est pas un autre Nicolas Horvath.

 

 

 

 

« Je ne suis pas allé au tribunal révolutionnaire, heureusement ! »

 

Néanmoins (j’aurai été têtu jusqu’au bout, désolé…), comment conçois-tu la réaction d’une personne qui te connaît en tant qu’interprète et qui découvre tes compositions ?
Je pense que cette personne pourrait mieux comprendre l’énergie que je mets dans certaines pièces. Un exemple : les mouvements rapides, pathétiques et agités chez Hélène de Montgeroult [pour entendre l’album en intégralité, c’est ici]. Entendre ma musique permet de mieux saisir mon appétence pour le fantastique dans la musique des autres.

Tu soulignes ainsi l’idée que, sans tirer la partition vers ce qu’elle n’est pas, l’interprète y fait sonner plus haut ce qui résonne en lui.
Oui, il ne s’agit pas de trahir mais de vibrer avec une composition et de faire vibrer l’auditeur avec elle. J’adore creuser les compositions des autres pour y saisir des sous-textes pas toujours évidents. Quand je joue Scriabine, par exemple, c’est cet axe particulier du fantastique qui me happe et que l’auditeur peut entendre. Quand j’interprète des pièces denses, pour tirer mon épingle du jeu, j’essaye d’apporter cette posture de l’interprète qui n’hésite pas à fouailler les entrailles des monstres abordés. La densité, le foisonnement, les tempêtes tourmentées, cela forme un univers dans lequel j’ai nagé pendant longtemps. Scriabine n’est pas moi ; mais le type de sentiments qu’il concentre dans ses chefs-d’œuvre, ce maelström de fureurs déchaînées et d’inextinguibles rages, ces secousses qui n’ont pas peur de la désespérance, je les ai beaucoup partagés.

Dès lors, le fait que tu te sentes plus apaisé aujourd’hui impacte-t-il ton travail d’interprète ?
Non, parce que, même si je suis plus posé, je connais ces émotions et ce bouillonnement sur le bout des doigts autant qu’au fond du cœur. Cela étant, je ne gomme pas la spécificité de chaque compositeur. Par exemple, j’ai conscience que, contrairement à Montgeroult, je ne suis pas allé au tribunal révolutionnaire, heureusement pour moi ! Toutefois, le respect de nos particularités n’y peut mais : je me sens connecté à la compositrice à travers une certaine similitude de tremblement intérieur. En tout cas, c’est comme ça que je sens les choses quand je me mets au piano et que j’affronte les chaos des autres en général et d’Hélène de Montgeroult en particulier.

 

 

 

 

« Pour comprendre le bonheur, il faut passer par Faust et le satanisme »

 

Si le compositeur Horvath devait partir sur un fichier vierge, que donnerait sa musique si elle ne puisait pas à ses sources bouillonnantes d’antan ? Pourrait-il sortir de ton imaginaire une pièce électro-acoustique calme, épanouie voire lumineuse sans noirceur ?
Haha ! « Sans noirceur », ce serait un défi.

Tant mieux, peut-être : le résultat ne serait-il pas terriblement ennuyeux, comme n’importe quel bonheur béat ?
Hum, peut-être mais pas forcément. Le bonheur peut être ennuyeux à écouter ou à raconter, je pense. C’est pourquoi cela peut être un défi intéressant de l’exprimer en veillant à ne pas ennuyer. Cependant, un tel but ne peut être atteint que si l’auditeur et l’interprète cheminent ensemble à leur rencontre.

Comment cela ?
Pour que l’auditeur saisisse ou apprécie le bonheur, l’interprète doit postuler sa maturité ou sa part de naïveté. Pas le choix. Par exemple, chez Alkan, dans la Sonate des quatre âges, il y a un mouvement qui correspond aux quarante ans et s’appelle : “Un heureux ménage”. Ce n’est pas le passage le plus passionnant musicalement, mais c’est l’un des plus justes. Il est tellement vrai ! J’espère que je n’en viendrai pas à vivre au rythme du “Prométhée enchaîné” conclusif, marqué “extrêmement lent”. Ça ferait un p’tit peu peur. Mais, pour comprendre le bonheur de l’heureux ménage, il faut passer par la fougue de la jeunesse vécue “très vite”, et il faut aussi passer à travers le “Quasi-Faust” joué “sataniquement” – sataniquement, quand même, ça rigole pas !

Selon toi, le voyage de l’écoute est interactif. L’interprète n’est pas seul, l’auditeur a aussi son rôle à jouer.
Oui, et pour une raison simple : quelle que soit l’œuvre, la musique est un partage. Il faut qu’elle fasse résonner au même diapason l’interprète et l’auditeur. Qu’importe si l’on a partagé ou non des expériences similaires, du moment qu’il y a un terreau émotionnel fertile sur lequel on parvient à semer ensemble des plantes qui nous parlent.

Malgré tout, puisqu’on a régulièrement parlé de tes paradoxes, au cours de cet entretien, n’y a-t-il pas une contradiction entre « bonheur » et « électro-acoustique », voire entre « électro-acoustique » et cette « naïveté » que tu revendiques ? Même la « Baballe du chienchien à la mémère » de Beatriz Ferreyra grince à souhait !
Ta question est bizarre. Je ne vois pas pourquoi l’électro serait moins capable de rendre le bonheur « pas ennuyeux » que l’acoustique.

Elle ne s’y colle pas souvent.
Tu pourrais émettre ce même genre de jugement à l’emporte-pièce sur des tas de compositeurs acoustiques ; et pourtant… Souviens-toi ! Dans Brillon de Jouy, de nombreux passages évoquent la joie de vivre ; chez Haydn ou Mozart aussi ! Il y en a un p’tit peu moins chez Beethoven – logique, vu le bonhomme… Dans ces moments-là, l’interprète doit développer son jeu afin d’avoir une grande variété de toucher, d’illuminer certaines notes, de donner de la vie et de la vibration à l’émotion que le compositeur a couchée sur le papier.

 

 

 

 

« Le plus intéressant, dans le bonheur, ce sont ses failles »

 

Certes, ce même désir de « partager une vibration » s’exprime évidemment dans tes compositions électro-acoustiques ; mais le bonheur y est un tantinet moins audible…
Il ne faut pas avoir une vision binaire des émotions. En tant que compositeur, en tout cas, le travail sur les formes et les choix de sonorités notamment me permet de penser des passages dans un spectre émotionnel qui ne soit pas réducteur. Par exemple, je ne me dis pas : « Tiens, je vais créer un passage joyeux, donc il faut être joyeux du début à la fin », je vais plutôt m’intéresser aux failles qui zèbrent la joie.

Et voilà ! Ce qui t’intéresse dans la joie, ce n’est pas la joie, ce sont ses failles…
Parce qu’il y en a plein, et c’est ça ce qui la rend « pas ennuyeuse » ! La joie est sinusoïdale. On n’a jamais le smile 7/24. En tout cas, pas moi. Par exemple, dans ma vie, je suis heureux : j’aime ma femme, je suis fier de mon enfant, je fais le métier que j’adore, je partage ma musique… mais, hier soir, j’ai pas dormi, donc, au moment où on se parle, je suis plus explosé qu’heureux. Pourtant, quand je vois la photo de mon fils, je sais qu’il est le plus beau bébé du monde, et ça me rend heureux. N’empêche, j’ai passé une sale nuit, donc, etc. Ben voilà, le bonheur, c’est ça, et pas que chez moi, hein : je suis sûr que chez tous les gens heureux, le bonheur et la joie contiennent des tensions, des contradictions, des paradoxes ; et la musique, qu’elle soit acoustique ou électro, en porte forcément trace.

Alors, avant de te libérer pour que tu puisses compenser la nuit sauvage que tu as vécue, une dernière question environ. Dans une réalisation du label Sub Rosa que nous avons évoquée, le compositeur claque un conseil : « Il faut écouter cette musique très FORT. Si les voisins ne viennent pas se plaindre, c’est que vous ne l’écoutez pas assez FORT. » Est-ce aussi le cas quand on écoute du Nicolas Horvath ?
Haha ! Dans ma production, je pense que ça vaut pour la version harsh noise que j’ai faite de Treatise, de Cornelius Cardew. Ça, il faut vraiment le mettre à fond !

Et tes préludes ?
On peut, mais je pense que ce n’est pas nécessaire. Mon conseil est, autant que possible, de ne pas baisser ou augmenter le son en cours d’écoute. Il faut essayer de trouver un juste volume et de s’y tenir car, pour moi, l’évolution dynamique fait partie de l’œuvre. Je connais très bien des personnes – une en particulier, qui vit souvent près de moi – qui montent le son pour l’adagio et le baissent pour le Vivace final. Je déteste ça, c’est tellement antimusical ! Et je déteste aussi quand on coupe un morceau en plein milieu. Pour moi, c’est un scandale, c’est impossible, ça détruit le sens de ce que l’on a écouté auparavant ! En tant que musicien, j’estime que la dynamique fait partie de l’expérience d’écoute. Plus le temps passe, plus j’en suis convaincu.

Sur ce point, tu as évolué.
Oui ! Quand je traînais dans la scène UG, le bon niveau du volume, c’était à fond, et la meilleure façon d’écouter, c’était quand on était collé à l’ampli. Résultat, j’ai récolté un acouphène. Donc, de grâce, quand vous écouterez ma musique, réglez le volume ainsi qu’il vous siéra, mais ne vous infligez pas un acouphène à cause de mes Préludes à la lumière noire !