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Elle a fasciné les médias, passionné des intellectuels en vue, ébranlé des politiques et touché ses nombreux lecteurs : rigolote mais pas marrante, engagée mais pas gnangnan, lucide mais positive, Nora Lakheal a frappé un grand coup avec Agente d’élite (Max Milo), dans lequel elle raconte comment elle est devenue la première espionne française à traquer les terroristes islamistes. Elle a ainsi révélé ses personnalités hors du commun, parmi lesquelles

  • celle d’une boxeuse fan de NTM et de Daft Punk quoique ultracalée en philosophie germanique,
  • celle de GPS préfectoral pour touristes chinois promu membre des Renseignements généraux, et
  • celle de petite Tunisienne née dans un quartier populaire de l’Hexagone et passée, malgré des débuts difficiles, du côté lumineux de la Force.

Dans son livre, au ton très personnel, elle

  • cite The Supermen Lovers et Kierkegaard,
  • épice sa volonté sans faille d’une pincée de fragilité résolument humaine, et
  • déploie un sens de la formule idéal pour porter avec punch une narration authentique, entière, prenante.

Chacun y picorera ce qui lui sied le plus – par exemple

  • une belle histoire qui continue bien,
  • un exemplum qui refuse d’être considéré comme exemplaire,
  • un questionnement sur l’art d’échapper aux cases où il serait si simple de se laisser encager,
  • un outil précieux pour comprendre nombre d’enjeux qui animent notre pays,
  • un feel-good-book qui ne masque rien des noirceurs de la vie et de nos âmes, etc.

Pour la première fois, l’écrivaine, souvent interrogée sur l’islam radical, les problématiques policières et les communautarismes, a accepté de donner un long entretien où, au côté d’enjeux sociétaux, elle parle d’elle-même, de son travail d’écriture et du rôle qu’elle imagine pour l’écrivain dans la société actuelle. Révélations, photos inédites, réflexions cash et percutantes : cette tétralogie choc commence aujourd’hui.
Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenue dans la tête de Nora Lakheal !

 

Le programme

1. Le livre et son auteur
2. Le livre et ses lecteurs
3. Le livre et son environnement
4. Le livre et son contenu

 

Photo : collection personnelle de l’auteur

 

1.
Le livre et son auteur

 

Nora, vous avez été interviouvée par un grand nombre de médias. Tout en prenant en compte les soubresauts de l’actualité, cet entretien veut surtout aborder des questions qui ont été peu évoquées : celles qui concernent l’acte de création littéraire nécessaire à l’écriture d’un livre. D’ailleurs, Agente d’élite lie intimement actualités sociales et création. Pour preuve : ce qui vous a propulsé dans l’écriture comme dans la police, c’est le même antiracisme. En effet, vous avez passé le concours de police pour contrer le racisme policier dont votre frère et votre père ont été victimes ; et vous avez décidé d’écrire Agente d’élite parce que vous avez entendu des propos racistes à la radio, alors que vous traquiez un islamiste en compagnie d’un collègue musulman d’origine africaine. L’écriture a-t-elle été une façon de commuer une fois de plus votre colère en engagement positif ?
Je pense que je suis surtout animée par une intolérance profonde à toute forme d’injustice. Je suis née en France ; j’ai donc été biberonnée à la devise « Liberté, égalité, fraternité ». Je crois en ces principes, et je ne supporte pas que l’on maltraite l’autre sous prétexte qu’il ne serait pas digne de cette promesse républicaine.

Vous avez été « biberonnée » ?
Oui, biberonnée. Pourquoi ? Ça vous étonne ?

Le terme n’est pas courant pour parler des frontons de nos vieux bâtiments officiels…
J’ai choisi ce terme à dessein pour répondre, à ma façon, à tous les polémistes qui réduisent la politique – cette matière noble – à des brèves de comptoir, et qui en profitent pour se payer de mots en expliquant que les musulmans nés en France sont “biberonnés” à la haine de l’autre.

Écrire une partie de votre parcours est donc pour vous une façon de souligner ce qui est, pour certains, une évidence, pour d’autres, une contradiction dans les termes : on peut être musulman en France sans avoir pour objectif de détruire la République française.
J’ai effectivement choisi d’écrire pour dénoncer l’intolérance, quel que soit son objet, en évoquant un cas que je connais bien : moi.

 

 

Qu’est-ce qui caractérise le « cas Nora Lakheal » ?
Un paradoxe, je crois, lié à mon parcours, à la fois atypique et ordinaire. Mon parcours est atypique, car j’avais peut-être tous les éléments pour basculer dans la radicalisation violente. Si on étudie le profil des gens qui ont fait ce choix, par-delà la diversification des recrutements, on se rend compte que, souvent, ce sont des individus d’origine modeste, qui ont vécu des enfances difficiles dans des quartiers spécifiques. Moi, j’ai vécu dans le quartier des Kouachi ; j’ai connu la misère ; je sais ce qu’est la faim ; bref, quand j’étais jeune, j’avais un peu la haine et j’avais de bonnes raisons de l’avoir. Or, j’ai transformé ces débuts difficiles pour me consacrer à l’exact inverse de la radicalisation, puisque je lutte contre les terroristes. C’est en cela que mon parcours est atypique.

En quoi est-il ordinaire ?
En ce que je ne suis ni un exemplum, ni une exception. Beaucoup de Maghrébins partis avec la même donne moisie ont réussi à se réaliser et à s’inventer un bel avenir. Nombre d’entre eux sont devenus médecins, avocats, par exemple, et qu’importe s’ils ne sont pas connus.

En somme, pour vous, il n’y a pas de fatalité.
En tout cas, ça vaut le coup de lutter contre ce qui y ressemble.

Pour d’autres policiers, en revanche, les Arabes resteront toujours des fauteurs de trouble inassimilables. Récemment, la commissaire divisionnaire Emmanuelle Oster, en charge du quartier de Barbès, déclarait qu’« un Maghrébin, ça crache dans son pays et ça crache en France ! Je ne vais pas faire l’éducation des Maghrébins ! »[1]
Je m’exprime à titre personnel et, ce que je dis, c’est simplement : « OK, j’ai peut-être réussi à me forger un parcours pas mal, mais j’estime que la majorité des Maghrébins nés en France a relevé le défi. »

Est-ce que, à l’époque où vous basculez du bon côté de la Force, le fait que vous soyez une femme a pu être décisif ?
Vous avez raison : il y a plus de vingt ans, les femmes ne faisaient pas partie du casting de la radicalisation violente. En France, la radicalisation féminine ne devient une réalité effective qu’à partir de 2005. Néanmoins, j’aurais pu sombrer sur une autre radicalité, comme celle de la violence ou la délinquance. J’ai évité le piège.

Je me suis permis cette question car votre statut de femme imprègne Agente d’élite. Alors que Rachel Kahn, dans Racée, qui vient de paraître aux éditions très connotées de L’Observatoire, affirme refuser une posture de Noire, juive et femme, la narratrice que vous êtes se présente comme Française, maghrébine et musulmane. Quelle est la spécificité de cette triple identité ?
Nous, filles issues de l’immigration nord-africaine, ne sommes pas éduquées comme les garçons. Une certaine image du rôle de la femme impacte l’image que nos parents ont de notre avenir. Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais continuer mes études, il n’était pas très chaud…

C’est rien de le dire ! Dans votre livre, malgré votre attachement indéfectible pour votre père, vous expliquez que le deal était clair : si tu veux continuer tes études, tu pars de la maison et tu subviens à tes besoins…
Mon père avait une vision un peu figée dans le temps, c’est vrai. Ça ne s’est pas arrangé quand j’ai déclaré que j’allais tenter de devenir policière.

Parce qu’il n’aimait pas la police ?
Vous rigolez ? Il la respectait.

Alors, quel était le problème ?
La police, c’est pas un métier pour les femmes, enfin !

 

Nora Lakheal, gardienne de la paix avant tout. Photo : collection personnelle de l’auteur.

 

Le seul métier qui vous était destiné, c’était donc celui d’épouse au foyer.
C’était celui que mes parents envisageaient pour assurer ma sécurité et mon bien-être. Cela dit, je dois préciser que les vieux Maghrébins ne sont pas les seuls à vouloir contrôler ainsi la place de la femme… Plus qu’une place spécifique, prédominait chez nous une sommation à être discrète. Or, cette sommation familiale à la discrétion contrevient aux sommations de la société, prônant la libération et l’affirmation des filles. Cette dichotomie entre famille et société entraîne une tension qui n’est pas toujours simple à gérer pour une Maghrébine.

Voulez-vous dire que les jeunes Maghrébines vivaient, dans les années 1990, ce que les jeunes Françaises avaient vécu au tournant des années 1960 ?
En quelque sorte. Précisons que mes parents sont arrivés en France à la fin des années 1970. Leur acclimatation à l’ambiance hexagonale passait par une obsession : ne pas faire de vagues. Vingt ans plus tard, les enfants de cette génération ont eu beaucoup de mal à trouver leur place. Il fallait à la fois ne pas décevoir les aspirations de sa famille tout en s’intégrant à une société aux exigences contradictoires. Vous imaginez le jeu d’équilibriste !

D’autant que, pendant votre adolescence, vous êtes Française par le sol mais pas par la nationalité…
C’est exact. Je suis née Tunisienne en France, et j’ai dû attendre mes dix-huit ans pour solliciter ma naturalisation.

Pourquoi avoir accompli cette démarche ?
Quand j’étais en classe, j’en avais ras-le-bol d’être cataloguée « étrangère » quand on demandait : « Qui est Français, et qui est étranger ? » D’ailleurs, c’était amusant de constater que les étrangers (à l’époque, il y avait surtout des Portugais, des Tunisiens et pas mal de Sénégalais) étaient faciles à repérer – nous étions toujours ensemble au fond de la classe, comme pour faire bloc.

Des années plus tard, vous voilà au premier rang, bien visible, parce que vous avez écrit un livre à grand retentissement. Au fait, pourquoi avez-vous choisi d’écrire ? Aviez-vous la nostalgie – ce qui n’a rien de péjoratif, n’en déplaise à la doxa – de cette vie intellectuelle que vous aviez pratiquée en étudiant la philosophie ?
Mais ma vie intellectuelle ne s’est pas arrêtée quand j’ai réussi le concours d’entrée dans la police !

 

Photo : collection personnelle de l’auteur

 

Certes, vous racontez que, quand vous étiez gardienne de la paix et attendiez la prochaine mission, il vous arrivait de lire un ouvrage de philosophie en salle de pause ou dans la voiture sérigraphiée, suscitant les gausseries de vos collègues…
En réalité, je n’ai jamais cessé de lire ou d’étudier la philosophie. Il m’est même arrivé de préparer des concours juste pour suivre les cours, m’exercer à écrire et évaluer mon niveau ! Aujourd’hui encore, m’instruire reste quelque chose d’essentiel pour moi. Si « nostalgie de ma vie intellectuelle » il y a, elle ne peut se nicher que dans mon espèce de frustration, pour ainsi dire, d’avoir arrêté mon cursus de philo en fac… arrêt qui n’est peut-être que provisoire.

Parce que…
… je me réserve le droit de reprendre mon cursus quand j’en aurai le temps et l’énergie ! En attendant, j’ai écrit un livre, et ça m’a fait un bien fou.

Quelle idée, d’ailleurs, non ?
Pourquoi ?

Oui, pourquoi écrire un livre alors que vous eussiez pu témoigner dos à la caméra, avec une perruque et la voix déformée ?
Je n’ai pas de raison de me cacher. À un moment, il faut incarner les messages que l’on souhaite partager. Comment être audible si l’on n’avance pas à visage découvert ? C’est risqué, peut-être. Sûrement, même. Mais, quand on croit à un propos, on doit le porter sans fard.


[1] Zyneb Dryef, « Les gamines perdues de Barbès », in : M le magazine du Monde, 6 mars 2021, p. 41.


2.
Le livre et ses lecteurs

L’une des particularités de votre livre est qu’il est intime et extime. Il est intime puisqu’il narre votre vie ; et il est extime car, en sus de votre parcours, vous réfléchissez aussi (parmi d’autres sujets) sur la religion, la stigmatisation et le rapport entre police et immigration. En entamant ce livre, aviez-vous conscience que raconter votre vie, ce serait aussi et presque surtout explorer les parts touchy de notre sociologie ? Et je ne parle pas que de la question des origines, so bankable : je pense aussi, par exemple, à votre façon d’interroger l’urbanisme, la classification sociale, la sectorisation éducative, la sédimentation des postures, le sentiment de – j’ose – confinement dans un microcosme infranchissable…

Pas le moins du monde. Même au cours de mon travail d’écriture, je crois que je ne m’en suis pas rendu compte. C’est seulement quand le livre est sorti que j’ai pris conscience de n’avoir pas pris la parole qu’en mon nom parce que j’avais abordé des sujets qui dépassent ma petite personne.

Des gens vous ont écrit ?
Beaucoup, beaucoup, beaucoup. Nombre de personnes se sont identifiées à mon parcours. Certains m’ont raconté leur propre parcours ; d’autres m’ont affirmé que le livre résonnait avec leur lutte pour ne pas se contenter d’une vie prédéfinie ou pour ne pas se restreindre à des assignations liées à leurs origines.

Avez-vous été surprise de devenir, en quelque sorte, la « voix des sans-voix » comme se revendique Djaïli Amadou Amal, expliquant écrire, quant à elle, pour « les filles qu’on a retirées à 12, 13, 14 ans de l’école pour les marier, les plaçant sciemment dans une situation de dépendance économique propice à toutes sortes de violences » et pour « les femmes privées de livres et enchaînées à des hommes »[1] ?
J’ai été surprise de la résonance de mon propos car je n’étais pas sûre que j’aurais la chance d’être lue aussi par ce public-ci. J’imaginais que beaucoup de jeunes, issus de l’immigration mais pas uniquement, n’ont ni le temps, ni les moyens, ni les occasions de lire mon livre.

D’ailleurs, l’ont-ils vraiment lu ?
Ils ont a minima perçu mon message dans les médias ; et c’est génial parce que cela faisait écho à leur impression d’être ostracisés par la société, donc de ne pas y trouver leur place. J’ai l’impression d’avoir, à mon échelle et grâce à mon livre, réveillé ou fédéré des gens qui ne veulent pas rentrer dans la case qui leur a été attribuée et qui, avant de lire ou d’entendre mon propos, n’avaient pas assez confiance en eux pour croire qu’ils peuvent se battre afin d’être en accord avec eux-mêmes. Je tiens absolument à continuer sur cette voie. C’est tellement fort, pour l’auteur que je suis devenu !

Est-ce aussi une façon de « purifier » votre ego, en ne prenant pas ces marques de confiance comme des compliments mais comme la continuation de ce désir d’aider qui vous a poussé à devenir policière ?
Loin de là ! Je prends tout le positif de ces messages à titre personnel ; mais ils me confortent aussi dans ma conviction que la priorité du moment devrait être de redonner confiance à la jeunesse. Si, en écrivant, en allant dans les médias, en échangeant, je parviens à leur communiquer un message positif, par exemple à leur prouver par mon parcours que l’on peut basculer un destin voire renverser les montagnes, j’aurai tout gagné.

Ainsi, le livre ne serait pour vous qu’un tremplin parmi d’autres pour diffuser cette « positivité », comme le récit de votre vie n’est qu’un des ingrédients de votre livre, riche de nombreuses autres pistes d’inspiration ?
À chaque fois, les deux – ma vie et mes messages – sont mêlés. Je ne raconte pas mon histoire pour que l’on m’admire ou que l’on m’imite. En revanche, si, en la lisant, quelqu’un retrouve du cœur pour mener sa barque et « s’en sortir » à sa manière, je n’aurai pas écrit en vain.

 

L’inspiration que vous proposez à vos lecteurs, jeunes ou moins jeunes, est issue d’un triple engagement :

  • en faveur des valeurs de la République que symbolise votre carrière de policière,
  • en faveur du courage et de l’honnêteté dont votre autobiographie ruisselle, et
  • en faveur de l’identité complexe qui constitue chacun, quelles que soient ses racines et ses convictions.

Avec ce livre, vous allez au combat, et vous y allez bravement. Certes, patronymes et toponymes ont été changés, mais votre visage apparaît sur la couverture alors que vous avez combattu des tueurs dont l’idéologie n’est certes pas éteinte. Face au danger, êtes-vous inconsciente ou indifférente ?
Je ne suis ni inconsciente – enfin, je crois ! – ni indifférente. Je suis plutôt sereine. Voyez-vous, j’ai cette chance de pouvoir dormir sur mes deux oreilles.

Wow! J’ai essayé : jamais je n’y suis parvenu…
J’ai 46 ans et je n’ai, me semble-t-il, jamais commis d’injustices ou d’abus de pouvoirs pendant mes 22 années de services. Dans mon livre et dans les entretiens que je donne, je n’insulte ni n’invective personne. J’apporte ma pierre à l’édifice en toute humilité, et je ne sache pas que le courage se mesure à la protection policière qui vous est octroyée. Au contraire ! Certains légitiment leur parole en expliquant que, parce qu’ils bénéficient d’une mesure de protection, ils disent vrai. On ne serait menacés que si l’on exprime la vérité entendue comme ce qui dérange. Balivernes ! Aujourd’hui, Internet et les réseaux sociaux font que l’on peut être menacé parce que l’on ne supporte pas la bonne équipe de foot, ou parce que l’on exprime sa déception devant le résultat d’un télécrochet. Une réaction tranchée entraîne une dispute, un mot écrit en entraîne un autre, des clans se créent pour ce qui, à la base, n’était qu’un propos anodin et possiblement maladroit ou imbécile. C’est terrible, ça doit changer mais, en attendant, c’est une réalité.

Êtes-vous étonnée d’étonner (si, si) ceux qui sont baignés dans un monde 2.0 où l’anonymat donne l’impression aux couards de « pouvoir faire passer leur message » sans vraiment se mouiller ?
Hum… Vous dites ça parce que j’ai traqué des terroristes et que je suis très identifiable, désormais ?

Par exemple !
Je conçois que cela surprenne, mais j’ai agi sans anticiper ce genre de réactions. Quand j’ai pris la décision d’écrire et pendant le long processus qui s’en est ensuivi, j’étais portée par le message. Le danger dont beaucoup me parlent, je ne m’en souciais guère.

Aujourd’hui, on voit votre tête sur la première de couverture. Pourquoi était-ce important, à vos yeux ?
Parce qu’un engagement doit être porté par quelqu’un. Néanmoins, contrairement aux apparences, j’ai surtout l’impression de m’être effacée derrière le témoignage que je veux porter.

Un peu comme Salvador Dalí qui, quand on lui demandait pourquoi il portait ces énormes moustaches, et qui répondait : “C’est pour passer incognito” avant d’expliquer : “On ne me voit pas, on ne voit que mes moustaches !” En acceptant d’être au centre de l’attention, ce n’est pas sur vous que vous attirez l’attention, mais sur votre propos.
En quelque sorte. Je crois que, paradoxalement, mettre en avant mon visage permet de généraliser mon message. Ce serait prétentieux de ma part si j’y voyais une marque de courage. Je préfère vraiment le terme d’engagement. Le gars qui est courageux, c’est celui qui se lève à quatre du, se tape deux heures de RER pour travailler sur un chantier où il bosse comme un fou et est traité comme de la merde. Mon père était courageux. Moi, je n’aime pas trop penser à moi dans ces termes. Cela dit, si les gens me jugent courageuse et que, pour eux, c’est un beau compliment, j’en suis ravie. Imaginez que l’on ait dit en voyant ma tête en gros plan : « Celle-là, quelle prétentieuse ! » Je préfère que l’on y trouve de la bravoure…

 

 

Sous une pluie de compliments saluant votre courage – ou votre engagement, si vous préférez, ou les deux –, on a pu critiquer votre livre parce qu’il ne parle pas que d’Al-Qaida et d’État islamique. En réalité, il répond pleinement à la promesse du sous-titre, « le récit inspirant d’une enfant de Barbès ». Quand vous avez entamé l’écriture de votre livre, aviez-vous conscience que vous alliez raconter autant un parcours intérieur que la traque haletante de tueurs insaisissables ?
Avant de signer avec les éditions Max Milo, j’ai rencontré deux maisons d’édition intéressées par mon projet, et nous n’avons pas contracté ensemble. Elles voulaient un récit mettant en avant exclusivement mes enquêtes et, si possible, les plus récentes ou les plus croustillantes. Le pitch m’aurait fait passer pour une sorte de James Bond à la française !

Dit comme ça, ça sonne bien…
… et j’aurais pu m’y coller, à une condition, inacceptable à mes yeux : renoncer à mon questionnement sociologique et abandonner les deux messages de fond que je voulais transmettre, particulièrement à la jeunesse. Ce qu’ils appelaient « digression » était pour moi le cœur battant du projet. Sans cet aspect, je n’aurais trouvé aucun intérêt à écrire Agente d’élite.

Précisons donc quels sont ces deux messages de fond avec lesquels vous voulez évangéliser – au sens de : faire passer un message positif et utile, évidemment – la jeunesse…
Le premier, c’est que, quand quelqu’un te dit : « Reste à ta place ! », c’est le signe que ta place est ailleurs et, généralement, dans un endroit meilleur que celui où tu te trouves. En clair, cette phrase est un signal qu’il faut déconstruire et traduire par : « Crois en toi, et fonce ! » Mon second message concerne en particulier les descendants d’immigrés, qu’ils soient Arabes, Noirs, Asiatiques ou autres. À eux, je dis : « Refusez d’être réduits à une seule identité ! Vous êtes riches de ce que vous êtes et du fait que vous êtes multiples ! Prenez en conscience, et le monde sera à vous. »

Sur l’identification des jeunes à leur origine « racisée » ou « située », selon les termes à la mode, l’actualité a tantôt fait ses gorges chaudes de Nadjélika, Noire célèbre sur l’Internet communautaire, et qui doit être jugée pour avoir lancé à un policier noir : « La honte ! C’est la honte sur vous tous, mais surtout sur toi. Honte sur toi ! Vendu ! T’es de leur côté ! »[2] Dans votre livre, vous racontez avoir vécu la même histoire que votre collègue en contrôlant des individus nord-africains qui vous accusaient, en des termes fleuris, d’avoir trahi « les vôtres ». Écrire et témoigner, pour vous, est-ce pas aussi pousser à réfléchir sur les dangers d’un communautarisme sans limite ?
Ce qui est certain, c’est que, actuellement, dans le discours politique et social, une vision binaire voire manichéenne tend à l’emporter. Si c’est ce que vous sous-entendez, alors, oui : j’écris contre ce simplisme délétère, afin de plaider pour plus de tempérance, de recul et de réflexion. De nos jours, l’actualité paraît déferler et submerger nos esprits au point de désamorcer la moindre tentative d’analyse. Donc, la première attitude à adopter consiste à éteindre le flux d’informations afin de reprendre souffle, de calmer le palpitant et de s’autoriser à penser… enfin !

Et, concrètement, comment avez-vous réagi en voyant l’altercation entre votre collègue et cette proche des Traoré ?
Quand j’ai vu la personne qui invectivait mon jeune collègue noir, ça m’a rappelé illico l’expérience que je raconte dans mon livre. Cependant, pour lutter contre ce type d’invective, il ne sert à rien d’agresser la personne qui insulte.

Dans votre cas, la réaction d’un collègue de la BAC était plus virile que philosophique…
… et je l’en remercie : c’était une bonne réaction sur l’instant. Cela m’a permis de continuer mon travail en sécurité. Mais, vous l’avez vu, une réaction de ce type ne résout rien. Le Nord-africain qui m’a insulté m’a aussitôt ré-insultée. Pour le long terme, il est plus utile de se poser et de discuter. C’est aussi le propos de mon livre : montrer que l’échange d’invectives rend inenvisageable la dissipation de tensions structurelles. Dans la mesure du possible, évitons l’escalade et la surenchère. Nous vivons dans un monde où chacun veut montrer ses biceps et crier plus fort à la télé ou sur les réseaux dits sociaux. Quelle erreur ! Crier ne rend pas un propos plus véridique. Un livre est un bon outil pour donner à penser, donc calmer les cris afin de chercher des pistes permettant, ensemble, de dénouer les tensions.

 

 

Votre livre aborde les rapports entre jeunes « racisés » et policiers, problématique très actuelle, peut-être accentuée par l’exemple américain où les questions raciales menacent l’existence même de la police. En France, où il a été envisagé de créer des zones sinon de non-droit, du moins de non-contrôle, ce qui semble vouloir dire à peu près la même chose, des sociologues rapportent que des fonctionnaires de police hésitent à intervenir sur certains territoires de peur de se voir reprocher « un certain nombre de réflexes » acquis lors « du contrôle des populations nord-africaines pendant la guerre d’Algérie, sur le territoire français »[3]. Or, en vous adressant aux jeunes immigrés comme aux vieux « Blancoss », selon le célèbre terme d’un Premier ministre vaguement barcelonais, vous paraissez postuler qu’une France apaisée et multiple est possible…
M’adresser à tous était une volonté initiale. Cependant, plus j’ai avancé dans l’écriture, plus j’ai pris conscience qu’un rassemblement est nécessaire.

Voyons, Nora, vous n’êtes pas encore une femme politique ! Alors, parlons vrai, parlons juste, comment diable un rassemblement pourrait-il advenir quand, par exemple, l’UNEF revendique d’organiser des réunions « non-blanches » ou quand, selon un ancien secrétaire d’État soupçonné d’être spécialisé dans les passe-droits bien arrosés en liquide, beaucoup se complairaient dans une “France hideuse” refusant ce qu’il appelle « l’évolution colorielle de la société française moderne »[4] ?
Grâce à un principe très simple : au lieu de pointer ce qui nous sépare, nous devrions nous concentrer sur ce qui nous rapproche voire ce qui nous unit. Il y aura toujours des choses, parfois de grosses choses, pour nous différencier. Ça ne doit pas masquer ce qui nous rassemble. Parce que ce qui nous rassemble va nous montrer que nos différences peuvent être une chance – notre culture, par exemple. Mais concentrons-nous de prime abord sur ce qui est fédérateur, à commencer par notre humanité et le fait que nous partagions le même territoire donc les mêmes lois. Il faut revivifier notre pacte social.

Vous semblez appeler à une reprise du pouvoir par des individus de bonne volonté sur les politiques de stigmatisation (que ce soient des immigrés envahisseurs ou des Blancs privilégiés, par exemple)…
Je constate que, depuis quarante années, tout a été fait pour fissurer l’unité des Français. C’est facile, d’inciter les gens à s’opposer entre eux : pendant qu’ils s’opposent, certains intérêts malsains fructifient. Si nous entrons dans ce jeu, nous nous oublions et nous escamotons les bienfaits que nous pourrions tirer de l’entraide. Notez qu’il n’y a pas qu’une question de « communautés », là-dessous ! Pardon d’insister mais, dans notre société, nous ne nous occupons pas assez des vieux et des jeunes. Pour moi, c’est le signe que ça ne va pas si bien que ça. Si on ne s’occupe pas de l’ensemble des enfants de la République maintenant, si on laisse en déshérence certaines catégories d’adolescents, si on ne leur dessine pas des perspectives concrètes susceptibles de nourrir leurs espoirs et leurs envies, comment s’étonner qu’ils sombrent dans une forme de radicalité – laquelle, rappelons-le, ne se limite pas à la radicalisation islamiste ? Nous devons les observer, les écouter et nous en occuper. C’est extrêmement important.

Justement, au sujet des jeunes en tant que destinataires mais aussi autant que sujets de préoccupation et d’espoir, avez-vous des projets d’intervention spécifique dans les collèges, les lycées, les maisons de la culture, les mairies, etc. ?
Jusqu’à fin mars, j’occupe un poste qui ne me permet pas de planifier de telles manifestations. Après ça, j’espère que, malgré la crise sanitaire, les nombreux projets qui m’ont été proposés se concrétiseront et me permettront de partager mon expérience avec des jeunes. J’ai hâte !


[1] Djaïli Amadaou Amal, « Avec les livres, une petite graine d’insoumission a germé en moi », propos recueillis par Annick Cojean, in : Le Monde, 7-8 mars 2021, p. 27.

[2] https://www.lefigaro.fr/faits-divers/la-youtubeuse-nadjelika-jugee-pour-avoir-traite-un-policier-noir-de-vendu-20210303

[3] Christian Mouhanna, cité in : Valentine Faure, « Police, histoire d’une institution contestée », Le Monde, 27 février 2021, p. 27

[4] https://www.lefigaro.fr/culture/espece-de-macaque-gros-singe-kofi-yamgnane-raconte-la-france-hideuse-et-ses-demons-20210318


3.
Le livre et son environnement

Agente d’élite est, avant tout, le témoignage à visage découvert d’une ex-agente des Renseignements généraux chargée d’espionner notamment les plus redoutables islamistes. Cela supposait évidemment que vous ne soyez plus l’intrépide femme voilée (que l’on aperçoit sur certaines photos diffusées lors d’un entretien télévisuel) noyautant les mosquées où grouillent des wannabe terroristes. À présent, vous travaillez “dans les bureaux” du ministère de l’Intérieur, selon vos termes pudiques. Malgré cette précaution, comment a réagi votre tutelle quand vous l’avez informée de votre projet d’écrire un livre ?

J’ai fait une demande d’autorisation, comme tous les policiers qui écrivent. Je précise toutefois qu’aucun texte ne nous interdit d’écrire. Cela en surprendra peut-être certains mais, même si nous sommes fonctionnaires de police, nos productions restent des créations artistiques ! À la lecture du livre, ma N+1 m’a félicitée. Elle m’a dit qu’elle avait toujours senti quelque chose en moi de différent par rapport aux autres effectifs… et elle était visiblement heureuse d’avoir eu le nez creux.

Quelle a été votre réaction devant cette critique positive ?
J’ai été évidemment touchée par ces mots. D’autant plus que, six mois auparavant, la même personne m’avait dit qu’il fallait que j’apprenne à rester à ma place. Comme quoi, le conseil que je veux donner aux autres quand je suggère de sortir des cases qui nous sont imparties, je me l’applique d’abord à moi-même, et il s’est une fois de plus révélé excellent ! (Sourires.)

À force de vous lire et de vous entendre en entretien, on a l’impression que votre autre courage a été d’assumer sans ciller (ou presque) les conséquences de votre manie préférée : cocher systématiquement deux cases qui, en apparence, ne vont pas ensemble.
Pas systématiquement, quand même…

Disons souvent, alors. Vous êtes

  • la fan d’NTM qui voulait devenir flic ;
  • la fille de concierge et de manœuvre qui largue sa famille pour devenir philosophe avant de décider de bifurquer vers le gardiennage de la paix (trois cases d’un coup) ;
  • la musulmane qui lutte contre les réseaux islamistes ;
  • la fille d’immigrés qui se bat contre les terroristes alors que, selon Hakim El Karoui, « 76 % des djihadistes appartiennent à la première, deuxième ou deuxième génération issue de l’immigration »[1] (et non vice et versa) ;
  • l’espionne qui s’affiche en couverture de son livre ;
  • la fonctionnaire méritante qui énonce les grandeurs et les vices de son institution…

Mais c’est épouvantablement caricatural, ce que vous énoncez !

C’est un peu caricatural, je le concède aussi, mais peut-être pas une si mauvaise amorce pour vous poser la question suivante : votre caractéristique principale n’est-elle pas de vouloir toujours être, simultanément, comme le chante Alain Souchon, « ici et là »[2], comme quand vous expliquez que, dès que vous êtes bien dans votre boulot, hop, il faut que vous en changiez ?
Pour être honnête, je m’étais rendu compte de ce trait de caractère avant d’écrire le livre. Il est vraiment structurant dans ma personnalité, au sens où il ne relève pas d’un choix conscient de ma part. Je n’ai pas de plan de carrière et ne suis pas plus portée que cela sur l’esprit de contradiction. Pour moi, vivre, c’est être en train d’assembler un puzzle sans avoir l’image définitive. J’assemble les pièces de mon existence, et je découvre avec les autres ce que cet assemblage va donner. J’ai l’impression de suivre mon intuition et mon destin. Je sens bien que j’avance à ma façon, mais j’ignore où je finirai par arriver.

Si l’intuition vous guide, quelle est votre motivation ?
Je ne veux aller que là où j’ai quelque chose à apporter ou à apprendre. Mon leitmotiv est double : progresser et être utile. Quand j’ai l’impression d’avoir fait mon temps, d’avoir donné le meilleur de moi-même, de n’avoir plus guère d’occasion de me perfectionner ou d’être réellement utile, j’ai besoin de bouger. J’ai l’intuition du moment où il faut que je m’en aille vers d’autres aventures. Ma mère m’a fait observer que ça fonctionnait souvent par quinquennats. C’est vrai que, tous les cinq ans, je me sens dans l’obligation de changer.

 

Nora Lakheal d’après un cliché de Sandra Pierson capté pour les éditions Max Milo

 

En lisant avant publication le texte que vous avez écrit, votre hiérarchie a-t-elle émis des réserves que vous avez dû prendre en compte – ou, pire, aviez-vous tout précensuré comme il faut avant de le leur soumettre ?
Oh, il ne s’agit pas de censure : il s’agit de responsabilité. Lorsque l’on a quasiment travaillé dix-sept ans pour les renseignements français, il faut être capable de dire l’essentiel sans trop en dire. Ma loyauté envers mes collègues et envers mon pays reste et restera indéfectible en toutes circonstances.

Quelles conséquences ce livre a-t-il eu sur votre vie professionnelle ?
En écrivant ce livre, je ne m’attendais pas à un tel succès. Aujourd’hui, je pense avoir cassé un nouveau plafond de verre ! Moi, la petite Arabe devenue gardienne de la paix, j’ai publié un livre, j’ai été interviewée sur de très multiples plateaux de télévision et de radio, j’ai reçu des dizaines de messages positifs d’anonymes mais aussi de sociologues, de chercheurs, de psychiatres et de personnalités connues qui se sont révélées très bienveillantes. Pour autant, inutile de le nier : à chaque plafond que vous fissurez, il y a des morceaux, de petits éclats et des échardes qui tombent autour de vous. Tant pis, j’ai l’habitude ! J’essaye de les éviter, je les contourne et je poursuis ma route jusqu’au prochain plafond à exploser. Car c’est aussi cela dont il s’agit : nous devons tous nous dépasser en permanence, aller chercher le défi suivant, persévérer deux fois plus pour arriver là où personne ne nous attend… parfois pas même nous.

Vous tendez la question pour vous faire interroger : quel prochain plafond de verre avez-vous identifié ?
C’est curieux, on m’a posé la question la veille de notre échange, et je ne savais pas non plus que répondre. Rien de plus logique, en un sens : ce n’est pas moi qui vais vers les plafonds de verre, c’est eux qui s’imposent à moi ou qui me tombent dessus.

Comment les repérez-vous ?
Oh, rien de sorcier, ils m’apparaissent quand quelqu’un me dit avec autorité : « Hé, toi ! Reste donc à ta place ! » En général, cela se passe quand j’ai l’impression de monter en compétence et en lucidité. Donc je monte, je monte et, soudain, BAM ! je me cogne le crâne et je grommelle : « Roh, pas possible, y en a encore un là ? Bon, tant pis, je vais être obligé de le casser ! »

Agente d’élite est un livre sur les plafonds de verre mais aussi sur la police, une institution toujours au cœur de nombreuses polémiques, associant, parmi les joyeusetés,

  • violences – certaines CSI, organe dont vous parlez, se sont illustrées en la matière,
  • viols comme dans les geôles du tribunal de Toulon où un coup de fil ou une clope valait une fellation[3],
  • corruptions comme le pratiquaient certains baqueux au Nord de Marseille ou, plus récemment, certains fonctionnaires sévissant dans le quartier de la Goutte d’Or pour y vendre une assurance d’impunité, mépris des victimes,
  • abus de pouvoir et dérives pouvant mettre en danger la vie des citoyens innocents – ainsi de la récente « affaire de Vanves » où, sans le repentir d’une policière victime de ses collègues et coupable de fausses déclarations, un innocent aurait pu être condamné à cinq ans d’emprisonnement et 75 000 € d’amende, surtout que « ses dénégations n’[auraient] guère pesé face à la parole d’agents assermentés »[4], car des agents au-dessus de tout soupçon l’accusaient d’avoir fracassé la collègue dont ils avaient eux-mêmes brisé le poignet avant de la jeter en geôle pour la bizuter… et encore, ce ne sont que quelques affaires qui ont eu la chance de surnager dans ce que l’on imagine être un océan de méfaits impunis.

Même quand on a votre track-record, il ne doit pas être aisé

  • d’être policière,
  • de réfléchir sur son employeur et
  • de publier le résultat partiel de ses réflexions alors que vous êtes toujours dans cette étrange maison…

Je suis un peu comme Horace ! Pour moi, il faut de la mesure en toute chose. Au-delà de la mesure, il y a de l’émotion, de l’affect et donc de la subjectivité. Ce ne sont pas de mauvaises choses en soi, à condition d’en user avec mesure.

Comprenez-vous que cette « mesure » puisse sembler inappropriée quand on voit l’impunité dont bénéficient les malfaisants ? L’on pense avec Claire Hédon, défenseur des droits, à ce « jeune homme à terre, lors d’une manifestation, où l’on voit un policier continuer de le frapper » et à la chute de l’histoire : « Les policiers autour disent ne pas le connaître, et la hiérarchie n’a pas été capable de dire qui c’était. »[5] Parmi tant d’autres, on pense aussi à l’histoire de cette jeune Marseillaise lynchée par des policiers en décembre 2018, dont la plainte avait été classée dix jours plus tard par une ordonnance de non-lieu sous prétexte qu’aucun des policiers n’a pu être identifié, alors que « les individus qui ont violenté la partie civile avaient tous la qualité de fonctionnaires de police », ces violences étant « d’autant plus inacceptables qu’elles ont été commises de façon purement gratuite », comme le reconnaissait le juge Karim Badène[6] ?
Qu’il y ait des violences, des exactions, des comportements inacceptables au sein de la police, je le déplore et le dénonce. Toutefois, en tant qu’auteur, mon rôle est de me situer dans la réflexion. Nous sommes dans une société où beaucoup de gens malintentionnés jouent sur les émotions et en abusent. Quoi de plus simple que de solliciter le cerveau reptilien ? Autant que faire se peut, j’essaye de privilégier la raison et la tempérance, et je lutte contre l’essentialisation qui consiste à mettre des gens dans des catégories.

Il est vrai que, vous, en termes d’« intersectionnalité », vous cumulez !
Oui, je suis censée être le gardien de la paix OU la Beurette OU « elle » ou « la fille » – surtout dans ma famille… Tant de gens ont tendance à assigner les autres à une case et une seule, soit parce que cela encage les individus, soit parce qu’eux-mêmes ont accepté d’être encagés ! Inversement, je veux que l’on considère les gens comme je veux que l’on me considère : pas à travers une seule caractéristique à laquelle il conviendrait de se cantonner, quelque factice, réductrice ou subjective soit-elle. Je défends une démarche holistique, qui tâche de considérer la personne dans sa totalité et non pas selon l’étiquette qui semble la résumer. J’en ai marre des étiquettes. C’est fatigant. Nous ne sommes pas que ce que nous semblons être. La vie le prouve ; les philosophes nous le rappellent.

C’est l’un des leitmotivs qui parcourent votre livre, même quand vous êtes au cœur des violences urbaines : la réflexion philosophique n’est pas réservée aux professeurs de la Sorbonne et aux supposés privilégiés des classes prépa, elle devrait irriguer nos vies…
Certes, cela surprend parfois, mais encore faut-il s’entendre sur les mots. Pour moi, penser ne se résume pas à claquer une bonne punchline ou forger un slogan qui va être liké et retweeté. Penser, c’est fournir un effort, un travail sur soi. On aime caricaturer les policiers en songeant à Marcel Patulacci, le brigadier-chef (et gardien de la paix avant tout) inventé par Didier Bourdon
[7] ; mais beaucoup de ceux qui critiquent la police volent plus bas que lui !

En quel sens ?
Affirmer que la police est raciste (ou ne l’est pas), par exemple, c’est réducteur. En revanche, admettre que, la police étant le reflet de notre société, certains fonctionnaires sont racistes, cela ouvre la porte à la réflexion. En effet, se posent alors trois questions : qu’est-ce qui fait que certains agents sont racistes et d’autres, non ? comment faire pour lutter contre ce racisme ? et comment tendre la main à ceux qui ne sont pas racistes pour lutter, ensemble, contre ce fléau ? Côté punchline, cette interrogation est moisie ; côté réflexion possiblement utile, elle ne me paraît pas démériter.

 

Nora Lakheal d’après un cliché de Sandra Pierson capté pour les éditions Max Milo

 

En mettant en avant votre engagement positif, en acceptant tous ces entretiens, vous risquez aussi une autre critique : votre livre est-il pas un plaidoyer pour – attention, les mots suivants risquent de piquer les yeux de certains lecteurs – la grandeur et la beauté de la police, depuis la police de proximité jusqu’aux RG, en passant par Police Secours et par les si contestées CSI ? En d’autres termes, Agente d’élite, n’est-il pas un éloge de la police ?
Si. Bien sûr. Mon livre est un éloge de la police. Je ne vois pas pourquoi j’en rougirais, car c’est un éloge à deux cases contradictoires : je dis du bien de l’institution et de sa mission et de ce qui s’y vit, MAIS mes louanges passent par le prisme de la mesure.

En effet, vous ne passez pas sous silence le racisme, la bureaucratisation, l’injustice, la misogynie, l’injustice, les silences coupables, l’impuissance, les frustrations, ce qui vous permet de poser les deux grandes questions que le procès de Derek Chauvin remet en lumière ces jours-ci, aux États-Unis : d’une part, comment distinguer « les méthodes policières » des « pratiques d’un homme » ; et, d’autre part, comment expliquer à la population un verdict, quel qu’il soit, quand « il est rare que les policiers soient condamnés »[8] ?
Il faut raison garder. Les États-Unis et la France ressortissent de deux organisations policières et judiciaires très différentes. Pour ma part, je ne crois pas être dans le déni. Je montre le côté lumineux ainsi que le côté sombre de ma profession. Si je montre moins le côté sombre, c’est que je suis fière et heureuse d’exercer mon boulot, excusez-moi ! Contrairement à ce que vous semblez insinuer, le métier de policier est un beau métier. Quand on y entre, on y entre pour sauver des gens. C’est génial, non ?

… même si vous vous êtes retrouvée à ouvrir la porte d’un préfet, à indiquer la Sainte-Chapelle aux touristes chinois, à faire traverser des bambins devant une école ou à attendre l’arrivée du plombier pour suivre une fuite d’eau…
Et alors ? La police, ce n’est pas que du saute-dessus et de la traque de terroristes, même si cela me fait davantage rêver. Si louer ce projet d’être au service de la population sous des formes très diverses, ça consiste à rédiger un plaidoyer pro domo, j’en accepte l’augure car tout ce que je dis « de bien » sur notre mission, je le pense vraiment. En revanche, je souligne aussi que certains agents salissent notre métier et déshonorent notre corporation. Montrer, comme vous dites avec une pointe d’ironie, « la grandeur et la beauté de ce métier », ce n’est certainement pas une preuve de complaisance. Au contraire, c’est une manière de lutter contre ceux qui, par leurs comportements vénéneux mais limités, souillent une institution destinée à rendre service à la population. Il faut arrêter avec ces infos qui rabaissent la police au niveau de nos pires éléments, les idiots, les racistes, les violents, les cupides, les homophobes, etc.

Ne vous réjouissez-vous pas que les brebis galeuses qui oppressent la population et contreviennent à votre haute idée de la mission policière soient dénoncés ?
Je ne me réjouis pas que cette petite frange de nos collègues fasse la une aguicheuse des médias. Cette vision réductrice ne correspond pas à la réalité et ne peut pas faire envie aux futurs candidats de qualité, ni rapprocher nos agents de la population. Pourquoi ne pas parler, aussi et surtout, des agents qui font leur travail avec exigence, cœur et bravoure, c’est-à-dire plus que l’essentiel des policiers ?

Il me semble que cela arrive souvent, par exemple lors de reportages télévisuels sur les exploits de vos collègues, enquêteurs ou membres d’unités dites d’élite… Cependant, plus spécifiquement et moins polémiquement, en louant le beau et en dénonçant le laid, vous donnez l’impression d’appeler à une remise à plat des pratiques policières pour

  • analyser ce qui se passe,
  • évaluer les problématiques saillantes et
  • élaborer des perspectives d’optimisation – une sorte de Beauvau policier façon Nora Lakheal ?

C’est exact. Certains ont pointé que les exemples que je cite dans le livre commencent à dater. Soit ! Mais force est de constater, si l’on écoute les actualités de ces derniers mois, que les problèmes ont, au mieux, peu évolué, au pis, empiré.

 

Nora Lakheal d’après un cliché de Sandra Pierson capté pour les éditions Max Milo

 

Quelle est l’urgence, selon vous ?
Elle est double et réside dans le recrutement et la formation. Il faut donner plus de temps et de moyens aux formateurs afin qu’ils soient en capacité de détecter des idéologies qui, disons, ne seraient pas compatibles avec les valeurs de la République. On cherche les collègues radicalisés islamistes, et on a bien raison ; mais on doit mener une traque similaire à l’encontre des collègues racistes, antisémites ou homophobes. La triade doit être la même pour ces deux ennemis de la République : détecter, signaler, sanctionner.

Allons plus loin, si vous le voulez bien. Par ces temps de « lois d’exception » sans cesse prorogées, qui portent atteinte aux libertés individuelles, affirmer que la police, en général, est gentille, n’est-ce pas une façon de militer en faveur d’une société plus surveillée, fût-ce sous prétexte de brider le terrorisme ?
Qui surveille qui ? Vous avez vu le nombre de vidéos qui sortent pour dénoncer de supposées bavures policières – parfois à tort, parfois à raison ? Donc prenons l’exemple des caméras, car j’ai deux choses à dire sur le sujet. D’une part, je pense qu’il faut systématiser le port d’une caméra par chaque membre d’un équipage, afin de protéger les citoyens des policiers fautifs… et les policiers des fausses allégations. Pour moi, ça, c’est une belle idée qui doit être mise en place instamment. D’autre part, contrairement à ce que vous paraissez insinuer, je ne suis pas pour le tout-sécuritaire ni pour les caméras à chaque coin de rue. Au contraire !

Pourquoi ?
D’abord au nom des libertés individuelles, bien sûr, mais pas uniquement. La justice et l’équité sociales devraient nous l’interdire. Installer des caméras partout, cela signifierait que les municipalités riches seraient virtuellement plus en sécurité que les municipalités pauvres ; et ça, c’est inacceptable.


[1] « La France sera peut-être le théâtre de la nouvelle génération djihadiste », entretien avec Hakim El Karoui mené par Christophe Ayad, in : Le Monde, 21-22 mars 2021, p. 12.
[2] https://youtu.be/gy5VjkpdxtY
[3] https://www.lefigaro.fr/flash-actu/sept-ans-de-prison-requis-contre-un-policier-accuse-de-viols-dans-les-geoles-d-un-tribunal-20210317
[4] Antoine Albertini et Jean-Baptiste Jacquin, « À Vanves, quand deux collègues brutalisent une collège », in : Le Monde, 12 mars 2021, p. 13
[5] Entretien avec Jean-Baptiste Jacquin, in : Le Monde, 19 mars 2021, p. 13.
[6] Luc Leroux, « Réouverture de l’enquête sur le lynchage de Maria par des policiers », in : Le Monde, 14-15 mars 2021, p. 12.
[7] https://youtu.be/mo2O1desNHA?t=28
[8] Stéphanie Le Bars, « Procès d’un bad cop » in : Le Monde, 6 mars 2021, p. 23.


4.
Le livre et son contenu

Nora, en effeuillant votre travail d’auteur dans les trois premiers épisodes de cet entretien, nous avons abordé quelques-uns des sujets d’actualité sur lesquels votre livre passionnant offre des pistes de réflexion ; mais nous n’avons pas encore expliqué ce qui se trouve vraiment dans ce parallélépipède feuillu de trois cents pages. Il s’agit d’une autobiographie qui nous conduit de votre fin d’adolescence à votre première mission d’agente des Renseignements généraux. Dès lors, trois questions me semblent se poser.

  • Comment avez-vous choisi les moments que vous racontez ?
  • Comment avez-vous retrouvé tous ces souvenirs, relatés avec des détails frappants (et pas que pour les séances de boxe, haha) ?
  • Et comment avez-vous décidé d’exclure tout ce que vous auriez pu nous narrer de surcroît ?

Depuis longtemps, j’ai été précautionneuse. En quarante-six ans, j’ai vécu tant de moments incroyables que j’ai toujours su que, tôt ou tard, j’écrirais un livre. Donc j’ai rangé le florilège de ces instants dans ma mémoire et, au moment d’écrire, je n’ai eu qu’à ouvrir ma boîte à souvenirs puis à noter tous les détails qui me revenaient et me paraissaient intéressants pour ce projet.

Une question se pose toutefois : quand on est bien installée, dans la vie, on peut avoir l’impression que tout ce qui a précédé nous y conduisait (téléo)logiquement. En remontant le fil de votre existence pour Agente d’élite, avez-vous lutté contre cette tendance ?
Non, non, non, pas du tout. Peut-être parce que je suis très croyante. Je crois viscéralement en Dieu, donc je crois à un certain destin. Or, Agente d’élite m’a prouvé que l’écriture de ce livre est l’aboutissement logique de mes quarante-cinq premières années. Je ne sais comment exprimer cette intuition d’une suite naturelle. Notez qu’il n’y a pas que la religion : la psychanalyse que je poursuis depuis plus de deux décennies m’aide à confirmer ce postulat selon lequel je n’ai rien fait au hasard.

Femme d’action, vous êtes aussi philosophe de formation et de cœur, on l’a dit. Vous le prouvez en rythmant votre texte par des citations de vos penseurs chouchous, Kant et Kierkegaard. Ne nous leurrons pas, c’est l’une des contradictions apparentes de votre livre : comment une keuf qui aime la baston peut-elle prétendre kiffer Hegel et ses soces ?
D’abord, je trouve que garder fermement la paix et aimer la sagesse sont deux projets qui vont bien ensemble. Ensuite, soyons précis : un « keuf », comme vous dites, n’aime pas la baston, ou alors il s’est trompé de voie. Un « keuf » protège la population dont il a la charge et doit avoir le courage de se « bastonner » si la situation l’exige, par exemple s’il faut défendre « la veuve et l’orphelin », selon la formule consacrée. Enfin, pour aller dans votre sens, je veux bien admettre que mon parcours semble atypique au premier abord et interroge beaucoup. C’est aussi pour l’expliquer que j’ai écrit Agente d’élite !

 

 

En effet, ce livre est protéiforme. C’est celui

  • d’une agente des services de renseignement ;
  • d’une femme ;
  • d’une philosophe ;
  • d’une musulmane et, spécifiquement, d’une musulmane méritante comme les médias en raffolent (on peut penser à El Hadji Gora Diop, « musulman pratiquant » et « hôtelier donneur d’asile »[1]) ;
  • d’une policière alors qu’un certain Samir B. Elyes, parmi d’autres, explique au nom des Traoré, réputés pour leur moralité, que « les policiers sont des porcs » car « 80 % des policiers sont racistes »[2] ;
  • d’une Française d’origine tunisienne – posture précieuse à l’heure où Pap Ndiaye (que vous citez dans votre livre), ex-spécialiste de l’histoire des sciences et des entreprises reconverti avec succès dans les questions de décolonialisme et de genre, veut « mettre l’immigration au cœur de l’histoire nationale » en acceptant d’être role model parce que, explique-t-il, « j’ai un nom typiquement sénégalais bien que je sois français »[3]

Quand vous vous êtes retrouvée devant votre ordinateur, avez-vous cherché à concilier ces multiples voix ou leur avez-vous laissé tour à tour la parole ?
Toutes mes voix sont l’expression d’une même personne. Partant, je n’ai pas eu à les concilier. Ce que vous décrivez ne ressortit pas de la schizophrénie. C’est, simplement, l’émanation intellectuelle d’un être humain. Nous avons tous une empreinte digitale unique ; pourtant, elle est constituée de très nombreux sillons qui ne se ressemblent pas…

Agente d’élite est votre premier livre. Comment avez-vous appris à écrire… un livre ?
À chaque ligne, je me suis mise à la place du lecteur en me demandant : est-ce assez vivant pour qu’il puisse se mettre à ma place comme s’il vivait la situation ? Je voulais embarquer le lecteur dans mes aventures dès les premières lignes. J’avoue que ç’a été un travail assez prenant – non, je mens : ce travail a été trrrrrès prenant ! J’ai passé dessus des nuits blanches et des vacances entières, mais je suis ravie du résultat.

Ce livre a notamment marqué ses lecteurs

  • parce que votre personnage est fascinant et entouré d’une galerie d’acolytes pas piqués des hannetons ;
  • parce que vous avez l’art de plonger le lecteur dans votre réalité comme si elle avait été la sienne de toute éternité ;
  • et aussi, peut-être, parmi d’autres raisons, parce que vous mettez des mots de vérité (donc des mots sur lesquels chacun pourrait débattre) sur l’islam, sa pratique et ses dérives, quand d’autres préfèrent l’invective ou l’hypocrisie – on peut penser au référendum anti-niqab conduit en Suisse par un comité vantant l’utilité du texte « contre les hooligans », tandis que leurs adversaires mettaient en avant les « intérêts touristiques du pays »[4], comme si la question n’avait rien à voir avec la religion et l’immigration…

Maintenant que vous êtes entrée dans le paysage littéraire français en posant vos mot avec votre franchise, qu’allez-vous faire, éditorialement parlant ? Par exemple, y aura-t-il une suite à votre autobiographie, ou préparez-vous un essai moins factuellement lié à votre vie ?
Je réfléchis à l’écriture du prochain livre, mais chuuuut… (Sourire) Sérieusement, écrire est donné à beaucoup. Être publié, moins. Être acheté et lu, encore moins. Susciter la question du prochain livre, « encore encore » moins ! C’est super. D’autant que je n’avais pas imaginé un tel enthousiasme, mais pas imaginé à un point… En fait, je n’ai pas encore compris ce qui m’arrivait. Par exemple, un jour, j’avais rendez-vous pour une interview télévisée. À l’accueil, je décline mon identité. On me dit : « Oh, vous êtes Nora Lakheal, vous êtes auteur… » Et moi de répondre : « Bah, non, je suis policière. » Puis de me morigéner dans mon for intérieur : « C’est incroyable ! Je n’arrive pas à m’habituer à l’idée que je puisse avoir un double statut… »

Vous n’y croyiez pas.
Non. Mettez-vous dans la tête que, en publiant Agente d’élite, je réalise un rêve. Pas un but, hein : un rêve ! Jamais je n’aurais pensé écrire un livre qui soit publié, qui intéresse et qui se vende. Franchement, je suis heureuse et fière – et, croyez-moi, ce n’est pas dans mes habitudes.

Comment ont réagi vos proches ?
Hum, certains ont mis du temps à réaliser, eux aussi. Mais, aujourd’hui, je suis une vedette dans mon village, en Tunisie ! À chaque fois que je suis passée à la télé, le village s’est arrêté de respirer. Vous n’imaginez pas le nombre de coups de fil que j’ai eu du bled. C’est hallucinant et c’est chouette, car je les imagine tous en train de regarder… Des journalistes tunisiens m’ont dit que j’étais une fierté du pays. Ça m’a touchée. Pour être honnête, je préciserai que,

  • quand je rends heureux des gens, je suis heureuse ;
  • quand je les rends jaloux et qu’ils pensent ou feignent de penser qu’écrire un livre, au fond, c’est pas plus que faire la vaisselle ;
  • mieux, quand ils sont tellement rageux que, si quelqu’un me parle de mon livre, ils quittent la pièce…

Allez, je suis un peu triste pour eux, mais, très vite, je m’en fiche ! J’ai une route que je trace. Je ne me préoccupe pas des malveillances. Comme je vous l’ai dit, tout ce qui est positif, je le prends ; le peu qui est négatif, je l’ignore. La vie m’a appris cette stratégie. C’est une de mes qualités. J’ai vécu des moments tellement difficiles que, dorénavant, les mauvaises ondes m’indiffèrent.

À propos de mauvaise ondes, vous avez accepté des entretiens sur des supports très différents, dont vous n’ignorez pas les soubassements. On vous a ouïe ou vue sur des médias mainstream, prorusses, bien à droite, etc. Quelle est votre politique en matière d’interviouves ?
Je vais vous répondre en deux temps. Je suis toujours très flattée d’être invitée, et peu importe qui m’invite. C’est toujours flatteur que les gens s’intéressent à vous, non ? Je ne méprise personne. Pour autant, certains plateaux à la pointe de l’audimat me font moins envie. Je suis prête à parler largement tant que cela reste raisonnable.

Quel serait le contraire de raisonnable ?
Éric Zemmour. Je ne vois pas l’intérêt ou l’utilité d’aller discuter avec ce monsieur.

Pourquoi ? Ce serait un sacré match !
Sauf que, moi, ce qui m’intéresse, c’est d’échanger, donc de dialoguer avec des gens qui ne considèrent pas qu’ils ont la science infuse. Si je vais sur un plateau, c’est pour que l’on s’intéresse vraiment non pas à moi mais à ce que j’ai à dire, aux leçons que je crois pouvoir tirer de mon parcours. Me fighter pour susciter le buzz ou servir de faire-valoir à quelqu’un juste pour que l’on voie mon livre sur un écran, vous l’aurez compris : c’est pas mon trip.

 

Nora Lakheal en plein travail d’écriture. Photo inédite : collection personnelle de l’auteur.

 

Pas question de vous rendre votre liberté sans vous poser une dizaine de questions sturapides, donc stupides et rapides, que les milliers de lecteurs de votre autobiographie auraient sans doute rêvé de vous poser, ou que j’ai rêvé de vous poser. Prête ?
Toujours.

Pesez-vous encore 48 kilos[5] ?
Non, et heureusement : cela ne me va pas du tout !

À l’heure où nous avons cet échange, seriez-vous capable de gagner un concours de danses funk ?
Et comment ! J’attends avec impatience la fin des confinements pour retrouver mes bars funk favoris et mes soirées électro préférées !

Depuis quand n’avez-vous pas bu six tequilas en une soirée ?
Depuis trop longtemps. (Soupir)

Quelle chanson préférez-vous entonner quand vous vous retrouvez dans un karaoké ?
Si possible, je choisis toujours une chanson de Prince, mon héros.

À propos de Prince, avez-vous racheté un exemplaire du Petit Prince après avoir prêté le vôtre au début des années 2000 ?
Hors de question : j’attends toujours le mien, et je continuerai de l’attendre inlassablement.

Regrettez-vous de ne pas avoir un autographe du commissaire Broussard ?
Oh, oui ! J’aimerais tellement le revoir et avoir une longue discussion avec lui ! Il fait partie du très petit cercle de gens que j’admire…

Connaissez-vous encore des policiers qui pensent que feu Daft Punk est une ville suédoise ?
Hahaha ! Oui, il doit en exister, j’en suis sûre !

Avez-vous déjà essayé de vous transformer en numéro huit ?
Hahaha ! J’ai bien conscience qu’il faut des conditions particulières pour y arriver et, hélas, elles m échappent !

Savez-vous tchiper ?
Non, et cela ne me manque pas particulièrement.

Kierkegaard a écrit : « Quelqu’un qui désespère désespère de quelque chose. » De quoi vous arrive-t-il de désespérer ?
Aujourd’hui, par exemple, je désespère de la séparation du duo des Daft Punk…

Toujours cette fameuse ville suédoise…
… mais je précise que j’ai eu la chance d’aller à leur dernier concert à Bercy, en 2007. Vous voyez ? J’agrémente toujours mon désespoir d’une note positive !

Votre éditeur ressemble beaucoup à l’un des chanteurs principaux de l’Orchestre national de Barbès, que vous citez dans votre livre : hasard ou réalité scientifique ?
Hahaha ! Je vous laisse l’entière responsabilité de cette comparaison !

Vous avez déclaré boire du petit-chablis avec du saucisson hallal, ne pensez-vous pas que d’autres associations mets et vins eussent mieux convenu ?
Celle-là me convient parfaitement, quoique un Viré-Clessé [autre vin blanc de Bourgogne], c’est pas mal non plus !

À part celle-ci, quelle question plus sturapide aurais-je pu poser pour conclure cet entretien ?
Aucune, je le crains.


[1] Laurie Moniez, « L’hôtelier donneur d’asile », in : M le magazine du Monde, 20 mars 2021, pp. 15-16.
[2] https://www.lefigaro.fr/actualite-france/justice-negrophobe-police-raciste-le-comite-la-verite-pour-adama-ne-veut-plus-qu-ils-rentrent-dans-nos-quartiers-20210322
[3] « Refroidir les sujets brûlants pour réfléchir », entretien avec Cédric Pietralunga et Aureliano Tonet, in : Le Monde, 20 mars 2021, p. 22.
[4] Le Monde, 7-8 mars 2021, p. 5.
[5] https://youtu.be/3PhNktKKfnA