Les grands entretiens – Orlando Bass, l’intégrale

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Photo : Bertrand Ferrier

1. Qui êtes-vous, Orlando ?

Lauréat du CNSM de Paris et de multiples concours internationaux, Orlando Bass cèle avec un flegme britannique sa fougue bien française. Ce claviériste polymorphe et compositeur en développement nous a accordé un entretien… sollicité après le choc éprouvé lors d’un concert où il n’était pourtant qu’un invité. Le jeune homme n’est pas qu’un interprète aux doigts et à la sensibilité exceptionnels : c’est aussi un musicien qui réfléchit avec profondeur, s’exprime avec humour et trace sa voie avec une apparente sérénité empreinte de gourmandise. Notre rencontre-fleuve est l’occasion d’une discussion sans tabou sur la musique, les musiciens, le métier d’artiste nowadays et l’art d’être vivant, voire soi-même, dans un monde où masques, médiocrités et taedium vitae semblent l’emporter. Bienvenue dans le cosmos si particulier et si stimulant d’un musicien exceptionnel que nous sommes fier d’avoir rencontré, et heureux d’avoir pu interroger. Aujourd’hui, nous pouvons enfin partager notre enthousiasme avec les lecteurs de ce p’tit site. Bonne curiosité à tous !

Orlando, comme quelques claviéristes, tu es une sorte de Janus. En plus d’être Britannique et Français, tu es pianiste et claveciniste ; tu es accompagnateur, improvisateur, compositeur – ta prochaine création parisienne, « Babillages », aura lieu le 4 juillet 2019 à la cathédrale des Arméniens [update  : compte-rendu disponible ici]
… oui, je sais qu’il faudrait que je finisse d’écrire cette œuvre (rires)

… tu es également arrangeur et directeur artistique, bref, j’ai deux questions et demie. Un, cette diversité était-elle envisagée – voire nécessaire – dès le début de ta carrière musicale ? Deux, pourquoi n’es-tu pas encore chef d’orchestre ? Deux et demie : pourquoi, comme tu l’as signalé à RTS, n’es-tu plus organiste ?
La polymorphie, ce n’est pas quelque chose que l’on choisit mais quelque chose qui, d’une certaine manière, vient à soi. Il est vrai que certains musiciens préfèrent se spécialiser à fond dans un domaine. Parmi les pianistes, par exemple, on peut choisir de pousser très loin l’étude du répertoire contemporain ou travailler autour de la transcription baroque, autour de Bach, Haendel et Rameau. L’on peut aussi choisir d’élargir au maximum le spectre d’activités, convaincu que chaque aspect du travail nourrit l’autre.

« Ma polymorphie est politique »

C’est donc ton « cas ».
Oui, ne pas me cantonner à un domaine exclusif a toujours été mon attitude. Pas uniquement en musique, d’ailleurs ! En fait, la musique est venue assez tard. Lorsque je suis arrivé à Paris, j’ai poursuivi des études générales de chimie parallèlement au CNSM.

Encore ton côté Janus !
J’ai dû abandonner celui-là.

Manque de temps ou d’énergie ?
Pas forcément. C’est plutôt la complexité administrative qui m’a fait choisir entre les sciences et la musique.

Donc tu es devenu musicien à 100 %…
… mais ça n’a pas simplifié la chose ! À l’intérieur du domaine musical, il y a tant de possibles qui sont excitants et motivants que je suis très triste si je ne me consacre qu’à une activité, ne serait-ce qu’une seule semaine. En ce sens, multiplier les formes d’intervention musicale est une nécessité vitale, au grand dam de mes professeurs : tant pis ! Mais il n’y a pas que ça. Je crois que mon attitude ressortit aussi d’une certaine position politique qui fait écho au sujet de mon mémoire de master.

Tu as travaillé sur Michel Ciry.
J’ai travaillé sur cet artiste, et je continue d’étudier son œuvre. Il a eu une très belle carrière internationale en tant que peintre et graveur. C’était un artiste visuel fantastique ; et c’était aussi un compositeur, de 1938 à 1958, ainsi que l’auteur d’une quarantaine de livres. Dès lors, il a eu du mal à s’imposer comme artiste multiple car, sans cesse, on l’accusait de dispersion – reproche d’autant plus injuste que tout ce qu’il a produit est très fort et fascinant. Dans toutes les disciplines où il a exercé, il a excellé. Voilà donc un point qui m’exaspère : pourquoi refuser de comprendre que quelqu’un peut être doué dans plusieurs domaines ? Il faudrait choisir un petit créneau par convenance, afin de ne pas gêner autrui ? Eh bien, non !

La spécificité de ton travail sur Michel Ciry rend raison de cette diversité : en sus d’un « mémoire analytique », tu prépares aussi un enregistrement, comme pour mieux rendre raison de la multiplicité de ton objet d’étude.
Oui, d’autant que, si l’œuvre picturale de Michel Ciry est assez bien documentée, son œuvre musicale est encore très méconnue. Or, il a écrit des œuvres absolument merveilleuses, jouées et bien diffusées surtout hors de la France, notamment au début des années 1950. C’est d’autant plus déprimant de constater l’écho très faible que trouve aujourd’hui sa musique.

Où en es-tu de ton mémoire ?
J’ai bouclé une centaine de pages non analytiques. Désormais, je travaille aux deux centaines de pages d’analyse plus rigoureuse.

Et l’enregistrement ?
Je suis en négociation avec Naxos, pour une série de captations prévue à partir de 2020, en partenariat avec Stephen Paulello et avec les mécènes qui soutiennent le rayonnement de l’œuvre de Michel Ciry. Le premier volume serait consacré à la musique pour piano seul et aux compositions pour piano et violon ; les deux suivants au moins exposeraient les mélodies ; et après… on verra ! Il est certain que le travail de Michel Ciry ne peut pas être envisagé selon une fine tranche de son art. Lui-même insistait sur ce point : dans ses mémoires, il parle en substance de la flèche d’une cathédrale pointée vers le ciel, s’élevant brique par brique, gravillon par gravillon, tâchant de s’élancer le plus haut possible avec tous ses composants de nature différente qui, pourtant, s’assemblent en un seul édifice.

« A priori, la vie est longue ! »

Bref, Michel Ciry n’est pas qu’un objet d’étude : en quelque sorte, c’est un miroir de ton travail.
Absolument. À ceci près que je me concentre sur la musique, sous différents aspects…

… dont ne fait pas encore partie la direction d’orchestre, pointait ma question liminaire. C’est bizarre, car tu es musicien, musicologue, claveciniste – ce qui est la place du chef pour tout un pan du répertoire…
Ça viendra peut-être. Pour le coup, je pense que j’ai manqué de temps et d’occasions. J’ai beaucoup accompagné de classes de direction d’orchestre, mais je n’ai jamais suivi de cours spécifique moi-même. Je n’ai donc aucune technique !

Pas de technique, peut-être, mais des connaissances et une appétence.
Je crois que, pour les musiciens, les vies estudiantine et professionnelle sont très poreuses. Si je m’étais lancé plus tôt dans la direction, si j’avais eu l’opportunité de vrais cours, sérieux et clairs, dans ce domaine, il y aurait des chances pour que j’en fasse aujourd’hui, c’est certain. Mais je ne dis pas non pour le futur.

Tu ne serais pas le premier instrumentiste à te risquer à diriger sans avoir un joli diplôme t’y autorisant. Pierre Boulez, Antonio Pappano, Philippe Entremont – pour ne citer que quelques-uns – t’ont largement précédé !
Ce n’est pas une question de diplôme mais de confiance en soi. C’est un élément crucial dans la fonction de chef. Tu ne peux pas être chef si tu ne te sens pas légitime, si tu n’es pas certain d’être à ta place devant un orchestre. On dépasse le carapaçage mental : l’exercice exige des connaissances techniques auxquelles on peut se rattraper dans les moments de faiblesse.

Soit, nous patienterons quelques années que tu te légitimises ! Toutefois, avant de revenir à ce que tu es, clôturons les questions sur ce que tu n’es pas : pourquoi plus d’orgue ?
Ça, c’est le manque de temps ! Puis, j’ai une technique de pédalier assez nulle. À une époque, j’y arrivais ; mais j’ai réessayé l’autre jour – quelle catastrophe ! Il me faudrait prendre le temps de m’y remettre, et… Bon, peut-être, un jour : a priori, la vie est longue.

Cette perspective d’évolution diachronique fait écho à ton souci de ne jamais t’ensuquer dans les cases où l’on pourrait – où tu pourrais – te coincer…
Oui, les cases, certains trouvent que c’est rassurant. Moi, je trouve que c’est limitant.

Ton dernier concert limougeaud en date l’illustrait. Non seulement il proposait des airs d’opéra au piano seul (premier métissage), mais il associait des transcriptions de Liszt à tes improvisations – toujours ce désir de polymorphie…
En effet, c’était moitié-moitié. En fait, ce concert, c’est comme quand un musicien veut se décrire : il est bon qu’il peine à trouver une seule épithète. Dans l’idéal, et tant pis si cela paraît prétentieux, je crois qu’un musicien divers n’a pas besoin de cases. Il se définit par sa propre identité.

« En fait, je suis entre un pigeon et un colibri »

D’où l’avantage d’avoir un nom, une étiquette, une marque peut-être, pour que les autres vous identifient ?
Pas du tout. L’identité, ce ne sont pas des patronymes, des substantifs, des adjectifs, des mots. L’identité, c’est ce qui nous construit et doit être difficile à mettre sur papier. Sur ce plan, l’un des modèles, c’est Leonard Bernstein. Pianiste remarquable, compositeur hors normes, chef, pédagogue, il ne s’est jamais limité. J’ai une même perception géopolitique de la situation : aujourd’hui, le concept de frontière a encore moins de sens qu’autrefois. On n’a plus besoin des clôtures qui empêchaient aux vaches du voisin de venir paître chez nous. Je milite pour une Europe aux frontières ouvertes, dans le sens où il existe des identités dont les frontières floues peuvent se fondre dans des zones de transition, idéales pour que les identités se mêlent les unes aux autres. Les temps doivent changer ! Il n’y a plus de barrière où, d’un côté, c’est tout blanc et, de l’autre, c’est tout noir. L’idée contraire est antinaturelle. En tout cas, ce besoin de fluidité me semble aussi valable sur le plan sociopolitique que sur le plan artistique.

Peut-être argues-tu ainsi parce que tu es toi-même métis. « Musicien français d’origine britannique », stipule ta biographie officielle, tu es parfois aussi décrit comme « un très jeune pianiste originaire du Limousin ». Et ce n’est pas tout : tu t’appelles Orlando, ce qui sonne peu français ; ton nom de famille est Bass – pas très hexagonal non plus : est-ce à dire que ta vie artistique traduit ton identité personnelle multiple ?
Je vais te répondre par la négative. Je ne suis ni l’un, ni l’autre, je suis les deux et je suis moi. J’ai deux passeports : un passeport français, un passeport britannique. J’ai les deux nationalités. Je parle les deux langues depuis le même âge. En moi, j’ai les deux cultures qui sont autant ancrées l’une que l’autre. Pourtant, en France, on me fait souvent comprendre que je ne suis pas totalement Français ; et vice versa en Angleterre. Ça marche aussi pour la musique : quand je suis entouré de clavecinistes, c’est très clair que je ne suis pas vraiment claveciniste ; et vice versa pour les pianistes.

Bref, tu es un mulâtre.
Exactement, et c’est très bien comme ça. On me laisse tranquille. C’est une situation trrrrès satisfaisante.

En quel sens ?
À partir du moment où tu décides de trouver ton identité propre, tu n’as pas besoin d’un groupe pour décider, à ta place, qui tu es. Les autres deviennent source de comparaison, pas d’assimilation. En d’autres termes, quand je vois ceux qui volettent autour de moi, je sais que je n’appartiens pas à cette espèce de pigeon, mais plutôt à une espèce hybride entre ce pigeon et telle espèce de colibri. S’identifier à un groupe précis, c’est vouloir se rassurer. Je le comprends, surtout dans le domaine artistique. Identifié, on se sent moins perdu dans un monde dont on peut quand même dire qu’il est assez difficile. Mais on se rassure au prix d’un mensonge à soi-même, j’en suis convaincu. Donc je préfère l’intranquillité de l’entre-deux à la sécurité d’une voie toute tracée.

Cette problématique de l’indécidabilité et du multiple se retrouve dans ton répertoire. Ainsi est trouvée la transition vers notre deuxième partie : que jouez-vous, Orlando ?


Orlando Bass. Photo : Bertrand Ferrier.

2. Que jouez-vous, Orlando ?

La coiffure désormais incoiffable, Orlando Bass est un extraterrestre undercover, se présentant comme pianiste et claveciniste. Il se produit comme interprète, accompagnateur, arrangeur, compositeur, improvisateur et artiste-pédagogue (entre autres). Après nous avoir livré quelques clefs pour comprendre sa personnalité musicale donc politique, il se dévoile un peu plus dans la deuxième partie de cet entretien-fleuve en nous parlant des répertoires qu’il chérit. Plongée dans les entrailles de ce musicien exceptionnel et néanmoins aussi profond que modeste.

Dans un premier épisode, nous avons essayé de déterminer qui sont les multiples Orlando Bass. Attachons-nous à présent à définir les répertoires de ce musicien polymorphe – toi. Dans le maelström de ce que tu joues, on trouve, pêle-mêle, ce vers quoi ton cœur et tes doigts te poussent, ce vers quoi t’inclinent les programmateurs parce que c’est plus vendeur, ce que tu peux jouer au piano et au clavecin fût-ce grâce à tes propres transcriptions, ce que tu exécutes comme interprète mais aussi comme interprète-compositeur qui, en spécialiste de l’analyse musicale, comprend peut-être mieux que le compositeur, comment il a écrit l’œuvre que tu dois jouer… Devant les infinis possibles et impossibles comment, toi, construis-tu ton répertoire ?
Permets-moi de commencer par un point de détail… qui n’en est pas un ! Quand j’interprète l’œuvre des autres compositeurs, je ne me demande pas, « en analyste », comment il a écrit. Je me demande plutôt pourquoi il a écrit ce qu’il a écrit. D’ailleurs, ça devrait toujours être la question : pourquoi quelqu’un a rempli de notes cette feuille de papier ? La question des moyens mis en œuvre est secondaire.

Est-ce aussi ce « pourquoi » qui te guide dans l’élaboration de ton répertoire ?
Le répertoire se construit avec un mélange de goûts personnels et de contraintes. Les deux sont indispensables : les goûts permettent d’avancer, les contraintes permettent d’affiner, de découvrir des œuvres que l’on ne travaillerait jamais. En plus, si on ne travaillait que les pièces vers lesquelles nos dilections nous poussent, on vaguerait indéfiniment dans le répertoire immmmmmense et génial écrit pour clavier. Les contraintes évitent la dispersion. À nous de veiller à ce qu’elles ne nous conduisent pas à nous assécher !

« J’aime tout ce qui a été écrit pour le clavier »

Tu veux dire que, paradoxalement, « les contraintes » te permettent de batifoler dans la musique pour clavier tout en gardant les pieds sur terre ?
C’est vrai que, défaut ou qualité, d’une manière ou d’une autre, j’aime à peu près tout ce qui a été écrit pour clavier ; et c’est un vaste territoire.

Comment peut-on aimer « à peu près tout » ?
Je n’ai pas dit que j’avais plaisir à tout travailler, mais ma curiosité et mon appétit de découverte sont clairs et nets. Donc, oui, j’aime aller dans toutes les directions parce que toutes les directions existent. Souvent, je pense à Edmund Hillary qui, avec le sherpa Tensing Norgay, a été le premier à gravir le mont Everest. Quand on lui a demandé pourquoi il avait fait ça, il a répondu : « Parce que le mont Everest existait. » Pour moi, c’est un peu la même chose. C’est parce que ce répertoire, si vaste et si génial, existe qu’il me fascine. Peu importe sa nature ou son époque, j’ai envie de l’explorer. Heureusement que les demandes des uns ou mon propre manque de temps m’oblige à choisir !

Comment intègres-tu la nécessité de performance dans ce répertoire ? Tu le sais : comme d’un alpiniste crapahutant sur des parois abruptes, l’auditeur attend de l’interprète qu’il soit un peu circassien, un brin surhomme, un chouïa acrobate – je pense à Arcadi Volodos qui, a posteriori, exprimait ses regrets d’avoir inventé et interprété des bis comme l’incroyable réécriture de la « Marche turque », pourtant formidable aux sens fort et commun. Or, toi, tu ajoutes à la performance technique, qui consiste à jouer hypervite des trucs hypercompliqués (et, ajouterait David Cassan, « en plus par cœur ! »), la performance musicologique, qui consiste à savoir jouer aussi bien une pièce du seizième siècle, puisque tu es un claveciniste ultrachevronné, qu’une pièce du vingtième puisque, même si ce n’est pas la seule raison, tu as eu Roger Muraro comme professeur. Je pense cette fois à Jeremy Denk et à son double disque pour piano égrenant brillamment un répertoire « de 1300 à 2000 » (Nonesuch, 2018), laissant entendre qu’il peut tout jouer avec le même brio…
C’est moins égotiste que ça. Être capable de tout jouer, ça m’intéresse si cela fait sens par rapport à un contexte. Par exemple, je serais incapable d’inventer un produit récital « de 1300 à 2000 » et de le vendre à travers la France.

Il est vrai que Jeremy Denk travaillait à partir d’une commande du Lincoln Center pour « an unusual piano recital »…
Pour mon cas, je pense que ça ne serait pas une très bonne idée. Dans certains cadres, pour certaines salles, il vaut mieux se concentrer sur une idée. En fait, j’essaye d’utiliser mon potentiel de dispersion pour créer des liens plutôt que de surjouer l’éclatement. Par exemple, j’ai récemment donné un récital clavecin et piano. Eh bien, je l’ai échafaudé autour de la Folia, avec des pièces d’Alessandro Scarlatti, de François Couperin, de Sergueï Rachmaninoff et de Franz Liszt. Ce sont quatre pièces d’époque différente, jouées sur deux instruments différents mais fondées sur un même thème en dépit de leurs esthétiques et de leurs exigences complètement différentes. La cohérence dans la différence me paraît toujours essentielle ; néanmoins, seule la spécificité de l’acoustique, idéale pour les deux instruments, m’a guidé pour ce choix. Lors d’un récital pour clavecin et piano dans un autre cadre, je ne jouerais pas la même chose !

« En composant, je veux
seulement maintenir la pratique »

Pourtant, comme si l’hénaurmité du répertoire n’était pas assez hénaurme, tu crées toi-même du répertoire, en improvisant, en arrangeant et en composant – ce qui est d’autant plus choquant que tu as déclaré : « Il y a un compositeur que je déteste travailler : c’est moi ! »
Soit. Vu de manière cartésienne, ajouter du répertoire à un répertoire immense peut sembler paradoxal. Or, pour moi, il n’y a rien de plus naturel. En somme, ta remarque soulève une bonne question et un faux problème. L’erreur consisterait à considérer l’immensité du répertoire comme un souci. Cela conduirait à imaginer que le répertoire classique peut se fossiliser, se figer…

… en clair, que seuls quelques chefs-d’œuvre méritent d’être joués ?
Cette perspective marquerait le décès de la musique savante.

D’où ton envie de composer pour ton instrument ?
Non, je ne cherche pas à rajouter de nouvelles pierres sur le socle déjà pesant, immense et riche du répertoire existant. À ma place, je contribue seulement à maintenir la pratique, à produire de la musique qui ait un sens dans le contexte social d’aujourd’hui.

Allons, Orlando ! Derrière cet altruisme, n’y a-t-il pas un tout p’tit peu d’ego ?
Si, il y en a beaucoup mais pas comme tu l’entends. Si je n’écrivais pas, j’aurais beaucoup plus de mal à jouer, dans le sens où, sur un plan peut-être psychothérapeutique, composer permet de déclencher certains cheminements neurologiques que je n’aurais pas si j’étais un pur interprète… et inversement ! Si je n’étais qu’un pur compositeur, je n’aurais pas les mêmes réflexions que je peux avoir en tant que compositeur-interprète.

N’as-tu pas, aussi, gardé des réflexes de chimiste, comme quand tu déclarais : « J’essaye de devenir plutôt 50 % compositeur / 50 % interprète » ? En d’autres termes, l’interprétation, actuellement plus conséquente dans ton activité, n’est-elle finalement pas ton mode d’expression optimal ?
Oui, pour moi, l’interprétation n’est pas le fin du fin.

Pourquoi diantre ?
Depuis un siècle, elle s’est fixée, grâce à l’enregistrement ou à cause de lui. Petit à petit, l’improvisation a disparu du récital alors qu’elle était monnaie courant au dix-neuvième siècle. À l’époque, la composition laissait à l’interprète une certaine marge de liberté, d’appropriation, de réinterprétation. Il n’y avait pas cette obsession de la tradition, de l’historicité. Or, aujourd’hui, la composition, loin de rémaner, est éphémère. Quel paradoxe ! C’est bien l’interprétation et l’improvisation qui devraient être éphémère ! Entendue une fois, elles ne devraient demeurer que dans le fructueux dialogue entre le souvenir et l’oubli des auditeurs, puis à fluctuer et à disparaître avec leur mort. Eh bien non : on publie des disques d’improvisation ; les « créations » ne sont souvent jouées qu’une fois avant d’être stockées au fond d’archives de plus en plus volumineuses et poussiéreuses ; quant aux interprétations, elles sont vouées à être toujours les mêmes, puisque l’on attend de l’interprète qu’il joue, lors de ses 250 concerts annuels, comme il a joué sur son disque.

Tu veux dire que la musique mourrait sans trublion dans ton genre – ou dans le genre de nombreux pianistes, parmi lesquels quelques vedettes comme Fazil Say et Marc-André Hamelin pour la composition, Gabriela Montero et Cyprien Katsaris pour l’improvisation, voire de curieux comme Laurent Martin ou Nicolas Horvath révélant l’intégrale des sonates de Jaan Rääts pour Grand Piano…
Il est évident que la musique classique ne peut pas vivre que d’interprétation-répétition.

« L’archivage est une hérésie »

Ainsi revient la question de l’archivage, que tu as évoquée. Ta posture m’étonne pour trois raisons. Comment peux-tu t’inquiéter de l’archivage, un, alors que tu as publié de nombreux disques de clavecin et de piano, archivage s’il en est ; deux, dès 2015, tu étais un artiste France Musique – donc un artiste archivé ? Trois, comment peut-on aspirer à enregistrer une saga pour Naxos et s’inquiéter du danger que l’archivage représente pour la musique classique ?
Tu simplifies trop ! En réalité, je suis un grand archiviste depuis trrrès longtemps – mais je ne veux pas étaler mes problèmes psychanalytiques ici (rires). Soyons sérieux : j’ai toujours adoré la collection, cette possibilité de pouvoir saisir en un coup d’œil la totalité des éléments qui constituent un domaine.

Donc tu aimes les intégrales.
J’adore les intégrales.

Cette passion explique le projet “Ciry à Naxos” ?
Entre autres.

Mais cela irrigue ta vie au-delà de la musique.
Absolument.

Du coup, on veut en savoir plus…
Quand j’étais gamin, j’étais obsédé par les drapeaux, et j’ai dû en copier et en mémoriser à peu près dix mille. Partant, oui, je suis pour l’intégrale. En revanche, je suis contre l’archivage oublieux.

C’est-à-dire ?
Je suis contre l’archivage quand il oublie – c’est-à-dire quand il efface ou quand il autorise à effacer – l’essence de ce qui est archivé. Je parlais tantôt du pianiste qui reproduit 250 fois par an le même concert et vend à la fin le disque qu’il a enregistré un an auparavant avec, exactement, le même programme qu’il vient de jouer de la même façon : ça, c’est une forme néfaste d’archivage.

Dans quel sens ?
Si nous étions des ordinateurs, il y aurait quelque satisfaction à penser qu’un même produit a pu être présenté sur un vaste spectre de prospects. En revanche, à l’égard du contenu musical, ce processus est une hérésie, car il tue le message contenu dans une musique… et il devrait tuer l’âme du pianiste avec lui, censé faire 250 fois la même course. Je précise que ce phénomène n’a rien à voir avec l’archivage d’œuvres rares, qui permet de compléter la discographie avec toutes ces œuvres que l’on n’a jamais entendues, ou que l’on entendues mal enregistrées. Parce que ça, c’est très important.

Pourquoi ?
Ce n’est plus une question d’archivage : ça devient une question de mémoire. La mémoire, c’est sauvegarder ce qui n’a pas pu l’être au moment où ç’aurait pu l’être.

Ce dialogue entre musique écrite et transmission va nous conduire au troisième épisode de notre entretien, où je propose que nous essayions de décrypter « the great (trans)formation of musical taste », pour paraphraser William Weber, en d’autres termes : comment Orlando Bass fabrique-t-il un récital ?


Orlando Bass après son récital du 4 juillet à la cathédrale des Arméniens (Paris). Photo : Bertrand Ferrier.

3. Qu’est-ce qu’un récital façon Orlando ?

Notre découverte du jeune pianiste-compositeur se poursuit. Assez finement, mais nous aimons si peu nous vanter, le terme de “poursuite” n’est pas usurpé, tant il convient de mettre en lumière, avec notre poursuite, la course du musicien en train de construire son idéal d’art et de vie, par exemple quand il analyse et tâche de renouveler la figure bien connue du récital virtuose. Bienvenue dans la pensée pimpante, lucide et singulière de M. Bass.

Après avoir essayé, d’abord, de cerner des bribes de ta personnalité (épisode 1) puis d’appréhender la richesse et la logique de ton répertoire (épisode 2), une évidence apparaît : tu fais partie des artistes qui, à la fois, revendiquent leur singularité et acceptent de se confronter avec les exigences du métier. Cela pose la question du récital. Par exemple, j’imagine que si tu proposais de tourner un concert « Michel Merlet » ou même « Karol Szymanowski », les programmateurs ne se bousculeraient pas pour te signer…
Tu as raison, il n’y en aurait pas. Henry Wood, celui qui a créé les Proms, à Londres, exigeait – à son époque, ce n’est plus le cas aujourd’hui – que, lors de chaque concert, deux « tubes » du répertoire encadrent une œuvre nouvelle, inconnue ou très récente. Chaque saison, cette clause s’appliquait sur chacun des soixante à quatre-vingt concerts. De la sorte, bon nombre d’œuvres présentées comme « nouvelles » ont intégré le répertoire !

Et ça, ça te parle…
Oui, je trouve cette attitude très intelligente car je ne suis pas un jusqu’au-boutiste de l’originalité. Pour le dire de manière provocante, cette stratégie permet de faire passer la pilule qu’est « la musique contemporaine » avec un édulcorant ou un peu de sucre glace. Cependant, il n’y a pas que du marketing dans l’histoire : une telle astuce facilite réellement l’écoute d’une pièce inconnue. Par exemple, il serait très pertinent d’associer, dans un même concert, les compositions du jeune Scriabine, d’autres de Chopin et d’autres de Merlet, dont tu parlais. Sur les plans pianistique et harmonique, même si les trois ne ressortissent pas du même système, il y a une couleur en commun qui peut aider l’auditeur à pleinement apprécier ce qui, pour beaucoup, sera une découverte.

En procédant de la sorte, aide-t-on l’auditeur ou séduit-on le programmateur qui prend ses clients, peut-être souvent à raison, pour un plouc limité ?
On fait un pas et vers l’auditeur, et vers le programmateur, je pense.

« Le concert est assez cathartique pour l’auditoire »

Pour ton concert du 4 juillet, le fait qu’il y ait un extrait de West Side Story et d’autres golden hits, cela permet-il de rendre moins inquiétante la présence d’une création de musique contemporaine d’Orlando Bass ? Ou, au contraire, l’interprétation d’airs très connus risque-t-elle pas de déranger les curieux de raretés ou nouveautés ?
C’est un mélange. Il n’y a pas de règle. Cependant, il est sûr que la construction d’un programme mixte permet d’attirer un public plus varié qu’avec un programme 100 % Radio Classique ou 100 % IRCAM.

Toi qui donnes des concerts un peu partout en France, constates-tu une différence entre le public de province et le public parisien ?
Je sens une différence entre Paris et la province. Pas par rapport à la nature du public : par rapport à son enthousiasme. Je pense que, à Paris, les auditeurs ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont de disposer de la myriade quotidienne de propositions de concerts, si riches, si variées, et d’une telle qualité ! La quantité de concerts et leur niveau moyen sont absolument stupéfiants. En province, le choix est souvent moindre. Le public est abonné à une salle ou à un groupe d’événements chroniques. Son ouverture est plus grande ; son esprit critique est moins, disons, gratuitement corrosif ; sa curiosité me semble plus directe et, avouons-le, très supérieure. Surtout, je ressens son enthousiasme pour aller au concert.

Pan sur le bec des Parigots ?
Non car, globalement, le public français est un bon public. On a un bon contact avec lui. C’est à peu près vrai partout dans le monde : après le concert, le contact est formidable… à condition d’accepter ce contact, bien sûr.

Comment définirais-tu ce contact d’après-concert – Nora Gubisch a évoqué sur ce site ce qu’elle entendait par-là…
C’est un moment où on peut, simplement, échanger, et pas forcément à propos du concert. On peut bavarder de plein de sujets. J’ai l’impression que le concert est assez cathartique vis-à-vis d’une partie du public. Il permet à un certain nombre d’auditeurs de délier leur langue. Cela s’explique : le concert est un phénomène social. On se sent impliqué, participant dans un événement qui a eu lieu. L’auditeur s’y sent important, comme investi sinon d’un pouvoir, du moins d’un rôle ; et je constate que c’est, à chaque fois ou presque, vécu de manière très positive.

« Le secret, c’est de ne pas être en lutte »

En disant cela, tu soulignes la pertinence du récital classique, parfois présenté comme une pantomime ringarde. Or, le récital n’est pas qu’un moment de performance très codifié pour l’artiste et les spectateurs. C’est aussi un lieu et un moment sociaux, ce qui est le contraire d’un défaut. D’autant qu’il fait se rencontrer deux mondes a priori antinomiques : celui des artistes qui, comme le décrivait en substance Blandine Rannou, peuvent passer une journée pour choisir les bons ornements d’une petite pièce, et celui des auditeurs qui viendront entendre lesdits ornements avec leur culture variable et après une journée de rude labeur…
Écoute, j’ai vécu des expériences qui m’ont fait beaucoup de bien par rapport aux questions d’exigence et de réception. Il m’est arrivé d’avoir des boulots alimentaires, certes, mais très instructifs sur de nombreux plans, tant musicaux que psychologiques. Parlons de l’un d’eux : mon travail dans une chaîne de restaurants. L’entreprise qui m’avait engagé possède trois établissements en Europe – un à Londres, un à Neuilly et un à Paris. Tous les soirs, dans ces restaurants, quatre ou cinq chanteurs lyriques, associés à un pianiste, animent la soirée de 19 h 30 à 23 h 45. Au programme : airs d’opéra et intermèdes de piano. Les clients ne forment pas un auditoire. Ils sont là avant tout pour manger, boire et passer un bon moment. Leur priorité n’est pas d’entendre, je ne dis même pas « d’écouter », de la musique en permanence. Pourtant, dans le contrat, tu es obligé de jouer en permanence pendant plus de quatre heures.

Jolie performance…
Disons que, à défaut d’être épanouissant, c’est très instructif ! Déjà, d’un point de vue sportif, tu apprends à t’économiser – mais c’est un détail par rapport à la grande question : gérer le public.

Comme un musicien de variét’ dans les bars ?
Oui, c’est très important d’apprendre à ne pas gêner le public si tu sens qu’il ne veut pas que son repas soit parasité par la musique. Parfois, ils ne souhaitent pas être dérangés dans leur discussion. Un fond sonore leur suffit. En revanche, quand l’excitation monte dans le restaurant parce que, par exemple, les verres ont été éclusés, c’est le moment de glisser des choses un peu plus virtuoses ou brillantes. Pour les clients aussi, ça peut être une bénédiction, de s’arrêter de parler pendant sept-huit minutes !

Et en fin de soirée ?
Oh, on est là pour calmer et donner envie de dormir, donc de partir du restaurant.

En jouant du Boulez ?
Fi, non ! Des nocturnes de Chopin ou des pièces lentes de Tchaïkovsky suffisent pour faire partir, très efficacement la clientèle qui sent le rythme baisser. Tout le long, c’est une question de gestion énergétique pour que ni les clients, ni le pianiste n’aient un moment trop désagréable à passer. Pour ça, le secret est de ne pas être en lutte. Il faut suivre, accompagner, sentir ce que les consommateurs veulent entendre.

« Les détails doivent échapper à l’auditeur »

Un récital, c’est pareil ?
Non et oui. Non, parce que ce que je dis n’est pas strictement musical. Oui, parce que le public, qu’il soit consommateur ou auditeur, est très important, et cette expérience m’a aidé à prendre conscience que, dans l’idée de concert, penser à celui qui écoute est quelque chose d’assez essentiel. Blandine Rannou, que tu évoquais, serait sans doute choquée de m’entendre parler de la sorte. Disons-le : c’est une claveciniste extraordinaire. Dans la lignée de feu Gustav Leonhardt, elle a poussé l’art du détail et de la rigueur à son paroxysme. Reste que, en concert, ces détails qui sont peut-être conscients lors du travail, pour l’interprète, échappent et doivent échapper complètement à l’auditeur, fût-il un mélomane averti, aguerri, expert.

Ça doit être frustrant, pour un interprète consciencieux !
Non, car l’énergie et les émotions qui peuvent se dégager d’un concert sont portées par ces détails (quoi qu’ils dépassent l’aspect conscient de l’exécution !) ; et elles ne peuvent se communiquer que grâce à un gros travail en amont – sur les intentions, les variantes, les possibilités… –, et grâce à l’instinct.

Il est vrai que, possiblement, l’auditeur qui vient vous entendre après une grosse journée – une journée, donc – de boulot, que vous attaquiez l’ornement par-dessus ou par-dessous, il s’en fiche un peu, fût-ce avec respect…
D’un point de vue technique, sans doute. Pourtant, le fait que l’interprète ait choisi, ou non, tel ou tel ornement, qu’il ait préparé tellement de possibilités différentes, eh bien, cela fait qu’il peut proposer à son auditoire quelque chose de fantastique, à une condition : écouter comment le public réagit. Si on sent que l’on bénéficie d’un public très attentif, on peut aller très loin dans ce genre de détail. Si on sent qu’il préfère quelque chose de direct, il faut se concentrer sur l’essentiel.

Partant, le concert, c’est aussi l’éventualité de se dire : « Au fond, si je ne joue pas distinctement le do dièse trop risqué, personne ne s’en rendra compte donc, vue l’ambiance, il vaut mieux que je ne tente pas le diable… »
Sur le principe, oui, je peux penser ça, mais uniquement en direct. Je ne le prépare pas. Si, sur le moment, j’ai la certitude que je vais rater tel passage, je peux envisager de le simplifier – le concertiste qui te jurera que jamais il n’y a pensé est un menteur. Et ça marche dans l’autre sens : si, devant tel passage, j’ai l’impression que ça va sonner creux ou bateau, je peux décider d’enrichir la musique de quelques notes. Ça arrive. Néanmoins, je le répète, ce ne sont pas des choses qui se préparent en amont. Ce sont des choses du concert. Par exemple, si on entend un auditeur qui soupire à chaque fois que l’on faussenote, on va faire attention. Ça aussi, ça arrive. Ou alors, quand on devine un public captivé par l’histoire que l’on raconte, on peut faire en sorte de porter la narration, quitte à modifier le strict note-à-note.

« Couperin, c’est le Chopin du clavecin »

Surtout que tu ne modifies pas que les notes ! Tu modifies aussi la destination voire l’essence des pièces.
Comment ça ?

Suis mon raisonnement. Essentiellement, tu te revendiques comme claviériste.
Oui.

Selon toi, le clavecin est une richesse indispensable pour le pianiste.
Oui, autant que l’orgue et le pianoforte.

Cependant, tu estimes que jouer le répertoire de clavecin sur piano (et réciproquement), c’est sensé. Comment intègres-tu, dans ta pratique, la question de l’instrument historique, si récurrente dans le petit monde musical ?
Ha, j’essaye de ne pas être coincé, c’est une bonne base.

Objection, Votre Honneur ! Dans tes biographies officielles, on lit quasi mot pour mot : « Du seizième au dix-huitième siècles, il joue au clavecin, et après, il joue au piano… » C’est pas coincé, ça, de décider de son instrument en fonction de l’âge non pas du capitaine mais de la composition ?
Peut-être as-tu lu ça sur une bio… N’empêche, dans la réalité, c’est totalement faux. J’adore jouer le bon répertoire sur le mauvais instrument ; et c’est très intéressant. Pas forcément en concert, mais au moins pour moi.

Pourquoi ?
C’est quelque chose qui développe la palette de jeu et la palette d’écoute, vis-à-vis du répertoire comme de l’instrument en question. Jouer du Prokofiev ou du Chostakovitch sur clavecin, ça peut avoir du sens, ne serait-ce que pour les « Préludes et fugues » de Chosta : ça sonne super bien !

À l’inverse, Couperin au piano…
Ça, c’est difficile parce que c’est très antinaturel. Couperin, c’est le Chopin du clavecin, au sens où il est allé tellement loin dans l’idiomatique de l’instrument ! Toutefois, c’est très enrichissant, très instructif et très épanouissant d’essayer de jouer du Couperin au piano, d’y arriver et d’en faire autre chose souvent. On lui donne ainsi, sinon une digitalité, du moins une finesse dans l’ultraprécision du petit enfoncement.

Ce n’est pas une proposition fréquente, chez les pianistes actuels.
Pas fréquente, mais elle existe. Quelqu’un comme Grigory Sokolov en donne des exemples fantastiques. Dans ses Schubert ou ses Schumann, on entend un écho de cette microprécision, de ce souci de l’ornement placé avec un autre double ornement à la main gauche. Le résultat est hypertravaillé, hypersculpté, très différent de ce que l’on pourrait obtenir au clavecin où l’on travaille davantage sur l’énergie. Grigory Sokolov a toujours eu une grande précision, mais il y a un avant et un après son disque Couperin – Rameau.

Justement, comme Sokolov jouant du Couperin au piano, tu essayes de développer ton répertoire dans des directions originales : d’une part, les compositeurs peu programmés ; d’autre part, des récitals thématisés, parfois autour de formes musicales spécifiques. Je te propose que cela constitue le quatrième épisode de notre saga, au cours duquel nous affronterons une nouvelle question : pourquoi Orlando joue-t-il ce qu’il joue ?


Photo : Bertrand Ferrier

4. Pourquoi aimez-vous
les compositeurs inconnus, Orlando ?

Le jeune pianiste-compositeur Orlando Bass nous emmène dans les dédales des convictions d’un musicien, en les confrontant à son histoire et à la part d’artisanat qui sous-tend son art. Dans cet épisode, il approfondit pour nous ce que signifie, ce qu’apporte et ce qu’entraîne le fait de tant aimer la musique oubliée aujourd’hui ou de temps, cette musique souvent crainte car, jouer un compositeur “mineur”, n’est-ce pas risquer de devenir un interprète “mineur” ?

Dès le début de nos entretiens, tu as revendiqué ton intérêt pour les répertoires méconnus et, plus singulier encore, ton intérêt pour la déclinaison de « genres » tels que les nocturnes, les sonates en un mouvement, ou les diptyques fugués auxquels est dédié ton premier album en solo. Pourquoi ce focus sur des compositeurs délaissés : pour réparer une injustice de l’Histoire musicale, pour profiter de ton indépendance (tant qu’à ne pas être un artiste de major, contraint de se concentrer sur les marques musicales susceptibles de ring a bell à un maximum de chalands, autant jouer la liberté à fond), pour prouver que “c’est bien même si c’est pas connu” (sous-entendu : comme ta musique), autre, NSP ? En clair, qu’est-ce qui motive cette attitude extravagante – même si d’autres, de Dominique Merlet à Laurent Martin, se sont spécialisés dans le piano méconnu – qui fait que, un jour, un artiste se dit : « Je vais m’intéresser à ce qui n’intéresse personne » ?
Je penche plutôt pour ta première hypothèse : je n’aime pas l’idée que l’Histoire, pour des raisons multiples, décide pour moi quel bout de répertoire mérite d’être retenu.

Pourquoi ?
Parce que les raisons ne sont pas forcément bonnes. Quand on joue des chefs-d’œuvre réellement magnifiques, il est toujours sain de se demander s’il n’existe pas d’autres pièces magiques voire absolument monumentales qui seraient oubliées et mériteraient d’être offertes à nouveau aux oreilles des mélomanes. En tant qu’interprète, on a une responsabilité. En effet, les enregistrer peut engager un cycle vertueux en incitant d’autres pianistes à proposer de nouvelles lectures.



« Le répertoire du récital me paraît fictif »

Sera-ce pas aussi une façon de briser la monotonie des programmes de concert ?
Bien sûr ! Quelle frustration peut susciter l’impression de copié-collé que donnent les programmes de concert ! Impossible d’y dénombrer la quantité de ballades de Chopin – que j’adore –, les pièces virtuoses de Liszt, si saisissantes soient-elles, les Kreisleriana ou les sonates de Beethoven, quelque géniales que soient les plus grandes… On a entendu cela tellement de fois ! La meilleure manière de les réécouter, de leur redonner du pimpant, c’est de les entendre avec, en parallèle, une autre œuvre, par exemple celle d’un compositeur de la même époque, ou qui a vécu dans la même ville qu’un Beethoven, qu’un Schubert, qu’un Schumann, et qui propose une musique à la fois complètement différente et non moins passionnante… quoique oubliée. C’est cette éthique et cette attitude qui guident mon inclination vers le répertoire peu connu : ce n’est pas le connu qui aide à redécouvrir le peu connu, c’est le peu connu qui aide à redécouvrir le connu.

Voilà pour le credo. Passons au concret : que te demande-t-on quand on sollicite un récital ?
La plupart du temps, on exige en premier lieu du Chopin, du Liszt, du Beethoven, des monstres de ce type. Et pourquoi pas ? À moi, dans l’interstice de ces exigences, de me débattre un p’tit peu pour pouvoir varier un peu… même si c’est un peu égoïste.

Diable ! À quel titre cela est-il égoïste ?
Mon combat pour la musique peu connue, je ne le mène pas que pour le public : je le mène aussi vis-à-vis de moi-même. Aussi belles et riches que soient les partitions « obligées », c’est frustrant de s’attaquer encore aux mêmes mastodontes que tant de pianistes ont déjà dégrossis, relus, réinterprétés, figés dans des traditions d’interprétation, révolutionnés en les refigeant dans d’autres traditions, etc. Le résultat me donne l’impression d’un monde un peu fictif à force de se concentrer sur un répertoire brillant mais limité.

Est-ce que tu ne décris pas à demi-mot une barrière entre les interprètes stars qui envoient du lourd, et les musiciens indépendants qui peuvent jouer les gros machins mais osent explorer, défricher, se risquer dans des territoires moins fréquentés ?
Pas du tout ! Je ne vois pas pourquoi les vedettes devraient être les seuls à jouer la musique la plus connue, et les interprètes moins connus se réserver les œuvres obscures.

Reconnais que rares sont les vedettes à fréquenter les partitions délaissées.
Y en a ! Pense à Hillary Hahn, qui a créé un nombre impressionnant de créations. Pense à Anne-Sophie Mutter…

Mon Dieu, quelle double mauvaise foi ! D’une part, ce sont des violonistes ; d’autre part, c’est une logique différente, créer une œuvre et ressortir une partition inconnue…
D’accord, alors parlons de Marc-André Hamelin, dont le répertoire est d’une richesse monumentale.

… mais qui enregistre peu d’œuvres anciennes méconnues…
Peut-être.

« Je travaille juste à dégrossir les clivages »

Au fond, n’y a-t-il pas deux marchés : celui du lourd (comme quand une star enregistre la Hammerklavier pour DG) et celui des « indés » (tel Katsaris enregistrant et jouant Mikis Theodorakis) dichotomie dont tu essayes d’esquisser une synthèse dans tes récitals ?
Un petit peu. Cependant, je ne parlerais pas de synthèse, je préfère penser que je travaille à dégrossir ce clivage apparent. Car, en réalité, l’opposition que tu pointes ne se fonde que sur la frilosité des grands programmateurs. L’exemple des promenades de Henry Wood, dont je te parlais, devrait les inspirer ! Il a fondé un des plus grands festivals, aujourd’hui beaucoup plus que séculaire ; or, ce festival était tourné, en partie, vers le plaisir donc la curiosité, la découverte et le renouvellement – la vie, en somme – tant du public que du répertoire…

On peut imaginer la réponse à ton objection : cette attitude était viable il y a 150 ans, plus du tout aujourd’hui.
Peut-être. Mais la volonté de découverte a duré longtemps, aux Proms. Honnêtement, je crois que c’est compliqué. Il ne peut pas y avoir une seule réponse à cette question. D’ailleurs, je ne sais pas si c’est une question ou une crainte.

Tu as peur d’une uniformisation de la musique ?
De sa fossilisation, plutôt. Fossilisation paradoxale : des festivals comme Komm, Bach!, que tu programmes, mais aussi de très nombreuses autres manifestations, travaillent à faire vivre la musique, à lui redonner souffle.

Poussons l’angoisse plus loin. On a l’impression que se liguent deux angoisses : celle, financière, arguant que les gens ne viendraient pas écouter un récital Roger-Ducasse ; et celle, de l’autre côté, de ceux qui craignent que la musique qu’ils ne connaissent pas, si elle n’est pas connue, c’est-à-dire s’ils ne la connaissent pas, c’est qu’elle est ou moins bien ou carrément inaudible ? Comment envisages-tu cette seconde perspective pour toi qui goûtes autant la musique du seizième siècle que celle de Galina Oustvolskaya ?
C’est une fausse opposition ! Musique ancienne et musique contemporaine ont des liens…



« Il faut fourbir nos armes
pour ne pas atrophier nos inclinations »

Bien sûr, beaucoup ont essayé de le démontrer. Pour les organistes, confrérie à laquelle tu as appartenu, l’exemple de Jean-Christophe Revel entremêlant, sous le titre Passions – bien avant le président dont la femme a rétréci pour Paris-Match –, créations et « antiquités » reste un exemple. Il n’en reste pas moins que certains auditeurs peuvent être sincèrement froids devant telle ou telle esthétique…
Le problème, ce n’est pas de ne pas comprendre la musique que l’on écoute, c’est de ne pas l’apprécier voire de ne pas s’autoriser à l’apprécier. Tu vois, il y a quelques jours, j’ai donné un concert pédagogique violon-piano pour des gamins de cinq-six ans. On a joué les Mythes de Szymanowski. Ce n’est pas une musique facile, ni à comprendre, ni à écouter. Eh bien, les gamins étaient scotchés, parce que c’est plein de sons divers et variés, parce que c’est très lyrique, etc. On a joué aussi un bout de la Septième sonate de Beethoven : énorme succès, notamment grâce au rythme qui soutient l’attention. Et on a joué un bout de la Sonate de Debussy pour violon et piano – et, là, impossible de tenir les gamins. Ils étaient complètement à côté de la plaque. C’est sans doute une question de circonstance : on avait placé Debussy en fin de programme, et leur concentration était épuisée.

Quel bilan en tires-tu ?
À force de s’entendre rabâcher que « la musique classique, c’est complexe, réflexif, réservé aux intellos », on oublie que l’essentiel, c’est de raconter une histoire et de créer une atmosphère. Peu importe le langage, peu importe l’esthétique. Le préjugé empêche d’écouter aussi bien la musique contemporaine que la musique de la Renaissance. L’ouverture d’esprit et un effort actif pour la maintenir sont nos seules armes pour ne pas atrophier nos inclinations. Et pas qu’à cause de nous : aussi à cause du contexte social qui nous entoure.

Tu insinues que, si le public n’aime pas une musique, ce n’est ni de sa faute, ni de celle du compositeur ?
Disons que les habitudes et le contexte social qui tend à intellectualiser le contexte de la musique classique jouent.

« Je me méfie des impuissants du contrepoint »

Cela dit, la musique est intellectuelle, et je ne vois pas en quoi cela serait nuisible. Même toi, tu dois avoir du mal à dire le contraire, toi qui, après de hautes études en science, as déclaré être « obsédé par le contrepoint et la fugue », au point de juger que ces outils compositionnels te sont « naturels ». C’est ça, un compositeur contemporain ? ou ne seront-ce que les séquelles de ta formation au CNSM ?
J’ai clairement été impacté par cette formation, évidemment ; mais elle n’est pas la raison principale de mon penchant. Un Ligeti, un Berio, un Stockhausen ont écrit des pièces contrapuntiques – des fugues, des contrepoints renversables, etc. Même si ce n’est pas forcément ce qui, d’emblée, saute aux oreilles quand on entend leurs pièces, ces compositeurs étaient capables de gérer la superposition de plans simultanés. Les compositeurs d’aujourd’hui qui imitent l’esthétique sans la méthode et la construction que ces grands artistes ont maîtrisées pour obtenir cette esthétique sont des impuissants du contrepoint. Or, davantage que l’harmonie, qui n’en est qu’une résultante tardivement formalisée, le contrepoint est la spécificité de la musique occidentale à toute époque depuis le moment où l’on a commencé à ajouter une voix à une hymne grégorienne. C’est le contrepoint qui a permis à la musique de se développer de manière aussi fulgurante dans tellement de directions différentes. Par conséquent, se contenter d’imiter le résultat du contrepoint poussé à l’extrême par Ligeti, Berio ou Stockhausen, ça ne peut pas fonctionner.

Donc revendiquer le contrepoint comme outil de composition, ce n’est pas un retour en arrière ? Et écrire un « Prélude et fugue », comme tu l’as fait en 2016 pour ton disque, ce n’est pas non plus suranné ?
Le contrepoint ne peut pas être un retour en arrière ; en revanche, écrire un « Prélude et fugue » et l’intituler de la sorte, comme je l’ai fait, ce n’est absolument pas au goût du jour. Cela dit, écrire une fugue, où est le problème ? Pourquoi être dans la lignée de ce qui a existé serait-il rédhibitoire ? Osons être dans une certaine continuité !

En tant que compositeur, tu te situes donc « dans une certaine continuité »… mais laquelle ?
Certes, la musique classique est une continuité truffée de ruptures. Pour ma part, je parle de continuité à partir des années 1970. Depuis ces années, le monde de la musique contemporaine est devenu tellement complexe et varié qu’il a été questionné et qu’il s’est questionné lui-même sur l’utilité de son existence. Dès lors, il a pu arriver que le fil directeur se perde çà et là. En ce qui me concerne, le compositeur à partir duquel je repars, autant en termes d’esthétique qu’en termes d’attitude, c’est Alfred Schnittke. J’admire beaucoup ce compositeur et son polymorphisme, qui jette le détail des questions esthétiques comme pâtée pour chien.

En clair ?
Ben, il s’en fout complètement. Le message et son moyen d’expression dépendent de la pièce qu’il compose.

En somme, on arrive à un nouveau tournant de notre entretien : après avoir esquissé vers quoi ton cœur d’interprète te poussait et vers quoi ta tête de compositeur te propulsait, on va enfin pouvoir se plonger dans la manière dont tu perçois la notion de « musique », autour de laquelle nous nous bringuebalons depuis le début de nos échanges. Ça fera un palpitant cinquième épisode, j’en suis sûr !


Photo : Bertrand Ferrier. (Enfin, c’est pas Bertrand Ferrier sur la photo, mais bref.)

5. Qu’est-ce que la musique, Orlando ?

Chemin faisant, le claviériste virtuose et compositeur nous conduit à affiner notre perception de l’artiste, interprète et créateur, dans notre monde. Entre culture savante, pratique astreignante, inspiration transcendantale, connaissances artisanales et p’tit truc en plus propre aux surdoués de la musique, il esquisse une idée de la culture à la fois propre à sa sensibilité et susceptible d’être partagée par les hommes de bonne volonté. Propos simples, pensée profonde, spontanéité et sens de la punchline quasi involontaire : ce mec a tout pour vous plaire, en plus de ses hénaurmes talents.

Après que nous avons exploré quelques-unes de tes différentes convictions et dilections musicales, tâchons de cerner ce que, pour toi, pour tes « toi » polymorphes, est la musique – la « vraie », donc pas celle que tu appelles « musique de lobby d’hôtel » et que peut-être nous appellerions « musique d’ascenseur ».
Attention, ce n’est pas exactement la même chose. La musique de lobby d’hôtel est censée créer un espace sonore délayant le temps et l’espace. En l’entendant, on doit perdre ses repères spatio-temporels. Elle doit susciter un effet de flou, comme si l’on marchait sur des oreillers. Pour cela, elle joue avec des phénomènes acoustiques bien connus, tels que les sons très filés, au très large ambitus. Par contraste, la musique d’ascenseur est plus compacte et vise, d’une part, à dissiper la gêne de la promiscuité, d’autre part, à faire patienter. Elle ambitionne de donner du rythme au temps qui passe, plutôt qu’à donner une sensation d’espace.



« Franprix a influencé mes préludes pour piano »

Face à ces propositions musicales, face aux sons du monde extérieur aussi, comment le compositeur-interprète-analyste musical que tu es réagit-il ? Sont-ce des agressions, des sources d’inspiration, des motifs de répulsion ?
Ça dépend du moment.

Prenons un cas concret : s’il t’arrive d’être dans un Franprix et que…
Franprix, c’est vraiment dur. Ils ont un jingle abominable qui reste en tête. C’était évidemment leur projet, mais quelle agression, surtout quand je suis en période de composition ! Cela étant, je ne suis pas en permanence dans le mix intreprète-compositeur-accompagnateur que tu décris. Il y a des phases où je suis exclusivement ou dans le clavecin, ou dans le piano, ou dans la compo. Il s’agit d’attitudes très différentes. Par exemple, avant-hier, j’ai achevé un concerto pour saxophone. Quand j’ai commencé à y travailler, j’ai passé les deux premiers jours à écrire, beaucoup, à raison de vingt heures quotidiennes ! À ce moment-là, quand je faisais une pause et que je marchais, tous les sons de la ville – une voiture qui passe, une porte qui claque, un chat qui miaule, un passant qui parle, un téléphone qui sonne… –, tout se transformait pour moi en timbres, hauteurs, durées de notes, produits par des instruments musicaux.

Comment vis-tu cette expérience ?
C’est à la fois obsessionnel, intrigant, quasi insupportable… et ultra inspirant, car l’agencement de ces éléments épars peut me donner une idée, d’une manière ou d’une autre. Inversement, quand je suis en phase d’interprétation, je suis dans une bulle. En marchant, j’entends de la musique en boucle ; j’essaye de me souvenir, de travailler ma mémoire. Donc tous les sons autour disparaissent, comme si j’avais appuyé sur le bouton « Mute » ! Je n’entends absolument rien. Je n’ai conscience de rien de ce qui m’environne. Même à Franprix !

Je crois que l’on tient décidément le scoop de l’entretien : Orlando Bass va parfois à Franprix.
J’en abuse même, parfois ! Au mois de juillet dernier, j’ai écrit un cycle de préludes pour piano. Je venais d’avoir un petit accident et me retrouvais, pour quelques semaines, dans l’incapacité de jouer. Les jours où j’étais en train de composer, je passais mon temps entre chez moi et le Franprix. Ma seule source d’inspiration musicale était donc constituée par les bruits que je pouvais entendre dans le Franprix. Au point que je me suis rendu compte que se sont glissés, à l’intérieur de ce cycle de préludes, des bouts de petits jingles de Franprix et des réminiscences de musiques de fond. Et je me suis rendu compte que je commençais spontanément d’analyser ce style de musique qu’est la musique de supermarché, en me demandant : « Qu’est-ce que je peux utiliser là-dedans, qui peut m’être utile ? » En effet, incapable de me mettre au piano ou de lire du répertoire, je vivais dans une sorte d’autarcie musicale. Dès lors, je dois reconnaître que Franprix a eu une influence compositionnelle sur mon cycle de préludes !

Je n’avais jamais lu cet aveu de ta part sur les « réseaux sociaux », et pour cause : comme beaucoup de musiciens, et contrairement à encore plus d’autres, tu en es absent. Tu es clairement hostile à la communication digitale…
Plutôt, oui.

Donc j’aurai trois questions sur le sujet. Je sais que l’on pourrait s’imaginer que c’est très loin du titre musical attribué à ce cinquième épisode de notre échange, mais je suis sûr qu’une telle distinction ne tiendra pas un instant, car faire (de la musique) et faire savoir (que l’on en fait, quand on en fait et comment on en fait) me semblent très liés.
Je t’’écoute.

« Je suis toujours allé vers le contact humain »

Première question : est-ce parce que tu as un solide fan-club – quand tu lances un crowdfunding pour financer une création à la salle Cortot, il dépasse largement les sommes demandées en une semaine et demie – donc tu ne ressens pas la nécessité de te vendre davantage, ce que tu verrais peut-être comme une forme de dévalorisation ou d’abaissement ? Deuxième question : comment ressens-tu les critiques, qu’elles soient positives ou négatives, sur ton activité d’interprète ou de créateur ? Troisième question : est-ce pour te singulariser – par snobisme, disons les mots – que tu as fait le choix de ne pas avoir de site à ta gloire ? Commençons si tu veux bien par le fan-club, physique et digital. Son existence prouve déjà que musique et communication digitale sont liées, puisque sans crowdfunding, pas de création ! Comment expliquer qu’un artiste aussi hostile aux vieilles « nouvelles technologies » ait obtenu un tel succès dans ce domaine ?
Je crois être quelqu’un d’assez social, dans le sens où je suis toujours allé vers le contact humain, vers les rencontres diverses et variées ; ça, c’est clair. Quand je suis arrivé à Paris, mon attitude était, clairement, de ne pas rester dans une posture « pianiste seul coincé dans son studio de travail ». Par exemple, pendant six mois, j’ai refusé de prendre, au CNSM, des salles de répétition avec des pianos à queue. À chaque fois, je prenais des studios avec des pianos droits pourris que les autres instrumentistes utilisaient ; et, à chaque fois, je leur proposais de travailler une pièce avec moi, sur mon temps de travail. Résultat, j’ai très vite rempli mon carnet d’adresses de musiciens. J’en rencontrais une dizaine par jour pendant plusieurs mois ! J’ai toujours eu cette attitude qui consiste à maximiser le nombre et la variété de personnes avec lesquelles travailler. Je raffole de cette orgie de perceptions différentes de musique et de vie.

Tant pis pour le racisme francilien, je dois poser la question : ton ouverture gargantuesque aux autres était-elle alimentée par le fait que tu t’émancipais de Limoges ?
Absolument. À Limoges, jadis, j’y avais plein d’amis et j’y ai passé de très bons moments ; mais, sur un plan musical voire artistique, il y avait alors trop peu de choses. Oui, c’était vraiment très limité, c’est toujours le cas mais la vie musicale prend un certain essor qui est de bon augure pour la suite. Paris fait partie des villes où il y a une vie, une excitation, une émulation. On y croise une foule de gens qui ont des convictions musicales, du talent à partager, des idées à défendre… et des qualités de réalisation éblouissantes. C’est à la fois excitant et instructif : j’apprends beaucoup des qualités et des défauts des autres ! Je trouve même ça plus précieux que des cours avec un professeur, j’en suis persuadé.

Pourtant, tu n’as pas eu les pires professeurs de la place…
J’ai eu d’excellents professeurs – une poignée avec qui j’ai appris des choses lifechanging. J’ai eu aussi des professeurs prestigieux avec qui j’ai moins appris que d’autres, pourtant moins connus. D’ailleurs, ce « pourtant » est de trop, car l’explication tombe sous le sens : ces « professeurs de l’ombre », ceux qui étincellent moins sur les scènes mais te forment en profondeur, sont des personnes qui ont pris davantage de temps pour réfléchir à chaque cas particulier, à chaque étudiant. Chez eux, ils ont le temps de se demander : « Qu’est-ce qui ne va pas, avec lui ? Qu’est-ce que je peux lui dire pour l’aider ? » À l’inverse, il peut arriver que quelqu’un de très connu, aussi brillant soit-il, n’a pas ce temps ou ces réflexes-là, pourtant nécessaires à un grand pédagogue. Cela étant, les professeurs prestigieux peuvent être trrrrès inspirants, par exemple sous forme d’imitation – je ne parle pas de mimétisme ; simplement, il est intéressant de voir une personnalité très affirmée, consciente de ses qualités et de ses défauts, et d’observer comment elle les gère. Cela peut nous pousser à faire la même chose. Pas de la même manière, mais la même chose. Ce genre de leçon ne ressortit pas d’un cours mais du fait de côtoyer ce genre de personnes.

Parce qu’elle t’indique ce que tu peux devenir ?
Oh, non, pas forcément. En revanche, c’est une manière de progresser. En musique, il est difficile d’avoir une vision claire de ce que l’on va ou de ce que l’on veut devenir – une vision floue, oui, claire, non ; mais il est beaucoup plus aisé et efficace d’avoir une conscience claire des moyens qui vont nous permettre d’avancer.

« Je préfère le chemin au but »

Diable ! Comme disait Thomas à Jésus, comment peux-tu connaître le chemin si tu ne sais même pas où tu vas ?
Justement : quand tu connais le chemin, tu as une chance de découvrir ton but ; alors que, quand tu n’as qu’un but sans avoir le chemin, c’est beaucoup plus compliqué de l’atteindre.

D’autant que, pour t’accompagner sur le chemin, tu as un fan-club – revenons-y.
C’est vrai.

Comment entretiens-tu sa dévotion envers toi ?
Je ne me reconnais pas dans ces termes, mais je crois que j’entretiens notre relation autour d’une idée-force : il ne faut jamais mépriser les gens qui t’apprécient. Donc je les prends au sérieux. Et c’est tout.

Tu cherches aussi à te faire désirer…
Comment ça ?

Pour savoir qu’Orlando Bass est en concert ou sort un disque…
Oui, ce n’est pas toujours simple.

Quelle est l’idée ? « Si vous m’aimez, vous saurez où me trouver », par exemple ?
Le vrai fan-club est constitué de personnes avec lesquelles je vais aller, de temps en temps, dîner ou prendre un café. Ou alors, on se voit à la fin d’un concert et je leur glisse : « Tiens, je joue tel programme à telle date dans tel lieu. » Après quoi, le bouche-à-oreille peut fonctionner. Quelqu’un va dire à quelqu’un qu’il a appris que, etc. J’ai plus foi dans l’outil buccal que dans l’outil digital.

Alors, je te propose que l’on consacre le prochain épisode de notre entretien à cet outil digital que tu honnis, avant de plonger dans les méandres de la critique et de ta position face à ces jugements polymorphes !


 

Photo : Bertrand Ferrier

6. Comment partagez-vous
votre musique, Orlando ?

Cas d’école ou mauvais élève ? À l’ère du show-off digital, de “l’importance des réseaux sociaux”, du rôle du ranking Google sur une carrière, des sites “obligatoires” et du contrôle de son image 2.0, le jeune virtuose compositeur joue – obstinément et sans forfanterie – le déconnecté. Pas de site, pas de chaîne YouTube à sa gloire, plus de compte Facebook “même privé”. Aujourd’hui, avec sa franchise et son humour désormais coutumiers aux lecteurs de cette saga, il nous explique pourquoi et comment il parvient, placide et serein, à faire rayonner sa musique “à l’ancienne”.

Dans l’épisode précédent, nous évoquions l’autopromo à laquelle doivent se livrer les artistes ; et tu présentais le duo que forment bouche-à-oreille et buzz digital comme une dichotomie, non comme une complémentarité. Disons-le : pour toi, l’outil digital ne vaut rien. Tentons néanmoins d’entrer par effraction dans ton intimité publique : as-tu au moins un compte Facebook perso ?
Non, même pas.

Tu n’as pas de site non plus…
Non. Mais peut-être en aurai-je un bientôt !

Pourquoi n’en as-tu pas un à ce jour ? Parce que tu te fiches comme de colin-tampon de valoriser ton image ou d’attirer un public plus large ?
Il y a de ça. La première raison, clairement, c’est que je déteste l’idolâtrie. Tu vois, quand tu dis que j’ai un fan-club, que des gens m’apprécient… Quelque part, je vois ces spectateurs comme des amis. J’essaye d’échanger avec eux en prenant autant de leurs nouvelles qu’ils prennent des miennes.

« Je travaille à l’ancienne »

Un peu comme Roberto Alagna qui, en dédicace après un opéra, connaît toutes ses groupies par leur nom et attend vraiment une réponse, malgré la cohue, quand il leur demande « comment ça va »…
En tout cas, je déteste l’idée de vendre une simple image, une carapace, une coquille, quelque chose qui ne soit pas vraiment moi-même. Voilà la seconde raison qui explique l’absence de site : c’est assez difficile de réaliser quelque chose à mon image. Il faudrait un site kaléidoscopique. Je ne veux pas me présenter comme, juste, pianiste ou compositeur. Je fais tellement de choses différentes ! Je suis tout aussi excité par de petits projets – que je ne mettrais pas sur un site parce qu’ils ne sont pas « vendeurs » – que par les « gros événements », censés être plus valorisants ; et je rechigne devant la distorsion qu’une représentation digitale de mes activités constituerait entre ce que je suis censé faire – pour la vitrine – et ce que je vis en vrai. Par exemple, sur ton site, j’aime bien que tu parles de ce qui t’intéresse et de ce que tu vois, pas que de toi.



C’est gentil, mais, pour toi, vues ta notoriété et ton aura, le projet d’un orlandobass.com serait plutôt que, en googlisant Orlando Bass, les gens tombent sur quelque chose représentant ta diversité et non sur des miscellanées, façon Bertrand Ferrier, ou sur ta biographie made in Festival de Limoges – bio impressionnante, certes, mais dont on retient surtout, et c’est justice, qu’Orlando est un « très jeune pianiste issu du Limousin ». Or, c’est un brin réducteur pour le curieux…
Oui, je sais qu’un beau site aurait du sens ; et je sais que beaucoup, beaucoup d’artistes comptent sur Internet pour développer leur activité ou optimiser leur image. Moi, je n’utilise pas ce canal, et je me débrouille très bien, en termes d’opportunités de concert.

Grâce à ton agent ?
Je n’ai pas d’agent. Je reçois des coups de fil, des propositions. On me contacte par le bouche-à-oreille. De temps en temps, j’envoie des dossiers à diverses institutions. Je passe des concours, des auditions. Parfois, ça fonctionne ; parfois, non. En gros, je travaille à l’ancienne, comme si l’outil numérique n’existait pas ; et je n’ai pas l’impression d’avoir moins d’occasions de m’exprimer que la majorité de mes collègues.

Pourtant, malgré toi, tu es une créature digitale que l’on retrouve sur YouTube.
Je sais. Régulièrement, je vérifie ce qui est mis en ligne, et je suis stupéfait de découvrir les vidéos qui apparaissent.

« Je suis assez passif, et ça me réussit »

Comment réagis-tu face à cette (petite) prolifération de vidéogrammes ?
Je trouve ça très bien.

D’autant que ce ne sont pas encore des vidéos pirates : tu sais à l’avance que tu es filmé et que tu vas être « cyberimmortalisé »…
Oui. Et je m’en contrefiche complètement car, pour l’instant, je n’ai pas eu besoin de fabriquer quoi que ce soit.

Dès lors, est-ce que, à l’inverse, faire un site serait, pour toi, non pas valoriser ta polymorphie mais quasiment faire la quête ou mendier des concerts ?
Clairement, j’aurais l’impression d’une forme de prostitution. Dire que l’idée ne me gêne pas serait mentir. Néanmoins, ce n’est pas une question d’humilité. C’est juste que… je n’aime pas être un produit. Or, Internet a le don de transformer des êtres vivants en produits de manière assez rapide et assez caricaturale.

C’est curieux, surtout pour un jeune artiste ! Tu pourrais estimer le contraire.
Pourquoi ?

Tu pourrais dire : « Internet me transforme en produit. Sur mon site, je vais prouver que je n’en suis pas un ; et les gens qui vont googliser Orlando Bass vont découvrir qui je suis presque vraiment ! »
Oui, dans ce sens, si je crée un site à mon image, je voudrais que ce soit un fouillis.

Ce que, en bon Anglais et fidèle Limougeaud, tu n’es pas.
Pas du tout ! Mais, dans l’attitude, oui. Si, en plus, ça pouvait emmerder ceux qui veulent réduire les gens à une identité policée – oui, ça, ce serait un geste artistique et une vraie posture. L’outil informatique…

Dio mio, « l’outil informatique » ! on croirait entendre parler une dame-moustachue-du-CDI, pas un gamin de vingt-cinq ans !
… peut être utile pour stocker CV, faits d’armes, vidéos. Ça te réduit, mais ça t’identifie, mais ça te réduit, mais ça t’identifie, etc. J’ai conscience que les programmateurs en sont friands.

Les fans aussi !
C’est pourquoi je suis très reconnaissant envers ceux qui mettent des vidéos à mon insu sur YouTube ; et je ne vais pas leur demander de les enlever, même si je peux, à l’occasion, mieux jouer que sur l’extrait proposé…


Tu es meilleur fouineur que moi : j’ai vu des vidéos de concours ou de festivals, mais des vidéos sauvages prises à ton insu, je n’en ai pas trouvé. Si elles existent, elles sont difficiles à dénicher, les vidéos de toi prises à la barbare avec son iPhone dernier cri, soit par admiration, soit pour s’occuper, soit pour escagasser les voisins de concert, soit pour crâner avec son device à plusieurs centaines d’euros, soit…
Non, des vidéos à l’arrache, ça, il n’y en a pas. Quand je parle de vidéos « à mon insu », je parle de concerts où je savais que c’était filmé, mais pas que ce serait balancé sur YouTube. Je le découvre souvent après, et tant mieux : c’est très agréable. Voilà une autre raison pour laquelle je ne ressens pas le besoin de m’investir dans la création d’un outil de promotion personnel, avec des choses très travaillées : dans ce domaine, je suis assez passif et ça ne me réussit pas trop mal.

« Acheter un disque,
c’est comme donner un pourboire »

Dès lors, ton existence digitale t’intéresse, puisque tu t’en enquiers régulièrement, mais elle ne te motive pas.
Je suis aussi un artiste digital ! Pour preuve, les disques que j’enregistre sont sur les plateformes numériques puisque, aujourd’hui, c’est l’un des très bons moyens pour écouter les disques – sinon par rapport à la qualité, du moins par rapport à la quantité.

Est-ce aussi une bonne manière d’obtenir une rémunération complémentaire pour les artistes ?
Ha-ha ! Non, je ne touche rien dessus, et ce n’est pas grave.

Si, c’est grave, mais j’en profite ! Tu sais combien, moi qui ne pratique point le streaming, j’ai acheté ton disque physique sur Amazon ? 1,5 €.
C’est vrai ?

Les frais de port étaient en sus, mais c’était intéressant, in a way, de constater que les frais de port étaient plus chers que ton disque. Tu l’aurais vendu en direct sur ton site, étant un tout p’tit peu fair-play avec les artistes que j’interviouve, je l’aurais acheté dix fois plus cher…
De toute manière, aucun artiste ne gagne d’argent avec le disque. Non, je mens : on en gagne quand on en vend beaucoup à la fin d’un concert. D’ailleurs, les gens le savent. Ils achètent le disque comme on donne un pourboire. C’est notre merchandising. Que l’on vende un T-shirt ou un disque, franchement, c’est pareil. À une différence près : le disque est un peu plus intéressant que le T-shirt… et un peu plus cher à faire, même s’il est moins cher à la vente ! Et puis, à la fin d’un concert classique, si ça c’est bien passé, on a envie de prolonger l’expérience avec un disque plutôt qu’avec une casquette ou un autre produit dérivé.

Concluons que…
… c’est clair, le monde du disque est une grosse arnaque pour les musiciens. Dans le classique, c’est un scandale absolu. Sur beaucoup de disques, les conditions sont très louches. La plupart des petites maisons de disques profite de vous. Elles vous convainquent que tirer de l’argent de ce genre de produit, c’est pas le but ; et vous finissez par trouver ça normal. Peut-être cela l’est-il : mon métier, c’est d’être sur scène.

Mais ton label touche des sous sur le disque…
On ne peut vraiment pas résumer les choses ainsi. La situation est très compliquée ; et, comme souvent (ou comme un clavier de piano !), la vérité n’est ni toute blanche, ni toute noire.

Face à ces difficultés discographiques, je te propose d’explorer, dans la dernière partie de notre entretien, les autres stratégies que tu as adoptées pour promouvoir la musique que tu pratiques, aimes voire prodigues aux fans et aux curieux.


Photo : Bertrand Ferrier

7. Comment défendez-vous
votre musique, Orlando ?

Les meilleures, les moyennes et les pires sagas ont une fin. Pour preuve, voici le dernier épisode issu de notre rencontre avec le claviériste et compositeur Orlando Bass. Au programme, un point sur l’art de l’autopromotion, la gestion des critiques et un petit passage de l’autre côté du miroir – quand l’artiste devient spectateur et affronte une posture qui n’est plus celle du virtuose mais celle de l’écoutant…

Après avoir entraperçu la polymorphie de l’artiste que tu es, la richesse des musiques que tu pratiques ou inventes, ta frilosité assumée devant l’autopromo et le monde merveilleux du disque classique, terminons cet entretien au long cours par, peut-être, la question qui m’intrigue. Comment, en dépit des mauvais traitements de certaines maisons de disques, et malgré les exigences stéréotypées des programmateurs, as-tu réussi à te convaincre que, coûte que coûte, tu as quelque chose de personnel à dire, armé de ton art, de ton savoir-faire et de ton piano ?
Oh, longtemps, j’ai cru que je n’étais pas vraiment pianiste, au sens soliste capable de donner des récitals. Je m’imaginais seulement accompagnateur. On en parlait à propos d’Internet et de la représentation que certains veulent donner d’eux : tu vois comme une étiquette peut te réduire, même à tes propres yeux, et t’obliger à rester, volontairement, dans la prison de ton image ? Pour moi, c’est seulement vers 2015, 2016, alors que j’étais encore au CNSM, que je me suis rendu compte que j’étais tout aussi soliste que musicien de chambre.

Qu’est-ce qui t’avait fait douter ?
Je sais déchiffrer. Dans la doxa des pianistes, c’est automatique : si tu sais déchiffrer, tu ne peux pas être soliste.

« Ce qui compte, pour moi, c’est d’être satisfait »

Face aux clichés et aux sottises, les concours semblent t’avoir aidé à faire ton coming-out de soliste. Comment fais-tu ton choix dans la masse des compétitions qui s’organisent dans le monde entier ?
C’est très variable. Par exemple, le NYCA Debut Audition est le prochain que je passe. Comme son nom l’indique, il se déroule à New York, la première semaine du mois d’août [2019]. Sa spécificité, en plus des concerts prestigieux et du prix qu’il offre, est de proposer des agents worldwide au vainqueur [à ce stade, après l’élimination sur vidéo de plusieurs centaines de postulants, les prestigieux demi-finalistes sont au nombre de dix, dont cinq Chinois et la vedette française Tanguy de Williencourt]. Donc c’est un concours très axé « pro » pour obtenir une agence, ce qui m’intéresse. Le suivant, ce sera un concours de musique de chambre ; donc l’objectif sera d’y passer un bon moment.

Parce que la musique de chambre, c’est la fête ?
En tout cas, c’est plus convivial, presque un moment de détente. Attention, si jamais on a un prix, tant mieux ; mais ça viendra de surcroît. Le concours suivant, c’est le Haskil – encore au moins d’août, c’est effrayant, il me reste tant de choses à apprendre ! Alors le Clara-Haskil, c’est complètement différent et très traditionnel. En quelque sorte, on passe du principe néo-libéral au concours très conservateur.

Tu l’as déjà vécu, ce concours, je crois ?
Oui, et je me suis viandé royalement… selon le jury de l’époque.

Ça doit être un satané suspense, pour toi, à chaque concours : que va choisir de valider le jury ?
En effet, impossible de savoir à l’avance ce qui est souhaité et ce qui sera validé. D’autant que beaucoup d’aléatoire entre en jeu, au sens où départager les candidats est d’une extrême complexité. Par exemple, en France, j’avais gagné un petit concours, les Virtuoses du cœur. Du coup, l’année d’après, j’étais dans le jury.

Comment l’as-tu vécu ?
C’était un moment exécrable. Vraiment. Mes pairs jurés étaient d’assez grosses pointures comme Michel Beroff et Marie-Josèphe Jude, autrement dit des personnalités qui suscitent un authentique respect aux mélomanes comme aux musiciens. Or, à la fin de chaque délibération, nous devions donner notre classement ; et, à la fin de chaque délibération, mon classement n’avait rien à voir avec celui des confrères… alors que, eux, avaient peu ou prou la même opinion. Je ne sais pas pourquoi. Je n’ai pas compris.

Vous en avez parlé ?
À la marge, car on partait de tellement loin ! Le dialogue était quasiment impossible ou, a minima, inutile. Avec le recul, mon inexpérience en tant que jury m’avait probablement décrédibilisé aux yeux de ceux qui, depuis des décennies, jugent maints concours aux divers degrés de prestige. Ou encore, tout simplement, quelque chose d’évident m’échappe.

Tu as intégré d’autres jurys, depuis ?
Non, c’est ma seule expérience à ce jour. Elle a été très instructive et m’a permis de gagner de la distance vis-à-vis des résultats des concours. Ce qui compte le plus pour moi, aujourd’hui, c’est d’être satisfait de moi-même ; si, en étant satisfait, je passe un tour, c’est bien ; et si je ne passe pas alors que je pense avoir bien fait, tant pis : au moins, j’aurai bien travaillé !

Après tant d’études, de concerts, de brava, comment peut-on se dire simplement « tant pis », lorsque l’on est balayé dans un concours ?
Oh, les organisateurs ont toujours le tact d’accompagner ton élimination d’un joli mot soulignant le niveau très élevé du concours cette année, la nécessité cruelle de faire un choix cornélien, etc. Peu importe, au fond : moi, je le vis très bien.

« Je suis un passif de l’extrême »

Creusons cette curiosité : quel projet te permet de supporter, entre deux succès, de telles rebuffades, et de continuer à passer des concours ?
Le projet est triple. D’abord, d’un point de vue professionnel, chaque concours offre des opportunités de concert dans des salles nouvelles. Ensuite, d’un point de vue relationnel, il permet aussi de renouveler des contacts, d’élargir ou de réactiver des réseaux. Enfin, d’un point de vue personnel, je profite d’avoir des échéances régulières avec des concours qui ont des exigences assez importantes en termes de réalisation, d’intensité et d’expressivité, car il faut se défendre soi-même avec une certaine virulence : ces défis répétés se révèlent être un excellent moteur pour se pousser plus loin.

Sur quels plans as-tu l’impression de progresser ?
Parfois sur du répertoire, quand ce sont des œuvres que je n’ai pas ou que peu travaillées ; parfois sur des questions de réalisation technique, de gestion de son in situ, d’adaptabilité…

Mais tu ne t’en sers pas pour plus communiquer sur le web, même quand tu as réalisé des vidéos pour une présélection.
Ça dépend des cas. J’ai moi-même mis en ligne certaines vidéos. Je ne les promeus pas, je les mets plus pour moi, au sens où je sais que je peux aisément y accéder si je dois les envoyer. Si quelqu’un veut la regarder, tant mieux. Pour être honnête, certaines vidéos que j’ai envoyées à des concours sont parfois interdites de diffusion. Il ne faut pas chercher à savoir pourquoi, ça n’a aucun sens.

Peut-être pour que les jurés n’aient pas à justifier leurs choix devant l’opinion.
Qui sait ?

En tout cas, je n’ai pas trouvé les vidéos du concours de New York…
Tu as mal cherché. D’une manière ou d’une autre, elles y sont toutes, je crois. Mais, tu sais, que je sois accepté ou non ne donne pas plus de valeur en soi à une vidéo. La qualité de la vidéo n’a pas toujours à voir avec la nature de la décision.

Cependant, toi, tu sais quelles sont les bonnes.
Oui.

Et tu ne les valorises pas.
Non.

Et je suis censé trouver ça pas-étrange ?
Alors, il y a une chose dont on n’a pas encore parlé : je suis un passif de l’extrême.

En quoi es-tu un extrémiste de la passivité ?
Je prends un vrai plaisir à constater que chaque chose est vouée à disparaître d’une manière ou d’une autre. C’est même ça qui donne du sens à la vie, dans la mesure où le néant est inéluctable.

C’est plus ton côté philosophe que ton côté « illustre passif » !
Sauf que je le vis, physiquement, tous les jours. Je n’ai pas de pulsion de perpétuité. J’ai une attitude presque stoïcienne, au sens où je laisse les choses faire, se faire et me faire. Je vais te donner un exemple : un protagoniste issu de l’aristocratie, que je ne nommerai pas, m’envoie régulièrement – c’est-à-dire une fois tous les deux ou trois mois – des partitions rares pour clavecin. Il a parmi ses associés un Italien mordu de musique baroque qui vient chez moi, tous les six mois environ. À chacune de ses venues, j’ai une centaine de pages de musique, deux-trois jours pour les travailler, et on enregistre tout ça en vidéo pendant une journée. Il y a parfois des pains, des traits qui sont approximatifs, un son qui n’est pas toujours de qualité professionnelle, des pièces qui ne sont pas forcément passionnantes – un cinquième est intéressant, quelques perles sont tout simplement fantastiques… Eh bien, la totalité de tout cela est mis sur un site internet que, par chance, je n’arrive pas à regarder avec mon téléphone ; mais je sais que ça existe, que pas mal de monde regarde ça… Même si c’est très imparfait, je suis ravi que cela existe, et je ne regrette nullement cette aventure ! Soyons clairs : il vaut mieux faire quelque chose de beau, malgré les pains, que quelque chose de nickel et chiant – c’est un des grands problèmes de la musique classique, en ce moment.

J’entends ce que tu dis, mais qu’est-ce qu’un musicien savant appelle « chiant » ?
Si tu es coincé sur une chaise qui n’est pas confortable, et que t’as rien pour te faire oublier que ton siège n’est pas confortable, alors que tu as payé parfois cher pour t’y asseoir pendant une heure et demie, c’est chiant.

« Ne m’invitez pas à un récital de piano ! »

Orlando, puisque l’on parle des critères, permets-moi de remettre sur le tapis de nos échanges une question esquissée tantôt mais restée sans réponse. On a parlé du fan-club, on a parlé de la communication, mais on n’a pas parlé de la critique. Comment, quand on est interprète et compositeur de musique savante, vit-on la critique ?
Tu sais que la critique n’existe pas tant elle a de moyens d’expression différents… et d’objectifs variés. Je respecte la critique constructive, c’est-à-dire quand la personne qui donne une opinion arrive à exprimer pourquoi elle a cette opinion. Je respecte la critique qui est capable de dire : « J’ai un préjugé sur toi », ou « Tu joues comme une merde parce que tu n’as aucune conscience de l’utilisation de la pédale, la preuve : tu l’utilises toujours en syncope par rapport à l’accord, ce qui brouille la clarté de résonance » – oui, je ne suis peut-être pas d’accord avec toi, mais ton argument est valide donc, ça, c’est déjà de la critique constructive.

Ce n’est pas le cas le plus fréquent.
En effet, et j’ai été un peu touché par des critiques pas-constructives. Une fois, j’ai eu droit à une critique de revanche. Elle émanait de quelqu’un qui, sans doute, avait à peine écouté le disque en zappant chaque piste. Son auteur était une « musicologue » et pianiste dont le nom importe peu. Elle s’était désistée cinq-six ans plus tôt pour la création d’un bon compositeur qui m’avait contacté trois jours avant la première pour la remplacer. En remerciement, il a changé la dédicace : c’était moi, désormais, le dédicataire, et plus la musicologue. Apparemment, elle l’a mal pris ! En témoigne la recension qu’elle a rédigée sur mon disque, et sur laquelle elle s’est, disons, un peu lâchée dans une revue britannique assez prestigieuse…

Tu savais que ce n’était pas contre ton talent…
Je l’ai quand même pris personnellement jusqu’à ce que je lise le nom de la personne qui avait écrit la notule. Ce genre d’attitude, je trouve ça stupide, bas, méprisable. Ce nonobstant, quand on connaît les dessous d’une telle bassesse, c’est presque plus drôle qu’autre chose.

Presque.
Oui, presque.

Néanmoins, « l’outil informatique », selon tes termes, permet à chacun, Bertrand Ferrier y compris, d’affirmer, parfois avec bonne foi, qu’Orlando Bass, lors de son dernier concert, a joué comme une merde…
Tu as le droit de le dire. Même si tu ne le penses pas, tu as le droit de le dire. Et moi, j’ai le droit de te lire ou de ne pas te lire. Personne n’a le devoir de lire les critiques, quels qu’ils soient, même s’il s’appellent Bertrand Ferrier.

Cependant, tu vois quand même passer les critiques de glandus, qu’ils s’appellent Bertrand Ferrier ou Bob Tartempion.
On les voit quand même, en effet. Mais c’est un phénomène qui a existé à toutes les époques. Les hystériques, les trolls… Nihil novi sub sole ! Ça fait aussi partie du travail d’artiste de ne pas le prendre personnellement.

Ces critiques ne te touchent donc pas du tout, du tout, du tout ?
Bon, au début, elles te blessent. Quand t’as douze ans, treize ans, et que tu te prends les premières claques, c’est violent. Après, tu comprends que ça ne sert vraiment à rien de se faire du mal. En revanche, c’est toujours intéressant d’écouter les piques que l’on t’adresse, même si c’est faux et à côté de la plaque, même si c’est pour se raffermir dans son opinion, son projet, ses convictions. Note bien que ça ne marche pas que pour la musique : ça marche dans tous les domaines !

Et tu as l’air de l’accepter avec une certaine sérénité…
Déjà, tu ne peux rien y faire. Tu as travaillé de ton mieux, quelqu’un te houspille et estime que tu t’es moqué de lui ou qu’il peut jouer infiniment mieux que toi – et après ? Le fait de susciter une violente réaction à l’encontre de ce que tu proposes peut être un bon signe. Au moins, cela signifie que tu as proposé quelque chose qui a gêné, c’est-à-dire qui a eu un effet, donc qui n’est pas neutre. Mieux vaut avoir un effet pas forcément agréable qu’un néant de réaction. Par exemple, je me souviendrai toute ma vie de la première fois où j’ai entendu Ivo Pogorelich en concert. Il a fait n’importe quoi et, pourtant, il racontait, vraiment, une histoire, et un personnage se dégageait. Un type absolument abominable, froid, mort, inexpressif, dénué d’âme et pourtant pourvu d’une force d’âme qu’aucun récital plus contrôlé ne portera. Un contre-exemple ? La dernière fois que j’ai entendu Grigory Sokolov, j’ai dormi pendant quarante-cinq minutes. La fois précédente, j’avais adoré. J’étais sur le devant de mon fauteuil pendant quasiment deux heures. Une fois, j’ai entendu Sergei Babayan en concert – et j’ai dormi pendant tout son récital… alors qu’il avait certainement très bien joué !

Conclusion ?
C’est difficile pour un pianiste d’écouter un récital de piano. D’avoir le recul. De, juste, apprécier ce que l’on entend. J’adore le concert symphonique…

… parce que tu rêves de diriger un concert symphonique…
Bien sûr, il y a un tel foisonnement d’énergie, d’informations, de couleurs ! J’adore aussi écouter les quatuors à corde. En revanche, quand un pair joue, c’est difficile, au-delà du jugement et de la comparaison, de ne pas analyser, de ne pas découper, de ne pas radiographier des sons dont on a une telle habitude quotidienne. Si tu travailles dans un bureau de statistiques, tu ne vas pas t’amuser à faire des statistiques le soir. Si tu travailles dans une usine à embouteiller les cornichons, tu ne vas pas t’amuser à ouvrir le bocal, enlever tous les cornichons et les remettre un a à un par plaisir. J’exagère à dessein : j’adore écouter autre chose. Mais, de grâce, même si j’y vais par conscience, en me disant qu’il me faut aller davantage écouter les collègues, non, sérieusement, ne m’invitez pas à un récital de piano !


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