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Fasolt dans le décor final du “Rheingold” à la Monnaie (Bruxelles), le 7 novembre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

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À mesure que L’Or du Rhin s’avance vers sa fin, aucun doute : plus dure est la chute, et pas que pour les dieux. L’omnipotent Alberich (Scott Hendricks) est tombé dans le panneau en se transformant en crapaud ; il est donc invité par le metteur à se foutre à poil (ben si, il a tout perdu, il est donc à poil) avant de se retrouver sur une scène elle-même à peine habillée, la coquine, d’une chaise en plastique et d’un treuil électrique. Loge (Nicky Spence) l’arrose de goudron. Wotan (Gábor Bretz) déploie sa morgue en aube blanche souillée de goudron, comme s’il s’agissait de vautrer tous les personnages dans une souillure identique voire identitaire. Même si nihil novi sub sole, rien de choquant dans cet écrasement des singularités puisque le discours d’Alberich déchu trouvera dans La Walkyrie un écho avec le speach de Wotan asservi par ses traités. Reste la déception de voir systématiquement les scènes présentées de façon vulgaire, entre décor en toc et nudité – complète ou simulée – banalisée. Ce côté Ring au camping dénie au spectateur tout droit

  • au rêve,
  • à la narration,
  • à la fiction, et
  • au plaisir de vibrer avec ses compères du soir devant une histoire à la fois terrible et pathétique.

Les chanteurs pâtissent de ce parti pris. Comment pourrait-il en être autrement ?

  • À force d’être privé d’aura, Gábor Bretz incarne moins un dieu en danger qu’un nullosse dépassé par les événements. Il n’irradie pas la majesté, il ne dégage pas l’autorité, il ne rayonne pas une trop humaine divinité.
  • Loge n’est pas le dieu du feu mais un comique troupier.
  • Freia (Annett Fritsch) n’est pas la créature qui a les clefs de la jeunesse éternelle mais un corps que l’on trimbale dans un sac poubelle.

Comme en témoigne le retour aux clichés posturaux alla Bob Wilson, cet éloge de la platitude tourne en rond sans effleurer la magie de l’anneau maudit. Au fond de la scène, apparaît un rond couvert de plâtre que l’on gratte comme un jeu pour faire apparaître une peinture dorée. Après le camping, bienvenue au PMU ! Des crocodiles noirs, semblant représenter les géants, descendent des cintres. Fasolt (Ante Jerkunica) et Fafner (Wilhelm Schwinghammer), bons diables, les tirent par la queue. Fricka est voilée. Wotan se roule dans le goudron, etc.
On pourrait se réjouir de voir les dieux et leurs collègues se vautrer dans la médiocrité en sus de la veulerie, Wagner travaillant cet apparent oxymoron en racontant l’histoire de dieux clairement pas à la hauteur. Mieux, dans le refus castellucciste de représenter le poème wagnérien, on aimerait lire une volonté d’ôter la gangue propre au récit pour en garder la substantifique moelle que sont, notamment,

  • le danger consubstantiel au pouvoir,
  • la tension irréfragable entre l’aspiration au sublime et les limitations des individus, et
  • l’impossibilité ontologique de toucher à l’idéal sans fondre comme un nettoyeur envoyé à la mort dans les restes de Tchernobyl.

En clair, on ne touche pas le Soleil, on s’y brûle, soit. Ces évidences ne suffisent pas à emporter le spectateur vers les cimes que dessine la musique, pourtant magnifiquement propulsée par l’orchestre

  • (chaleur des ensembles,
  • clarté des mutations,
  • intelligence des détails,
  • sens du volume,
  • attention aux chanteurs…).

En effet, le malaise majeur que suscite la proposition de Romeo Castellucci est que, non contente de s’écarter de l’esprit du récit, elle ne colle pas avec le son. Elle ne dissone même pas, elle ne l’affronte pas, elle est décalée. La musique de Richard Wagner n’est pas une chaise ou un crocodile en plastique. On apprécierait donc

  • qu’elle fût au cœur de la scénographie,
  • que celle-ci fût au service de l’opéra et non l’inverse, bref,
  • qu’elle portât le Ring au lieu de le philosopher à peu de frais.

La gênance, oui, est d’autant plus grande que les voix sont les grandes perdantes de cette version. Dans L’Or du Rhin, c’est fâcheux. Après les dieux rangés à jardin pendant que leurs doubles enfantins play-backent, voici Erda qui n’apparaît pas. Planquée quelque part sur la scène, celle qui sait “tout ce qui fut, tout ce qui sera, tout ce qu’il adviendra” et le synthétise en un air unique se dérobe aux regards des spectateurs. Son puissant “Weiche, Wotan, Weiche” est méchamment abîmé par le renoncement du metteur en scène à intégrer l’omnisciente à son dispositif. Ce qui devrait être

  • un hénaurme coup de théâtre,
  • une apparition fracassante,
  • un game changer,

est désamorcé. Comme ses pairs handicapés par la scénographie (dieux de côté) ou par la dramaturgie (Loge en farceur), Nora Gubisch n’est pour rien dans la déception. Ou plutôt, si, elle l’augmente car, bien qu’elle soit prise dans la nasse des artistes et figurants présents sur scène, elle donne la mesure

  • de son talent,
  • de son art et
  • de sa couleur vocale qu’elle a parfaitement adaptée à Erda.

 

Nora Gubisch dans le décor final du “Rheingold” à la Monnaie (Bruxelles), le 7 novembre 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

C’est pourquoi nous nous arrêtons un instant sur sa performance, injustement sabotée par Romeo Castellucci. Dans ces quelques minutes qui changent le cours de l’histoire (à la suite de son intervention, Wotan sauve sa peau en renonçant à l’anneau), il y a

  • de la puissance,
  • de la noblesse,
  • du souffle et
  • ces ssssssssifflantes qui ssssssssignent le plaisir de la dame à incarner sssssses persssssssssonnages.

Tout est là, mais il faut en partie le reconstituer car, pour une raison incompréhensible au pékin qui écrit ces lignes, Sa Seigneurie Le Metteur En Scène a décidé

  • de cacher l’actrice,
  • d’assourdir la chanteuse et
  • de priver l’artiste de partager son sens de la présence scénique.

Et une déception de plus, une ! Pendant ce temps, les gags continuent (un crocodile noir tombe par exemple des cintres quand Fafner exécute Fasolt qui eût préféré Freia à l’anneau, on se recueille contre une statue de Bouddha…). Plusieurs anneaux sont placés en fond de scène. Donner (Andrew Foster-Williams) brille en convoquant brumes et brouillards : même si son vibrato semble s’élargir lors des tenues, il a

  • l’assurance,
  • le timbre et
  • la présence

qui conviennent à sa tirade finale. L’un après l’autre, les artistes présents sur scène se jettent dans un grand trou noir. En avant-scène, Loge rumine sa jalousie et son projet de reprendre sa forme de flamme. En attendant, il lèche une assiette. Si. Quant à nous, malgré nous, nous constatons que

  • d’excellents ingrédients,
  • une recette toujours aussi efficace et
  • un chef à son affaire

ne peuvent pas rattraper totalement la sauce presque rance qui nous a souvent fait grimacer sans parvenir cependant – c’est une performance – à nous instiller le moindre regret d’avoir eu la chance de déguster ce copieux plat, ce soir-là.

  • La folie wagnérienne,
  • l’ambition opératique et
  • le talent des musiciens, chanteurs comme instrumentistes,

l’emportent haut la main sur la fatuité un peu triste du rewriter vedette !