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Afin de célébrer la fête de la musique en douceur, voici le livret du nouveau disque de Nicolas Horvath. Une offrande miniature que l’on peut décrire comme l’association hypnotique d’une inspiration minimaliste et d’une aspiration au zen. Pour écouter l’album avec les oreilles et l’acquérir avec les doigts, c’est ici. Pour le deviner avec les yeux, c’est infra.

 


 John Cage ou la danse de l’au-delà

La danse est au cœur de la vie de John Cage. En 1938, il devient accompagnateur d’une classe de danse moderne. En 1940, une de ses musiques de scène est trop ambitieuse pour la place disponible : il doit renoncer aux percussions souhaitées et opte, pour la première fois, en faveur d’un piano préparé. En 1946, le bisexuel qu’il est voit son mariage détruit notamment à cause de sa relation avec le danseur et chorégraphe Merce Cunningham. En 1948, il écrit deux partitions pour accompagner des chorégraphies : In a Landscape et Dream.
Alors ?
Alors, ô auditeur curieux, toi qui entres ici, abandonne toute espérance – du moins toute espérance de quelque chose. Mystiques, inspirées de spiritualités indiennes et zen, ces propositions de John Cage désactivent nos attentes, nos projections, nos envies. Elles revendiquent de nous extirper de nos soucis ; or, on le sait, l’espérance est un souci que l’injonction d’optimisme a déguisé. L’objectif du compositeur est donc de nous rendre fluides, désancrés du réel, disponibles à l’appel d’une forme d’extase sinon de divin. Notre petite présentation esquissera trois outils participant de ce projet : la note, la résonance et la simplicité.

 

1.
Transcendance de la note

Non, inutile de chercher la moindre espérance dans l’une ou l’autre des deux pièces au programme. L’espérance est un pâle palliatif inventé pour nous consoler des aléas de notre condition humaine. À cette possibilité, John Cage oppose une certitude transcendantale à laquelle il nous propose d’accéder par la note. Non par la mélodie, non par l’harmonisation, non par l’orchestration – on sait combien le piano peut être intrinsèquement orchestral : par la note. De fait, la méditation musicale se joue dans la médiation.

  • Le compositeur est un facilitateur de rencontre entre les hommes et les dieux ;
  • l’interprète, un médiateur entre l’auditeur et le projet métaphysique porté par la partition ; et
  • la note, un go-between entre
    • le silence,
    • le son et
    • l’absolu – un absolu incarné, en quelque sorte, par la résonance et les harmoniques qui amplifient la note, la transforment et la grandissent. En effet, ni infrasonore, ni ultrasonore, la note qui permet à la musique de nous parvenir est aussi celle qui permet à la musique de s’effacer.

Après la note, la résonance ; après la résonance, à travers elle, même, notre propre résonance cosmique.
Certes, se focaliser sur la note pourrait paraître fort pauvre. En soi, une note n’a guère d’intérêt. C’est le PPCD de l’essentiel de la musique. Ce nonobstant, dans une sorte de réécriture du Nouveau Testament où Jésus incitait ses disciples à se faire petits afin d’être grands dans le cœur de Dieu, la pauvreté du matériau contribue à la puissance transcendantale de l’œuvre. La note paraît-elle figée et limitée par ses caractéristiques consubstantielles que sont la hauteur et la durée ? John Cage la libère de ses chaînes.
Celles-ci existent : dans les pièces ici présentées, les notes ont une hauteur et une durée. Toutefois, la pédale relativise ces ancrages terriens. Elle transcende la note. Par son truchement, la durée écrite se retrouve subvertie par la durée réelle, qui prolonge la note et l’efface en général indistinctement. Le decrescendo subtil écrête la valeur chronométrique ; et l’arrivée d’autres notes soumises au même traitement remet en question la hauteur proprement dite en aspirant tout son dans un halo qui l’abâtardit, le dénature, bref, le grandit.
C’est en cela que la note, telle qu’envisagée ici, devient transcendantale et spéculaire. Transcendantale, car non réductible à l’immanence caractérisée par sa hauteur et sa durée. Spéculaire, car elle est un miroir de l’homme.
En effet, les deux pièces ici rassemblées illustrent la conviction de John Cage selon laquelle, à l’instar d’une note, nous devons nous extraire

  • de notre condition,
  • de notre immanence et
  • de notre mode de perception habituel

afin d’accéder au divin – du reste moins pour louer ce divin, plutôt intuitif et non-normé, que pour accéder

  • à notre nature profonde,
  • à notre potentiel intérieur,
  • à notre vérité ontologique et transcendantale.

Dès lors, la note peut être considérée comme la surface réfléchissante qui renvoie à l’auditeur l’image de sa complexité qu’il ignore pourtant volontiers, par ignorance, prudence ou peur. A priori limités par notre réalité, nous sommes en capacité de la transcender, par exemple en nous laissant happer par la musique de John Cage, chaînon manquant entre le silence et l’absolu.

 

2.
Spiritualité de la résonance

Mais, baste, ne nous payons pas de mots et posons la question qui, soixante-quatorze ans après accompagne la composition de In a Landscape et de Dream : cette musique est-elle réservée aux plus mystiques ou aux plus high d’entre nous ? Sans doute est-ce le contraire. À cette étrange élite, elle procurera sans doute du plaisir, mais elle n’apportera rien. Les deux pièces de ce disque sont destinées au vulgum pecus, à celui qui n’a peut-être pas même conscience qu’il est emmuré dans une conception pragmatique de sa vie, qu’il ne voit qu’avec ses yeux, et qu’il se perd en acceptant les ornières d’un pragmatisme étouffant. En somme, ces deux pièces sont faites pour nous.

  • En dénudant la musique,
  • en simplifiant l’expression,
  • en préférant le ressenti à l’énoncé,

John Cage esquisse une spiritualité du pas de côté. De même qu’un piano préparé décale le son du piano, de même l’assèchement apparent de la musique décale sa réception.
Par leur simplicité, les deux pièces ici rassemblées exigent de l’auditeur ce qu’elles n’exigent pas de l’interprète : un surinvestissement du son. L’interprète n’est plus l’être exceptionnel, impressionnant et improbable qu’il a coutume d’être. Il doit avoir la modestie du passeur. On ne libère pas l’homme en surchargeant ses oreilles. Aussi revient-il à l’auditeur d’ingérer profondément le son pour se laisser secouer. Paradoxe, assurément, que ce projet de nous secouer grâce à une musique dénuée d’aspérités tonitruantes ! C’est qu’il s’agit de secouer l’âme – objet de la spiritualité –, non l’oreille. Celle-ci n’est pas la fin : elle est le moyen. À l’heure où Pierre Boulez griffonne sa rageuse deuxième sonate pour piano, John Cage ose pratiquer une écriture qui voit du sens dans

  • la simplicité de l’énoncé,
  • l’exploration des registres du clavier,
  • l’itération de formules,
  • la répétition inégale,
  • la suscitation des résonances et
  • une narrativité tonale qui porte l’écoute grâce à sa grande douceur.

De la sorte, le couplage saisissant fixé par ce disque bref ouvre un espace extraordinaire – disons mieux : un espace infini, au sens où il ne dure pas quatre-vingt minutes, le temps possible d’un disque tel que nous l’avons connu. Cet espace de vingt-trois minutes déjoue la rythmique terrienne dans laquelle nous végétons comme des pickles clapotent dans leur saumure. Comme la note est plus grande que la note, comme nous sommes plus que ce que nous sommes, ainsi le temps est plus grand que le temps quand il devient espace.
Faut-il le rappeler ? L’espace de John Cage ne dure pas toujours 4’33. Il revendique de s’ouvrir sur

  • des possibles mentaux,
  • des suspensions interstitielles et
  • des perspectives résolument spirituelles.

Tant pis pour les suspicions de flagorneries, stipulons que l’interprétation de Nicolas Horvath augmente ces deux partitions avec bonheur. Quand John Cage augmente la note en sculptant la simplicité de son discours par des effets de sobriété des matériaux et de dépassement du son, de même Nicolas Horvath augmente ces partitions en s’abstenant de les surjouer. Reconnu comme un virtuose fameux, le musicien ne ressent pas le besoin

  • d’accentuer ce qui n’a pas besoin de l’être,
  • d’étendre une tenue pour y laisser percer une fausse émotion de circonstance – on le sait, l’émotion de circonstance n’est que la version présentable de l’ennui – ou
  • de mettre en avant telle évolution du propos de façon outrancière.

Habitué des musiques ultravirtuoses et des musiques sobres, le musicien pose le texte sur son clavier et, sans souci de mettre en scène sa médiation, permet à l’auditeur de goûter la spiritualité du simple.

 

3.
Métaphysique de la simplicité

In a Landscape et Dream se proposent de libérer celui qui les écoute. Le pré-requis ? S’extirper d’une posture d’admiration, quelque polie et proprette soit-elle. De facto, c’est tout le contraire d’une critique si, à ce stade de notre petite notule, l’on pose que, dans la musique ici assemblée, rien n’est admirable.
Rien.
Ni la partition, en réalité très basique, ni l’interprétation, à la portée technique d’un pianiste modeste.
Non, rien n’est admirable. Voilà précisément ce qui est admirable.
Réjouissons-nous que ce liszto-scriabinien échevelé de Nicolas Horvath, ce technicien implacable, ce croqueur de notes furieuses et aussi insaisissables qu’un pois mexicain libéré de son Pif Gadget, ne se lasse pas de mettre à l’honneur un répertoire qui assume la possible dichotomie entre, d’une part, l’émotion et, d’autre part, l’acrobatie pyrotechnique a priori consubstantielle à l’écoute d’un disque ou d’un récital de piano. Capitalisant sur le fait qu’il a prouvé savoir jouer l’injouable, l’interprète s’offre, avec la série “1001 notes”, l’opportunité de prouver qu’une partition jouable est d’autant plus porteuse d’émotion qu’elle est jouée de l’intérieur. Pour autant, point de dévalorisation du grand répertoire, au contraire : la simplicité rappelle que l’émotion est indépendante de la technicité, donc que la splendeur de la technique n’est pas la technique – laquelle permet de jouer les pièces les plus ardues – mais l’intensité qu’une grande interprétation sait en dégager.
Dream illustre formidablement cette capacité qu’a la note simple de résonner en nous, surtout quand elle s’habille

  • d’accents,
  • de choix de pédale,
  • de tempo (« 88 rubato », indique la partition, claquant un énième paradoxe) et
  • de procédés souplement fixes – ainsi du « no silence », alors que la partition exige parfois de couper le son.

Nouveau paradoxe ! Un grand interprète de Dream n’a pas besoin d’être un grand interprète ; toutefois, il doit maîtriser assez son instrument pour convaincre que la richesse du son peut non pas contraster avec la sobriété de l’écriture mais se nourrir d’elle ; partant, il lui faut être un grand interprète.
Cette friction est-elle une bizarrerie ou la quintessence de ce qui se joue dans ces deux pièces ? Les deux, sans doute, car la proposition autant étique qu’éthique de John Cage extrait la musique d’une sorte d’extraversion circassienne dont elle s’est parfois gobergée, le spectaculaire risquant – dans telle ou telle œuvre – d’écraser l’émotion voire le saisissement devant le sentiment de beauté. À la virtuosité romantique souvent présentée comme le parangon du concert sinon l’aboutissement de la musique, à la complexité ouverte, rugueuse et foisonnante de maintes œuvres récentes, John Cage oppose, avec In a Landscape et Dream, une écriture de la résonance qui contraste avec certaines partitions pour piano dont le texte se répartit sur trois ou quatre parties. Ici, une seule portée.
Simple.
Basique.
En un mot : métaphysique.

 

Conclusion

Il est patent que, chez John Cage, le projet de libérer l’auditeur de ses chaînes terrestres qui l’empêchent d’élever son âme vers le divin participe d’une foi dans la puissance de la musique. De même que le chant grégorien escomptait élever les âmes par le dénuement a capella et non harmonisé, de même les rêves de paysage de John Cage se proposent de nous ouvrir l’accès à notre ultradimension. Le risque à assumer pour y accéder ? Affronter l’assourdissant “tonnerre de verrous répercuté jusqu’à la mer”[1] qu’une telle entreprise risque de déclencher, tant nous nous sommes barricadés. Définitivement, pour écouter ce disque, il faut abandonner toute espérance. Peut-être faut-il, simplement, quoique ce ne soit pas si simple, s’abandonner.


[1] Jacques Dupin, « Dehors » [1975] in : Le Corps clairvoyant, Gallimard, « Poésie » [1999], 2005, p. 323