Nicolas Horvath joue Melaine Dalibert

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Parce que le piano minimaliste va bien au-delà des tubes de Philip Glass (dont il n’ignore rien), Nicolas Horvath s’est lancé dans l’enregistrement des pièces les plus importantes – ou les moins connues ou les deux – qui ont marqué l’Histoire du genre. Après un bref passage par John Cage et Hans Otte, voici un détour par Melaine Dalibert. Pour écouter l’album avec les oreilles et l’acquérir avec les doigts, c’est ici. Pour le deviner avec les yeux, voici infra le livret que j’ai griffonné pour l’occasion.

 

Lisière, fragment, espace

 

Melaine Dalibert est le compositeur de l’oscillation.

  • Oscillation de la grammaire, selon qu’il explore les charmes de la « musique contemporaine », de l’ambient ou du minimalisme.
  • Oscillation de l’idiome pianistique, entre note isolée, ensembles, résonances, harmoniques et silences. Et
  • oscillation de l’émotion, rarement surlignée, souvent ambivalente, quasi toujours lovée dans l’indécidabilité du lancinant.

Tantôt gutturale, tantôt suave, son œuvre révèle moins de dichotomies que de complémentarités, et moins d’oppositions que de distinctions. Quel que soit le style adopté, Melaine Dalibert balance volontiers entre, d’une part, ce moment où l’on a « du métal dans la voix, comme un fort accent de consonnes » et, d’autre part, ce moment où notre langage, minéral ou articulé, devient « à peine une syllabe », un « pur dénuement », une « aube », id est  « là où émigre l’ultime fantôme de la caresse »[1]. Le plaisir qui en découle réside précisément dans le rôle dévolu à l’auditeur, à qui cette alternance linguistique est fournie

  • sans mode d’emploi,
  • sans lexique,
  • sans méthode officielle de décryptage.

Faute d’Assimil dalibertien, il revient à l’auditeur de devenir polyglotte, de saisir des bribes des deux extrémités dialectales, de découvrir, au long des écoutes, des échos entre les dynamiques différentes et de les rapprocher pour construire lui-même un sens voué à rester subjectif. Le sens, la direction, la signification ne sauraient sourdre ni d’un titre – laconique, générique ou vague – ni d’une dédicace qui renseigne peu. Il va falloir osciller avec le compositeur et trouver son propre équilibre au long d’œuvres

  • complexes quoique dénudées,
  • variables par la durée (entre 6’ et une demi-heure) quoique proches par l’apparente linéarité,
  • exprimées dans des idiomes proches et pourtant non réductibles les uns aux autres,

déployant à travers les six pièces rassemblées par Nicolas Horvath une poétique du fragment, de l’espace et, en premier lieu, de la lisière.

 

1.
Lisière

À l’opposé du limes romain, lequel se revendiquait à la fois

  • sacré et politique,
  • magique et humain,
  • fantasmé et concret,

la lisière qu’esquissent – mieux : que laissent deviner – Melaine Dalibert et son interprète ressortit de l’évanescent. L’incipit taiseux et paisible de « Canon » l’illustre avec une force discrète. Son tracé, sa substance, sa nature, sa signification, jusqu’à sa réalité paraissent moins exister en soi (par elle-même) que par autrui (l’auditeur étant amené à la dessiner au fil de l’écoute). La lisière apparaît parce qu’elle associe

  • le son et le silence,
  • la note et le temps irisé qui la sépare de la note suivante,
  • le dessin du motif et l’absence de substrat mélodique.

Croit-on entendre dans « Cortège » ou « Gruppetto » un défilé en pointillés ? On y pourra tout aussi bien ouïr une continuité sonore dont les notes ne sont que les icebergs émergés, la résonance constituant l’essentiel du narratif. Le lisse de la lice et le hérissé du saillant s’interpolent. Le certain s’effrite. Le binaire se dissout. Le silence prolonge la musique, et la musique prépare le silence – elle fait donc partie du silence, et réciproquement. La lisière de Melaine Dalibert révèle ainsi sa polysémie. Elle est

  • la bordure limitant l’étoffe et de la musique et du silence,
  • l’extrémité pour partie superposable de ces doubles territoires, et
  • ce qui guide l’écoute, ce qui « tient en lisières », c’est-à-dire ce qui offre au mélomane un cadre le poussant instamment à interroger

ce qu’on laisse de soi à la frontière

ce que l’aurore, sans rien trahir, recueille[2].

 

Pointe alors un double paradoxe.

Le premier paradoxe est interne à la musique : la lisière est à la fois ce qui la fait exister en la définissant et ce qui la fait disparaître en la clôturant. Le second paradoxe est interne à l’auditeur : ce que sépare la lisière, c’est moins un territoire sonore extérieur à nous qu’un territoire mental qui nous est propre.

En réalité, ces deux paradoxes se fondent dans l’ontologie de la lisière. Par essence, celle-ci est le symptôme du fragment, conséquence spécifique et source de prolifération de la lisière.

 

2.
Fragment

La lisière fragmente l’espace, le temps, les êtres, les psychés. À son instar, le piano de Nicolas Horvath nous délimite, au sens où il travaille à défaire à la fois les limites de la musique et nos propres limites de perception. Cette prouesse réfléchie est indispensable. Dans l’univers fragmenté que construisent les six œuvres au programme, le rôle de l’interprète est moins de défragmenter en unifiant que d’habiter chaque fragment pour le rendre résonant à celui qui le précède et à celui qui lui succède. Pas de chronologie sans lien entre les instants ; pas de récit musical sans mutation de temps ni de ton. Pour autant, l’interprète de Melaine Dalibert n’envole pas, n’onirise pas, ne transporte pas. Il semble circonscrire un enclos musical qui révèle un cosmos structuré en d’innombrables fragments. Le résultat est étonnant, au sens fort du terme, car la ligne musicale apparaît

  • unie (l’énoncé est régulier) et définie (chaque pièce a, forcément, un début et une fin) ;
  • discontinue (elle aligne des notes sans chercher à les lier entre elles par une grammaire musicale évidente) et flottante (résonance et harmoniques la prolongent) ;
  • à la fois limitée (dans le temps) et in-finie (si l’on ne regarde pas le défilement du temps sur le lecteur, on ne sait pas quand va s’achever le morceau).

La mise bout à bout de fragments sonores représentés par des notes laisse apparaître un discours moins axé sur le verbe (ici représenté par les notes) que par la parataxe (ici représentée par l’entre-notes). Musique du fragment, la musique de Melaine Dalibert est aussi musique de l’entre-fragments – osons l’expression : elle est fragmentaire et interstitielle. La poétique du morcellement ou de la hachure du propos va de pair avec la poétique de l’interstice puisque, sans interstice, point de fragment. À une autre échelle, le morceau lui-même apparaît comme un fragment de la musique possible, un extrait de la musique envisageable, une bribe de la musique fixée sur papier.

 

 

Telle est la force fascinante du fragment chez Melaine Dalibert : il est à la fois la limite et, pour ainsi écrire, l’illimite de son travail.

  • Limite : point d’épanchement lyrique, de développement reconnaissable, de rhétorique anticipable donc de satisfaction liée à la confirmation complice, entre auditeur et compositeur, que nous parlons le même langage ce dont témoigne la prédictibilité de certaines séquences.
  • Illimite : l’intégralité de chaque œuvre résonne comme un extrait ; chaque fin a des airs de suspension plutôt que de conclusion ; le silence précédant et suivant les pièces se tisse avec les silences qui les habitent (latence entre les notes, absence d’accords, spectralité du son entretenue par la résonance).

Dans les compositions ici réunies, le fragment devient l’unité multiple : la note est travaillée comme un fragment de la musique dont la pédale de sustain, l’accentuation et l’intensité révèlent la richesse ; et chaque piste est un fragment de ce qu’elle aurait pu être tant elle semble ouverte à des prolongements ad aeternam. De sorte que le fragment révèle son ambiguïté structurelle : en étant la partie d’un tout, il laisse aussi imaginer cette totalité inaccomplie. Il est le petit bout de la lorgnette et le puzzle qu’il laisse subodorer. Il est l’accomplissement et il est l’inaccomplissement. Il est, en somme, cette « fenêtre que nous ouvrons » non pas sur ce qui est mais sur ce que nous voyons, comme

l’hiver là devant. L’arbre. Nul oiseau. Nu. L’arbre. Quelqu’un qui attend. Chaque aube. L’errance. Un nombre infini de petits crânes qu’on exhume. (…) On ne soigne pas le chaos[3].

 

La musique de Melaine Dalibert ne cherche pas, elle non plus, à soigner le chaos. Elle le travaille, le creuse, l’apprivoise sans l’esthétiser en devenant à la fois lisière et fragment : la lisière fragmente, et le fragment se définit par ses lisières. Tout se passe comme si le compositeur tentait de circonvenir l’espace, de le domestiquer à sa manière et de rendre moins effrayants ses infinis pascaliens.

 

3.
Espace

L’espace musical que définit Melaine Dalibert est moins une étendue qu’une irisation, une diffraction, une irradiation du son investissant un possible à la fois clôturé dans le fragment et jamais pleinement comprimé par ses lisières. « Variations » est sans doute la pièce qui illustre le mieux cette caractéristique. L’oscillation structurante mais non exclusive entre deux notes prend moins d’espace que les silences succédant à ces surgissements. Ici, l’espace est essentiellement la respiration, l’oscillation, le battement entre

  • le surgissement d’une note puis de la suivant,
  • la vibration et l’extinction du son,
  • la concrétude du toucher et l’immatérialité de l’écoute.

Toutefois, ailleurs, l’espace peut aussi être le lieu de la régularité, de l’unité voire du groove, comme en témoigne « En abyme », dédié à l’interprète. Certes, le terme de « groove » peut paraître saugrenu appliqué aux six œuvres ici présentées. Pourtant, la pièce qu’endosse Nicolas Horvath éteint tout soupçon de provocation dans l’emploi de ce sème. En effet, après avoir installé un balancement ternaire, le compositeur joue sur l’irrégularité des arpèges de trois notes, parfois étendus à quatre, parfois brisés dès la deuxième note. La capacité du pianiste à adapter le toucher à la partition se risque parfois à offrir une couleur jazzy à la partition aussi bien en impulsant des notes quasi sforzando qu’en aspirant presque d’autres notes à peine le marteau ayant frappé la corde. L’espace prend ainsi ses trois dimensions 

  • le lieu (la partition),
  • le temps (l’exécution) et
  • la profondeur (que révèlent les variations d’intensité sonore).

La « Ballade » qui clôt cet opus de la collection minimaliste animée par Nicolas Horvath, s’ouvre aux accords et creuse une veine jusqu’alors non explorée : celle de la dissonance protéiforme. L’énigmaticité de ces propositions sonores, concentrées dans le registre médium-aigu, associe

  • simplicité,
  • rugosité,
  • répétitivité et
  • irrégularités,

renvoyant l’auditeur à l’étrangeté d’une musique à la fois rapide à cerner (Melaine Dalibert énonce d’entrée les ingrédients de ses œuvres qu’il ne modifiera pas chemin faisant) et farouchement imprévisible (toute régularité d’énonciation étant appelée à être déréglée à la fois régulièrement et irrégulièrement). Dans ce battement entre évidence et écarts, douceur et cahots, certitudes et surprises, se concentre la poétique du compositeur – une poétique

  • de la lisière (entre son et silences),
  • du fragment (entre unité partielle et élément d’un ensemble) et
  • de l’espace (entre concrétisation d’un possible et évocation, in absentia, de ce qui n’est pas, pourrait être, n’est plus ou ne sera jamais).

 

En ouverture

Le présent enregistrement de Nicolas Horvath met en lumière la musique du tourment paisible, de la douceur insatisfaite et de la sérénité impossible qui caractérise Melaine Dalibert. Chez ce compositeur, la tension n’est pas explosive. Jamais. Elle est intériorisée

comme si au bout, tout au bout
à la pointe de nos fictions
toupies fouettées
volutes
il n’y avait plus de gouffre[4]

 

mais le constat doux-amer de l’infinie finitude humaine.
Le résultat pourrait se résumer à un joli détour nous ramenant inévitablement à la mélancolie la plus piètre, à la désespérance la plus tiède et au taedium vitae le plus mollement plombant. Par chance, la musique de Melaine Dalibert rend élégants et presque fascinants nos émois, id sunt ceux des « colombes effarées de [nos] âmes » perdues « dans la salle d’attente du monde »[5]. Pour cela aussi, grâces soient rendues à ses oscillations minimalistes !


  1. Denise Desautels, L’Angle noir de la joie [2011], Gallimard, « Poésie », 2022, pp. 51-52.
  2. Ibid., p. 124.
  3. Denise Desautels, « D’où surgit parfois un bras d’horizon », in : L’Angle noir de la joie…, op. cit., p. 230.
  4. Denise Desautels, L’Angle noir de la joie, op. cit., p. 40.
  5. Aksinia Mihaylova, Ciel à perdre [2014], trad. Aksinia Mkhaylova et Dostena Lavergne, Gallimard, « Poésie », 2021, p. 31.