Nora Gubisch (1/3) : il était une voix
Avant de devenir un monstre hénaurme, c’était un projet simple comme une gorgée de limoncello, une de ces propositions faussement neutres d’attaché de presse : “Seriez-vous intéressé à l’idée de rencontrer Nora Gubisch ?” À quoi je fis une réponse faussement neutre de pseudocritique revenu de tout : “No… Nora Gubisch ? Mais… mais carrément !” (Bon, à l’époque, j’étais pas revenu de tout, mais peut-être essayais-je déjà, naïvement, d’aller quelque part. Depuis, j’ai aussi renoncé à ça, donc bref.) La rencontre se fit le 3 mai 2018. Le 8 mai, la restitution fut envoyée, selon notre protocole qui permet aux interviouvés de relire leurs propos afin d’associer la spontanéité de l’échange oral et la précision du propos vérifié. Aussitôt, notre grande mezzo nationale entreprit d’annoter les 90 000 signes issus de l’échange… puis la vie d’artiste lyrique internationale reporta le projet de synthèse, indispensable à la mise en ligne. À la mi-février 2019, un créneau nous permit de remettre le projet sur l’établi.
Let’s summarize: voici la première partie de cet entretien-fleuve – amendée, précisée et pourvue des points d’exclamation dont la chanteuse tient à rythmer son discours pour mieux rendre compte de sa spontanéité. A minima, le lecteur attentif entendra ainsi poindre la fougue de la dame à chaque occurrence du “i” en verlan. Au programme : quelques éclairages sur la construction d’une voix, la formation d’une chanteuse et les motivations d’une artiste. Suivront, toujours habités par la personnalité bondissante de la tornade Gubisch, une deuxième partie sur le métier de cantatrice et une troisième, en cours de remix au moment où nous publions ces lignes, sur la vraie vie d’une musicienne plongée dans l’étrange monde des collègues, des décideurs, des critiques, des gens, des impossibles et des espérances, qui n’est pas l’apanage des seuls ploucs que nous sommes puisqu’il alterque aussi, à sa façon, les plus éminentes mezzo françaises.
(Non, cette dernière phrase n’a aucun sens, mais quel swing, nom d’un verre de rosé, quel swing !)
Entretien avec Nora Gubisch 1/3
Il était une voix : l’art d’être artiste
Nora Gubisch, vous avez construit votre parcours de cantatrice en vous appuyant sur deux piliers qui constituent, désormais, votre patte : d’une part, une technique que vous présentez comme un outil indispensable pour vous mettre « au service de ce que le compositeur a voulu exprimer » ; d’autre part, un sens de l’incarnation scénique qui fait l’admiration de tous. Commençons donc par le commencement. Qu’est-ce qui vous a poussé, un jour, à apprivoiser, développer et sublimer ce « truc » que les humains ont tous en commun – la voix ?
Je ne me suis évidemment pas posé la question de la sorte… ou d’aucune sorte, peut-être. Aujourd’hui, mes parents me disent que j’ai toujours voulu faire du chant ou, en tout cas, que l’envie de m’exprimer par la voix chantée a toujours été présente. D’ailleurs, j’ai pour témoin un petit enregistrement sur cassette réalisé quand j’avais cinq, six ans suite au choc d’avoir écouté Stimmung de Stockhausen, que j’appelais “les voix” et que je réclamais toujours à écouter, ainsi que “le petit disque rouge”. C’était un disque d’Irmgard Seefried, qui chantait “Auf dem wasser zu sigeng” [Chanter sur l’eau] de Schubert.
Vos parents sont musiciens…
… mais pas chanteurs. Ce sont des instrumentistes, pianistes et musicologues. Ma mère est une digne descendante du pianiste Ricardo Viñes. Mon père est professeur de musique et passionné d’opéra. C’était un assidu du Festival de Bayreuth. Comme je réclamais tout le temps de faire du chant, mes parents m’ont inscrite à la Maîtrise de Radio-France. Pourtant, je ne voulais pas du tout être choriste. La preuve : deux événements ont peut-être décidé de mon destin ! Deux films, en fait. Le premier, ç’a été La Traviata [1983] de Franco Zeffirelli, avec Teresa Stratas et Placido Domingo dirigés par James Levine. Je l’ai vu à dix ans. Quel choc !
[Voir Diana Damrau interrogée par Vincent Agrech, in Diapason n°677, mars 2019, p. 146 : “Mes premiers émerveillements de petite fille : le film de Zeffirelli avec Teresa Stratas à la télévision. J’avais onze ou douze ans. Tout a commencé pour moi avec ce choc initial. J’ai demandé à mes parents de m’offrir des disque d’opéra.”]
Le second choc, ç’a été le fameux Parsifal [1982] de Hans-Jürgen Syberberg, avec Yvonne Minton en Kundry. Armin Jordan dirigeait et jouait le rôle d’Amfortas. C’était un film fascinant, où les acteurs évoluent sur le masque mortuaire de Wagner. Je l’ai regardé sans broncher ! Brusquement, ces deux films ont commué une envie en évidence. Je me regardais dans la glace ; j’étais devenue complètement Narcisse – bon, passons, vous n’êtes pas obligé de raconter ça… Aussitôt, j’ai exigé la cassette de ces versions, et je les réécoutais en boucle. Je me regardais pleurer, chantant sur Traviata – alors que, bien entendu, jamais une mezzo ne chantera Traviata, rôle de soprano très aigu. Ces émotions absolument insensées que j’avais ressenties avaient changé mon destin : ma vie serait sur scène à incarner des personnages par la voix.
Rien qu’en voyant deux films ?
En quelque sorte, oui. Mais, du coup, dans mon projet, n’entrait pas du tout en ligne de compte l’idée que je devrai me forger une technique de dingue. L’idée était juste : c’est ça, ce rêve, cette évidence, que je veux vivre.
« La vie avant, la vie après »
Quand avez-vous vraiment entrepris de travailler votre technique vocale ?
Beaucoup plus tard. Après que j’avais commencé ma carrière, presque ! Au début, chanter était presque naturel, pour moi. Bien sûr, je travaillais ; cependant, il m’a fallu du temps avant de comprendre – ou plutôt de sentir – que la technique était nécessaire. Par exemple, au début, je devais faire des vocalises. Toutes mes premières années de chant, je m’y astreignais, bien obligée, sans comprendre pourquoi. On exigeait : « Fais ça pour te chauffer », je le faisais. Mais la nécessité du truc m’échappait. Je peux l’avouer aujourd’hui, mes premiers concerts, je les donnais sans être chauffée le moins du monde… et tout allait bien ! En réalité, c’est comme quand on vous dit : « C’est génial pour la santé de faire du footing. » Vous répondez : « Ah oui, peut-être. » Puis, tant que vous n’en avez pas éprouvé la nécessité et le besoin physique, vous ne vous y astreignez pas ; une fois la chose admise et ressentie par le corps, vous devenez addict.
Qu’est-ce qui vous a converti à la nécessité de la technique vocale ?
Des gens extraordinaires. J’ai commencé avec Jacqueline Gironde, une femme géniale, qui insistait plus sur le plaisir et le côté ludique de la technique. Quand j’ai tourné la page Maîtrise de Radio-France, que ma voix s’était reposée et que j’ai eu dix-huit ans, j’ai voulu reprendre le chant avec elle. C’était une ancienne maîtrisienne, elle aussi, et une collègue de ma mère puisqu’elles bossaient dans le même conservatoire. Elle était hyper sympa et, comme on s’entendait très bien, je me suis dit : « Essaye avec elle, qu’est-ce que t’as à perdre ? » Aussitôt, j’ai fait d’énormes progrès. À chaque cours, je m’améliorais. Pourtant, je ne travaillais pas à la maison ! Elle me donnait un morceau, je le montais, elle me corrigeait au cours suivant ; et, de cours en cours, je progressais. J’avais la sensation que c’était sans rien faire. Et puis je suis entrée au Conservatoire de Paris, très vite, à vingt ans.
Comme ça, par magie ? C’était déjà un premier aboutissement…
Ah, non, j’étais plutôt désespérée. Je voulais pas quitter ma prof ! J’étais rentrée comme pour voir, en fait. Elle m’avait dit : « Teste. » Et moi, j’avais pensé : « Impossible, je ne serai jamais prise ! Et puis c’est pas mon truc, le CNSM… » Mon cœur était encore avec le piano.
Vous vouliez devenir pianiste ?
Pas une seconde ! Mais, étudiant avec Catherine Collard, j’étais doublement dans le milieu des instrumentistes, à travailler la Fantaisie de Schumann ou L’Île joyeuse. Je n’avais pas du tout envie de côtoyer des chanteurs avec chapeau et écharpe blanche. Ils se prenaient pour des grands alors qu’ils n’en étaient encore qu’aux balbutiements !
Hélas, vous avez réussi le concours.
Non, pas hélas, car le courant est formidablement bien passé avec Christiane Eda-Pierre. C’est une femme enthousiaste et généreuse, qui me donne aujourd’hui un regret : l’avoir rencontrée beaucoup trop tôt. Du coup, je n’ai pas pu profiter de tout ce qu’elle m’apportait techniquement car je n’étais pas encore dans cette problématique. En revanche, elle m’a appris à chanter sans tension, ce qui est loin d’être négligeable ; et j’ai eu mon Premier prix à vingt-quatre ans.
Est-ce alors que vous commencez à travailler avec feue Vera Rózsa, qui a été si importante pour vous ?
Oui. Pour moi, il y a la vie avant elle et la vie après. Cette prof hongroise, basée à Londres, a été déterminante dans ma carrière. Elle a changé ma vie et ma vision. Elle a donné un sens à mes vocalises. Elle m’a montré qu’il fallait faire des choses pour chanter. Par contraste, je me souviens d’un cours au conservatoire… Ces cours, c’étaient des séances plus ou moins publiques. On s’écoutait les uns les autres. Un jour, un camarade intervient pour signaler que je ne sais pas où sont mes passages. Aussitôt, Christiane Eda-Pierre, qui m’avait parfaitement comprise, mieux que moi sans doute, rétorque : « Mais veux-tu te taire ! Quelle chance elle a ! »
« Je me sens comme une athlète »
Vous n’éprouviez pas le stress du changement de registre…
Non. Maintenant, je le sens davantage. Quand je passe d’un fa dièse à un sol, par exemple, je me rends compte que je passe dans une autre zone. Mais c’est aussi parce que, désormais, je m’aventure dans des zones beaucoup plus aiguës qu’avant. Avant, quand on me disait que je mixais, ou qu’il aurait fallu mixer, ou quand on me demandait si je mixais, je répondais invariablement : « Je ne sais pas, je chante ! » Avec Vera, tout change. J’ai aussi découvert son principe-clef : ne jamais pousser. Plus tu pousses, moins tu as de projection. Cet aspect technique qu’elle m’a apporté m’a accompagné longtemps dans ma carrière. Plus tard, j’ai ainsi pu aborder un autre répertoire avec des œuvres… je n’aime pas dire « beaucoup plus exigeantes » car ça ne veut rien dire ! Mais je pense au Château de Barbe-Bleue que je vais refaire incessamment [entretien réalisé avant la reprise à la Monnaie en 2018].
Techniquement, c’est une œuvre particulière ?
En l’abordant, je me sens comme une athlète. Il y a à peine une dizaine d’années que j’ai découvert cette vérité : un chanteur, c’est un sportif. Et, plus récemment encore, je suis allée plus loin. Jadis, quand je ne chantais pas lors des festivals d’été, je prenais plaisir à ne pas travailler ma voix pendant deux mois. Après, ma voix était mille fois mieux qu’avant. Mais ça, ça n’a qu’un temps. Arrive un moment, dans votre vie, où, après trois jours sans avoir chanté, vous le sentez. C’est déstabilisant et surtout paniquant.
Parce que vous vous déprenez de l’insouciance qui vous a si souvent guidée ?
Vous voulez la vérité ? Aucune chanteuse qui fait carrière n’est insouciante longtemps. Un exemple ? À mes débuts, quand je prenais une partition et que je la déchiffrais, je me disais : « Si y a un truc qui va pas, c’est qu’elle n’est pas pour moi. » Il m’a fallu du temps pour accepter l’idée que, non, foin de prétention inconsciente : oui, beaucoup de rôles ne sont pas pour moi MAIS peut-être que, si quelque chose ne coule pas de source tout de suite, ça veut juste dire que je dois travailler et m’entraîner comme un sportif pour chanter ce qui est écrit et découvrir que ce rôle est bien évidemment pour moi.
D’ailleurs, vous insistez dans un entretien [voir infra] sur l’importance de « suivre exactement ce que le compositeur a écrit », expliquant que, « quand on fait ça, ça roule ». Avez-vous l’impression que cette rigueur n’est pas la qualité la plus recherchée sur les scènes opératiques actuelles ?
Hum, je ne peux pas répondre pour les autres ! Peut-être que cela a pu me faire défaut. C’est comme le fait d’être pianiste, donc d’avoir toujours conscience de ce qui se passe autour et au-dessous de vous. Pour être claire, je pense que, quand on est chanteur, c’est plus simple de chanter en se bouchant les oreilles, que l’orchestre soit décalé, sublime, puissant. Pour être tranquille, vous n’avez qu’à faire votre truc ; et moins vous avez conscience des autres, plus c’est facile de le faire, ce « truc ». Plus vous restez dans votre bulle, dans votre tunnel, dans votre logique de machine à produire du son, plus vous vous engoncez dans une logique mélodique [je chante ce que j’ai à chanter] et non harmonique [en chantant, j’écoute l’orchestre et les autres solistes], ainsi que le font beaucoup de chanteurs, plus c’est simple. Donc je ne jette la pierre à personne : c’est logique et bien pensé.
Parce qu’un peu d’égoïsme sur scène, ça facilite le boulot ?
Oui, je crois. Et mon alter ego Alain Altinoglu me l’a dit parfois : « Arrête de t’occuper de ce qu’il y a en dessous. Sois moins musicienne. Oublie que tu es instrumentiste. Suis ton cap ! »
Avez-vous suivi son conseil ?
Non et oui. Non car, fondamentalement, ça m’est impossible. Cependant, oui aussi car je me suis chanteurisée.
Vous vous êtes…
Chanteurisée, je persiste ! J’ai toujours autant le respect de la partition mais, plutôt que de m’escrimer à produire des hyper « U » ou des hyper « I » sur des notes très aiguës, je les transforme. Ça y est, ça, je sais le faire depuis quelques années seulement. Vous imaginez ? J’ai quarante-sept ans, j’ai commencé ma carrière à vingt-quatre… J’ai lutté longtemps pour produire les voyelles et les mots les plus vrais possibles en toute circonstance. Maintenant, j’ai compris que, sporadiquement, il est plus musical d’être raisonnable que d’être obstiné déraisonnablement. « Pardon ? Je n’ai pas fait un U qui sonne complètement comme un U ? Eh bien, je vous le promets, et je me le promets aussi, la Terre continuera de tourner. Même la Terre du compositeur et de ce qu’il a voulu ! »
« Je ne suis pas contre un peu de chamallow »
Donc, depuis quelque temps, vous souffrez moins.
Oh, là où je souffre vraiment, c’est quand on fait des opéras en binôme. Par exemple, pour Le Château de Barbe-Bleue, on est deux en scène pendant une heure. Si, face à moi, le collègue ne pense qu’au « son pour le son », oubliant la dimension déclamatoire et dialoguée de l’œuvre, s’il se contente de chanter son texte de son côté, ça, ce serait horrible. Si je devais affronter ça, ou la même chose pour don José dans Carmen, je pourrais bouillir et jeter la pierre sur le collègue, parce que l’émotion n’est jamais aussi grande que quand quelqu’un nous happe par son texte et son incarnation. Parfois, on sort d’une soirée d’opéra au cours de laquelle on n’a entendu que du son, mais du son sublime. Eh bien, je peux saluer une performance de haute voltige tout en regrettant avoir manqué de l’essentiel qu’est l’émotion. Qu’importe qu’il y ait çà et là un peu de chamallow dans le texte dès lors que ce chamallow est incarné !
Paradoxalement, vous soulignez ainsi le fait que l’exigence est un vain mot tant que l’on n’a pas précisé ses critères et, donc, ses priorités…
… et tant que l’on ne se l’applique pas à soi-même. Or, croyez-moi, j’ai tellement d’exigence envers moi que je suis rarement contente de ce que j’ai fait. En sortant de scène, je pense presque toujours : « Ah, ça, t’aurais pu le faire mieux », etc. Du coup, ce que je m’applique à moi, je l’applique aussi aux autres. Alors, imaginez mon bonheur quand je suis pleinement satisfaite.
Ça vous arrive quand même ?
Oui. Sauf que, plus ça va, plus… comment dire ? Je ne sais pas si je mets la barre plus haut, ou si… Non, je ne sais pas analyser ce que je ressens. À chaque fois qu’elle me voit en sortie de scène, ma mère me lance : « Bon, ben, je te demande pas si tu es contente ! » Il est vrai que rares sont les fois où je sors en étant contente. Elles existent, attention ! mais elles sont rares, parce que cela voudrait dire que j’estime avoir été au top de A à Z. Il suffit qu’il y ait une p’tite imperfection pour que je me focalise dessus.
Une question de caractère ?
Une question de phases de vie, plutôt. Je crois que, dans la vie, il y a des moments où l’on sait faire la part des choses, et d’autres où l’on est plus besogneux, et où l’on s’irrite en repensant à tel son qui aurait pu être plus comme ceci ou comme cela, ou à tel décalage avec l’orchestre… alors que, heureusement, le reste, tout le reste, ce que l’on a réussi, ça compte aussi ! Vous le savez, et néanmoins…
Par chance, cette exigence à votre égard vous permet de renouveler sans cesse votre champ d’intervention. Alors que certains auraient pu, malgré vous, vous cataloguer comme une mezzo verdienne, voilà que vous redonnez toute sa place à votre dilection pour le répertoire wagnérien…
En fait, Waltraute, dans le Götterdämmerung, je l’avais déjà chanté. De même, j’ai déjà chanté Brangäne, que je reprends en 2019 au Théâtre de la Monnaie. Pire : le récit de Waltraute, c’est un morceau de bravoure que je travaillais au conservatoire. Autant dire que ce grand moment a maturé avant que je le chante sur scène, enfin, peu après la naissance de mon fils, en 2006, sous la régie de Bob Wilson et la direction de Christoph Eschenbach au Châtelet en alternance avec Mihoko Fujimura.
« Je me sens sans étiquette »
Vous avez beau dire que vous n’êtes pas une mezzo verdienne…
Inutile d’insister, je ne suis pas une mezzo verdienne ! Je pense pouvoir chanter Amneris avec une incarnation particulière. En effet, il y a l’écriture et le personnage. Or, ce personnage est très déclamatoire, pas du tout dans « le son pour le son ». Certains peuvent être surpris, s’ils attendent une Amneris médiane, qui ressemble à ce qu’ils ont dans l’oreille, avec les tromblons de décibels coutumiers, mais je chante mon Amneris, avec mes qualités propres, qui ne correspondent peut-être pas aux attentes de certains [allusion aux imprécations de Didier Van Moere] !
En dépit de vos circonvolutions, on subodore que Wagner vous sauve de Verdi…
Certainement pas. Songez que je suis tombée dans Wagner toute petite. C’est vraiment ma musique. Je m’y sens un peu comme dans mon bain.
Verdi aussi, vous êtes « tombée dedans » toute petite !
Oui, à cause de Traviata, et je trouve sa musique sublime aussi. Du coup, je n’ai pas l’impression de faire de grand écart en revenant à Wagner. Je crois à l’idée de continuité. Avec cette première Waltraute à Vienne, je poursuis les choses ; et mon interprétation évolue. Quand je chante le rôle de Waltraute douze ans après l’avoir étrenné sur scène, je ne le chante pas de la même façon.
En quel sens ?
Eh bien, ma voix prend du corps. Elle gagne en aisance. Ma technique progresse. Et, en tant qu’artiste, je sais davantage où je vais.
Votre logique intérieure est-elle perceptible par les programmateurs et par vos nombreux admirateurs ?
Peut-être que certains sont déroutés, avec moi. Il doit être difficile de me mettre dans une catégorie. Suis-je une mezzo rossinienne ? J’ai chanté du Rossini. Verdienne ? Wagnérienne ? Typiquement française, entre Charlotte « de Werther », Thérèse de Massenet… et bien sûr Carmen ? Quand vous pensez que j’ai aussi chanté L’Orfeo de Monterverdi, et de la musique contemporaine parce que j’ai créé Salammbô de Philippe Fénelon (1998), au fond, c’est quoi, Nora Gubisch ?
Quelle est votre réponse ?
Je me sens sans étiquette. Je sais ce que je peux chanter et ce que je ne peux pas chanter. Pour moi, c’est très, très clair. Peut-être pas pour les autres, surtout les directeurs de théâtre. Ils s’inquiètent : « Elle chante Waltraute, mais chante-t-elle Ortrud ? » Ben, pas du tout. Ortrud, en réalité, c’est un rôle de soprano. « Oui, mais elle a le tempérament d’une magnifique Ortrud ! » C’est un joli compliment, et je crois qu’il est fondé. Seul problème : je n’ai pas l’aisance exigée par certains passages, sachant qu’Ortrud est une soprane !
Donc, vous êtes ouverte à toute proposition musicale, mais votre réponse la plus fréquente est : « Euh, non merci » ? Même pour Ortrud ?
J’adorrrrerrrais chanter ce rôle ! Ce personnage est juste sublime ! Sauf que sa tessiture est extrêmement aiguë. C’est une soprano avec un caractère noir, donc une couleur un peu sombre. Pas une mezzo avec de bons aigus. Donc ce n’est pas un rôle pour moi. Plus largement, il est arrivé souvent que l’on me propose des prises de rôle. Flattée, j’ouvrais la partition, je la regardais studieusement… et je devais renoncer.
« Le rôle doit rentrer dans mon corps »
Bizarrement, vous martelez que vous n’êtes pas soprane, et vous chantez la Judith de Bartók.
Oh, je sais que plein de « vraies sopranes » chantent ce rôle.
Parce que c’est aigu…
Quelle découverte ! Sauf que, dès que c’est aigu, juste derrière, il y a du grave. En d’autres termes, ça, je peux. Ne cherchez pas : mes rôles, mes capacités, c’est à la fois très simple et très compliqué. Moi, je sais ! Mais je comprends qu’il n’y ait pas de logique pour vous et que, chantant Judith, je devrais pouvoir chanter Ortrud.
Par exemple.
Eh bien non.
Votre côté pragmatique ne se cantonne pas à votre choix – donc à votre refus – de rôles. Il ressort aussi dans votre description du métier. Vous avez déclaré : « Quand j’apprends un rôle, je suis une repasseuse qui s’attaque à une chemise bien froissée. »
Ah bon ? J’ai dit ça ?
En tout cas, vous êtes censée l’avoir dit. Alors, soyons concrets : pouvez-vous nous donner une idée sur les différentes étapes qui président à l’apprentissage d’un rôle, une fois que l’intraitable Nora Gubisch l’a accepté ?
C’est difficile de vous proposer une réponse générale. Certaines choses sont signées quatre, cinq ans avant la production. Quand il s’agit de rôles que vous avez déjà chantés, sur le coup, vous vous dites : « Pfff, ça, c’est bon. » Puis : « Mais, dans cinq ans, est-ce que ce sera toujours bon ? » Donc, pour reprendre cette parabole dont je ne me souviens pas, je dirais que, la chemise, on la défroisse à chaque fois, en fait!
Même quand vous reprenez Le Château de Barbe-Bleue ?
Bien sûr ! Ça fait six mois que je ne l’ai pas chanté. On pourrait penser : « Oh, elle l’a chanté en octobre 2017. Pour juin 2018, c’est tranquille ! » En vérité, comme un sportif, il faut se remettre en condition. Peut-être que tu as déjà couru un marathon ; mais peut-être que, cette fois-ci, le terrain sera inégal, vallonné, plus compliqué, et que tu vas déguster. Voilà, c’est exactement pareil.
On change donc de sport, du repassage à l’athlétisme…
C’est cela que je visualise. Peut-être parce que je suis devenue une sportive. Et Barbe-Bleue, c’est ça, ce que ça m’évoque : un terrain génial mais très accidenté. À chaque fois, il faut se remettre en jambes. Vous ne serez pas étonné, après que l’on a parlé d’incarnation : le rôle doit, systématiquement, rentrer dans votre corps.
Pouvez-vous nous donner une idée concrète de ce que cette remise en jambes signifie ?
Un, je me dégourdis les jambes, donc je vérifie la mémoire. Deux, je fais du fractionné, donc je m’occupe des rendez-vous techniques. Trois, je fais du travail spécifique, donc je décline les passages techniques sous forme de vocalises : par exemple, pour retrouver de l’aisance sur une quinte, on va passer de demi-ton en demi-ton d’une tierce à une quinte. C’est un moment où on re-cisèle les passages-clefs. On isole des petits passages. Pour un auditeur extérieur, ça ne ressemble plus à rien, mais c’est essentiel. Quatre, je fais plutôt du foncier, c’est-à-dire que je vois, sur la durée, si je tiens et ce qui, éventuellement, me manque. Cinq, je me focalise sur mon but, donc me recentre sur le personnage. Et six… ben six, c’est Bartók. Un puits sans fonds. Ce matin, j’ai fait une séance avec un pianiste ; et, sur un passage, je me disais : « Ça, j’ai envie de le faire différemment qu’il y a six mois. » On a réfléchi pour savoir pourquoi. Sans doute est-ce dû à mon souci de l’accompagnement : ça n’a aucun sens de chanter Bartók si on n’a pas conscience de ce qui se passe en dessous. Les couleurs de la voix sont irisées par l’accord qui l’accompagne. Vous avez entendu ces dissonances magnifiques ? Vous connaissez la partition ?
Un chouïa moins que vous…
La mélodie chantée est parfois complètement à côté de l’harmonie, c’en est sidérant ! Pourtant, le résultat, imbriquant soliste et orchestre, est d’une sensualité dingue.
« Imaginez le non-dit du mot étoilé »
Vous voilà redevenue musicienne, voire musicologue, vous qui prétendiez vous êtes chanteurisée !
Mais pas du tout ! Quelle importance, que l’on parle de quinte diminuée ou de septième de dominante ? L’analyser, la nommer, cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est d’entendre ce qui se passe car, nous, on chante encore autre chose, souvent l’une des notes qui furète dans l’harmonie mais pas la plus évidente. Dramaturgiquement, le savoir, le sentir, l’avoir appris, c’est capital.
En prime, pour ne rien simplifier, vous chantez en hongrois.
Oui, alors que je ne parle hongrois que grâce à la phonétique…. donc je ne le parle pas !
C’est un point important, puisque l’on parle de technique. En effet, vous revendiquez votre métissage germano-sudaméricano-catalan : comme en écho à cette identité multiple, vous avez notamment chanté en français, en italien, en hongrois, en allemand, mais aussi en auvergnat ou en sarde dans les Folk Songs de Berio. Je vais être accusateur : vous n’êtes probablement pas bilingue dans chacun de ces idiomes. Comment habite-t-on un texte dont la langue, parfois, vous échappe pour partie ?
Pas « pour partie » : parfois, la langue m’est totalement hermétique. Concrètement, pour chaque langue des Folk Songs, j’ai fait des recherches très poussées. Pour reprendre un des cas que vous citez, comme je devais chanter en auvergnat, j’ai appelé la Maison de l’Auvergne pour contacter des Auvergnats en Auvergne. C’était passionnant et drôle. J’ai fait des séances par téléphone. Je demandais à mes interlocuteurs de chanter dans leur combiné. Pour d’autres langues, j’ai écrit un statut Facebook. Cela m’a notamment permis de rencontrer une Azéri géniale. À chaque fois, j’ai tenu à ne pas travailler avec des gens qui parlent la langue, mais avec des gens dont la langue que je chantais était la langue maternelle ; et je ne vous cache pas que cette rigueur indispensable prend des heures et des heures.
Le Château de Barbe-Bleue n’a pas dû échapper à cette exigence…
Carrément pas ! Pour le travailler, j’ai fait appel à une Hongroise qui n’est pas du tout dans la musique. C’était une collègue de mon père, une prof. On me proposait tous les coachs de hongrois possibles et imaginables ; mais, moi, j’avais trouvé une femme sans pitié. Mon statut d’artiste lyrique internationale, comme vous dites, ou juste mon travail particulier de chanteuse ? Elle s’en moquait ! Dès que nécessaire, elle me corrigeait : « Ce o, c’est un o, pas un au ! » Au bout d’un moment, j’essayais de lui expliquer : « C’est parce que je suis sur un sol dièse aigu ! » Pardon d’être vulgaire comme un premier ministre : elle n’en avait rien à cirer. Elle était impitoyable. C’était formidable !
Agaçant aussi, j’imagine.
Mais non ! Grâce à des gens comme elle, j’ai pu faire miennes ces œuvres. J’ai pris le rythme de la langue, ses inflexions indispensables. Par exemple, la langue hongroise impose souvent un accent tonique sur les premières syllabes, à tel point que certaines croches égales deviennent des double croche-croche pointée car cette structure est plus hongroise. Une scansion régulière serait ridicule. Donc je travaille à rendre le sens. Cela dit, je veux bien le reconnaître : quelle frustration pour moi qui ai un tel plaisir à incarner les mots ! Rien ne vaut le plaisir, proprement jubilatoire, de chanter dans sa langue. Là, au moins, vous comprenez l’incompréhensible, le non-dit.
Un non-dit que vous dites !
Mais voyons, dire, c’est non-dire. Imaginez le non-dit du mot « étoilé »… Imaginez la lumière, l’odeur des mots ! On s’en rend peu compte, puisque c’est notre langue. Pourtant, un mot n’est jamais juste un mot. C’est cela dont j’essaye de m’imprégner au maximum quand je chante dans des langues qui ne sont pas les miennes.
« Je veux faire advenir l’impossible »
Ce souci est d’autant plus important que vous avez déclaré : « Notre travail, ce n’est pas seulement celui d’interprète, c’est celui d’incarnateur. » Au-delà de la technique, sauriez-vous expliquer pourquoi Eva Maria Westbroek est Lady Macbeth, Torsten Kerl Siegfried ou Nora Gubisch Amneris ?
Vous évoquez un moment où l’on se met en état de transe. C’est compliqué à expliquer, mais je suis sûre que tout musicien connaît cela. À un moment, vous faites tellement corps avec Bach, par exemple, ou avec l’instrument, ou avec le tout. Vous êtes l’instrument, l’instrument est vous, et la communion se cristallise autour de la partition. Pour les chanteurs, c’est le même principe. Il faut atteindre un lâcher-prise maîtrisé. Par exemple, quand j’ai fait mes débuts à Vienne, il n’y avait pas de vraie répétition. C’était une simple reprise. Donc, quand vous arrivez, vous répétez trois jours avec le piano. On vous explique la mise en scène. Le chef est là quelques minutes, deux fois. Sur scène, vous n’avez qu’une répétition, et toujours avec le seul piano ; et c’est tout. Rendez-vous à la fin du premier acte [troisième scène] où vous avez votre scène, avec l’orchestre et, à peine plus loin, le public. Honnêtement, pour moi, c’était un moment très, très spécial. J’avais l’impression d’entrer dans la fosse aux lions. Or, à ce moment, presque de manière chamanique, je me suis sentie comme un taureau prêt à entrer dans l’arène, mais pas pour se faire tuer… alors que ce n’était pas mon projet initial !
Comment ça ?
Vu le peu de répétitions, j’avais un objectif : assurer vocalement ma prestation. Je voulais me concentrer sur ce projet. J’étais convaincue que ce n’était pas le moment d’essayer de faire de la magie. Arriver dans une production inconnue, c’est une autre forme du métier. Une forme hyperexcitante, elle aussi, mais très différente de celle où vous avez le temps de vous imprégner d’une nouvelle production.
Ce défi était-il inédit, pour vous ?
Je n’ai jamais été en troupe. Ça m’est arrivé de chanter Carmen sans répéter autrement qu’avec le piano. C’est très spécial, surtout pour quelqu’un comme moi qui est mortellement désespérée dès qu’il y a un micro-décalage. Or, sans répétition dans des conditions réelles, c’est la fête au décalage ! Donc, à Vienne, je me dis : « Assure, ma cocotte. Pour la magie, tu repasseras. » Pour ma première entrée, je suis en coulisses. Je chante : « Brünnhilde! Schwester! Schläfst oder wachst du? [Brünnhilde ! Ma sœur ! Veilles-tu ?] » S’ensuivent quelques systèmes afin que j’aille en fond scène et que je fasse ma vraie entrée devant le public. Et là, dès ma première entrée, j’étais comme un fauve. Comme un sportif avant sa finale. Quand la petite porte s’ouvrait, je devais traverser un bosquet. Peu m’importait : dès que la porte s’est ouverte, j’ai senti que la grâce – nommez cet éblouissement comme vous voulez – arrivait sur moi et m’embrasait. J’étais là, sur scène, à Vienne, devant le public, et c’était mon moment. J’étais à la fois le taureau et le félin ; et c’était idéal pour mon personnage, qui doit tout faire pour convaincre Brünnhilde de rendre l’anneau dans le Rhin (« Den Rheintöchtern gib ihn zurück! [Qu’il retourne dans les flots à l’instant !] »). Du coup, je n’étais plus du tout dans mon projet hiératique de : « Vas-y, Nora, assure ta prestation… » J’étais devenue Walkyrie à l’extrême. J’étais Waltraute. Après un coup comme ça, comment voulez-vous que je vous explique l’incarnation ? Ce soir-là, c’était imprévu ; et c’est advenu.
Parce que vous aviez prévu que ça n’adviendrait pas ?
Peut-être. Peut-être que j’avais tellement prévu que ce ne serait pas « le jour où »… Peut-être que je redoutais tellement de donner une prestation planplan… Peut-être que, du coup, j’ai ouvert les vannes encore plus afin d’avoir accès, de manière un peu divine – non, pas divine du tout, disons : transcendantale –, à un état chamanique ou de transe qui vous permet de faire advenir l’impossible sans, et c’est absolument indispensable, vous y perdre.
Réserver pour le prochain concert de Nora Gubisch et Alain Altinoglu à Paris : c’est ici… mais vite, c’est quasi complet !