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De gauche à droite : Hanna Schaer, Marion Tassou, Jean-Sébastien Bou, Frédéric Antoun, Sabine Devieilhe, Paul Gay, Élodie Méchain, Roxane Chalard et Antoine Normand. Photo : Josée Novicz.

De gauche à droite : Hanna Schaer, Marion Tassou, Jean-Sébastien Bou, Frédéric Antoun, Sabine Devieilhe, Paul Gay, Élodie Méchain, Roxane Chalard et Antoine Normand. Photo : Josée Novicz.

Elle aime un homme. Il aime une déesse. Lakmé, ce succès de l’opéra qui conte fleurette à l’opérette, sévit de nouveau à Paris. Impressions de la première.
L’histoire : cachée par son père, le brahmane maudit Nilakantha (Paul Gay), Lakmé (Sabine Delvieilhe) est censée être une déesse. Or, un jour, Gérald (Frédéric Antoun), un soldat anglais, accompagné de son meilleur pote Frédéric (Jean-Sébastien Bou) et de sa fiancée Ellen (elle-même affublée de sa sœur Rose – Roxane Chalard – et de sa gouvernante, mistress Bentson, jouée par Hanna Schaer), se glisse dans leur chez-eux. Il séduit Lakmé, ce qui rend furibard le paternel, surtout parce que la vierge est la base de son business religieux. Fin de l’acte I et repos des spectateurs. La vengeance de Nilakantha consiste à retrouver le fautif en faisant chanter sa fille sur le marché, puis à poignarder collectivement le bâtard. Celui-ci est alors rapatrié dans une cabane discrète dans la forêt car il a été mal poignardé. Fin de l’acte II. Lakmé propose à son chouchou, qu’elle a sauvé grâce à son opportune science des plantes, de boire un philtre d’amour éternel. Il accepte ; mais, quand elle revient, elle le surprend en train de préparer sa fuite pour la nouvelle campagne militaire de l’Angleterre. Elle s’empoisonne donc en boustifaillant une fleur, et confie son mec au pire ennemi qu’il puisse avoir : Nilakantha. Fin de l’acte III, et libération des admirateurs.
Le spectacle : révélation ! L’opéra, c’est de la musique et du spectacle. Si.
Côté spectacle, rien de répréhensible, et rien tout court : la mise en scène de Lilo Baur et les décors de Caroline Ginet sont au niveau zéro. D’un côté, quelques accessoires symboliques pour assumer le côté “indien toc” ; de l’autre, quelques mouvements négligeables pour faire “j’ai créé une mise en scène qui retourne à l’essentiel”. On voit bien par moments la tentative de faire du Jérôme Deschamps (la gouvernante puis quelques autres en vélo), mais comme on est loin du savoir-faire du maître des lieux, venu excuser par anticipation son ténor vedette ! La mise en scène et les décors sont étiques, d’une pauvreté dont on se réjouit à force de payer nos places parisiennes, en se disant que, au moins, elle ne nous oblige pas à huer ces imbéciles qui placent des juifs en exode au milieu d’Aida – mais, après tout, ces salopards ont droit à une journée spéciale sur France Musiques, alors bon. Les lumières de Gilles Gentner sont correctes, avec une ambiance années 80 assez réussie pendant la danse des bayadères, qui tournent à l’envers de la boule à facettes : effet garanti. La chorégraphie d’Olia Lydaki (aussi danseuse) nous réjouit en cela que, pour une fois, les danses sont confiées à des danseuses. Oui, c’est un détail, mais qui a vu La Muette de Portici, avec cette ridicule actrice qui se mouvait encore plus mal que moi sur le dancefloor, sait ce que “avoir envie de défoncer la gueule d’une grosse nulle” signifie.
Quid de l’essentiel, donc de la musique ? Sous la direction de François-Xavier Roth, Les Siècles font leur bonhomme de chemin. Même si on a du mal à voir en quoi sa direction est musicologiquement historique, ainsi que le promettait le trailer, le chef donne les départs, travaille les enchaînements (rapides ou posés, avec applauses ou sans…), essaye de pousser les nuances bien que la salle les valorise peu, et mène ses musiciens à bon port malgré quelques problèmes de cors typiques de cet instrument pourtant si beau. L’orchestre est digne, et témoigne d’un beau souci de respecter les inflexions dramatiques du livret. Côté chœur, beau travail de l’ensemble Accentus – pardon, accentus, c’est tellement plus classe – qui associe puissance vocale et jeu scénique.
Et les chanteurs ? Commençons par la vedette. Nous avions admiré Sabine Devieilhe, c’est peu dire, dans son remplacement de remplacement dans les pourtant conséquents Dialogues des Carmélites (alors qu’elle répétait Lakmé). Nous la retrouvons ici, toujours parfaite. Virtuose dans une partition redoutable, émouvante dans un rôle grotesque, magnifique dans une posture qui pourrait n’être que technique. Il ne faut pas croire les médias spécialisés qui lui promettent le meilleur, ce qui laisserait supposer que l’on a affaire à une star indûment fabriquée : Sabine Devieilhe mérite bel et bien des rôles sublimissimes. Bien sûr, Lakmé, c’est à la fois inchantable et kitsch. Mais cette artiste va nous bouleverser dans des rôles moins saugrenus. On a hâte de découvrir la suite de son emploi du temps : cette sublime perfection de chant, techniquement et artistiquement, ne demande qu’à emporter le spectateur avec la bonne partition… et le pas trop mauvais metteur en scène. Vivement que.
Autour de la vedette indiscutable, on apprécie la sûreté paradoxale de Frédéric Antoun, qui se fait excuser alors que, à part le début de son premier air, le reste est quasi irréprochable, hormis le manque d’incarnation scénique. Techniquement, le ténor monte, prononce, assure. Artistiquement, du deuxième balcon, il ne donne pas l’impression de dégager beaucoup. Avoir ce niveau vocal pour échouer si près du but, c’est rageant !
Parmi les déceptions honorables, Élodie Méchain propulse un timbre généreux de contralto, mais manque de clarté dans sa prononciation, et de régularité dans sa présence non-chantée. Insuffisant pour séduire vraiment. De même, Paul Gay, lui, a beau soulever les foules, il nous paraît un brin léger pour Nilakantha : manque de graves, grommellements en lieu et place de profération, projection limitée – rien de scandaleux mais, à notre évidence, pas assez pour le rôle.
Dans la catégorie des seconds rôles, signalons la déception que constitue la Suissesse Hanna Schaer : elle a le seul rôle quasi ouvertement comique de cette production (elle joue la nanny snob), et elle échoue. L’élocution est inégale, la projection est en dents de scie et l’incarnation scénique manque de constance. On préfère supputer que, après la première, elle va gagner en cohérence et aisance scénique, mais on n’est pas sûr que l’on n’a pas affaire à la Rosalind Plowright de la production.
Bonne surprise en revanche de retrouver Jean-Sébastien Bou. À l’applaudimètre, il efface Frédéric Antoun. C’est un peu injuste car son rôle est bien moindre ; c’est plus que juste car il incarne mieux son personnage, et il nous fait profiter de ses qualités vocales et scéniques déjà applaudies dans Mârouf. Excellent à tout moment, vocalement parfait, scéniquement charismatique, il mériterait d’être mieux distribué.
En conclusion, une soirée mitigée : sur un opéra fleurtant avec l’opérette, on pourrait attendre une mise en scène puissante, choisissant soit le premier degré, soit le vaudeville ironique, soit l’ambiguïté. Le désir de ne choquer – donc de ne séduire – personne, entraîne ce spectacle dans une impasse artistique : malgré la virtuosité des musiciens et des artistes lyriques, la vacuité de la théâtralité souligne la vanité (je sais, ça rime) du spectacle. En clair, le spectacle ne dit rien. On admire les prouesses techniques, mais l’émotion reste à l’écart. Vus les enjeux soulevés par cet opéra en rien ringard (entre autres : quelle place pour la religion et quelles limites au fondamentalisme ? quelles structures pour la société et quelles pratiques de la notion de tolérance ? quel statut attribuer à la la vague notion de rébellion ? etc.), c’est outrageusement dommage.