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Pascal Vigneron à Saint-André de l’Europe. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.


Épisode premier
Devenir musicien

 

Le monde de l’orgue étant merveilleux, ta légitimité d’organiste est parfois contestée à cause de ton pedigree musical. Comme d’autres organistes, curieusement, à l’instar du baryténor Michael Spyres, qui revendique avoir “fait quinze ans de trompette, dix de guitare, cinq de clarinette” (Marie-Aude Roux, “Michael Spyres, ténor wagnérien et au-delà”, in : Le Monde, 6 avril 2024, p. 22), tu as commencé par la trompette jusqu’à peaufiner ton instrument au CNSMDP…
Et alors ? Moi, je fais de la musique. Peu importe l’instrument : la trompette, le piano, l’orgue, en solo ou en accompagnement, je fais de la musique. L’instrument ne m’intéresse pas pour lui-même.

Cependant, tout commence par la trompette.
La trompette, c’est un instrument que j’ai choisi par défaut. D’autant que j’ai commencé la musique à quinze ans, donc relativement tard ! J’arrivais de ma Lorraine natale, pas très loin de Toul. À l’école de musique de la RATP où ma mère m’a amené, j’ai demandé à jouer de l’orgue. On m’a répondu qu’il n’y avait pas d’orgue, ici, je n’avais qu’à essayer la trompette. Faute de mieux, je me suis mis à la trompette avec Marcel Pette. Son père avait été l’élève d’Eugène Foveau, grande figure du cornet à pistons. Lui avait été formé par Raymond Sabarich et Roger Delmotte, qui a quand même été super soliste à l’opéra de Paris. Quand, trois ans après mes débuts, mon prof a compris que je voulais faire mon métier de la musique, il m’a emmené à Versailles chez Roger Delmotte. En parallèle, je suivais des cours de piano chez une ancienne élève d’Alfred Cortot, ce qui m’a donné de très bonnes bases ; et je travaillais l’orgue auprès de Jacques Marichal.

 

 

 

« J’étais plus fondu d’orgue que de trompette »

 

Tout en travaillant ta trompette ?
Absolument. Je n’ai pas attendu d’avoir fini le CNSM ou Lausanne pour jouer de l’orgue. D’ailleurs, il n’y avait pas de frontière nette entre les deux instruments. Grâce à Roger Delmotte, j’ai bien connu Pierre Cochereau et Pierre Moreau. Grâce à Jacques Marichal, j’ai bien connu Michel Chapuis aussi. Tous ces maîtres, je les fréquentais alors que je n’avais que dix-sept ans !

Qu’est-ce qui t’a jeté dans les bras de l’orgue ?
Quand, gamin, j’étais enfant de chœur, j’écoutais l’orgue tous les dimanches et ça m’a donné envie. Quand j’avais dix-huit, dix-neuf ans, et que je retournais dans le village où j’ai vécu avec mes grands-parents (ce sont eux qui m’ont élevé), j’allais chaque dimanche voir Mme Dumigny à la tribune. La pauvre souffrait d’arthrose, donc elle ne jouait pas de grands monuments du répertoire, mais peu importait : j’étais plus fondu d’orgue que de trompette !

Pourtant, ce choix par défaut t’a plu aussi…
Bien sûr, la trompette est un monde fascinant. En plus, j’avais tout à en découvrir ! Dans les années 1973-1980, le baroque n’était pas très développé. En revanche, j’écoutais Maurice André et Georges Jouvin. Je formais mon oreille. J’avais beaucoup de pain sur la planche…

Comment as-tu construit ton goût musical ?
Avec le temps. Quand j’étais au conservatoire de Versailles, avant d’être admis à Paris, je faisais la musique de scène à la trompette. Automatiquement, quand tu travailles avec un orchestre professionnel, tu apprends. Quand tu entends Gwyneth Jones ou Luciano Pavarotti, tu apprends. Même sans que tu ne t’en rendes compte, ton oreille se forme. Elle devient difficile…

… mais, pour toi, cette expertise ne sacralise pas les clivages instrumentaux.
Non, parce qu’il n’y a pas de clivage ! La musique, c’est un tout. Quel que soit l’instrument, tu gardes la même oreille. Quand je suis sorti du CNSMDP, j’ai commencé une carrière de soliste, mais je n’ai pas abandonné pour autant le piano ou l’orgue, même quand j’étais prof de trompette à l’École Normale de Musique.

Tu y as enseigné jusqu’en 2007.
Oui, et j’ai eu la chance d’y faire travailler des élèves de la trempe d’un Ibrahim Maalouf. C’étaient pas des perdreaux de l’année !

Alors, pourquoi changer de crèmerie ?
J’avais l’impression d’avoir fait le tour de la trompette, donc j’ai décidé de faire de l’orgue. C’est aussi simple que ça. J’ai commencé à travailler en profondeur Les Variations Goldberg ; j’ai enregistré Le Clavier bien tempéré avec le pianiste Dimitri Vassilakis et la claveciniste Christine Auger ; et le festival Bach de Toul est arrivé sur ces entrefaites.

 

 

 

« Trop souvent, les musiciens sont fiers de s’adresser à un tout petit nombre »

 

Autrement dit, tu ne comprends pas le procès en illégitimité que certains t’intentent aujourd’hui.
Ce que j’en comprends, c’est qu’il y a des gens qui sont aigris et qui ne m’aiment pas. Mais qui sont-ils, ces gens, par rapport aux musiciens avec qui je travaille, que j’apprécie et qui m’apprécient ? Par exemple, Éric Lebrun – c’est pas rien, comme organiste, Éric ! – est un ancien clarinettiste. Il comprend très bien mon cheminement. C’est un grand ami. Je m’entends très bien avec des organistes incroyables, au palmarès long comme le bras et à qui il ne vient pas à l’idée de me reprocher d’avoir joué de la trompette dans mes jeunes années ! Je n’ai aucun problème avec les grands musiciens. De sorte que si certains médiocres me cherchent des poux, m’envient, tentent de plaquer sur moi leur propre syndrome d’imposteur (parfois tout à fait justifié), franchement, qu’est-ce que je m’en fiche, pour rester poli !

Il est vrai que ton parcours atypique et tes réussites

  • (perpétuation d’un important festival,
  • aboutissement d’ambitieux projets d’enregistrement comme l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen,
  • achèvement de la restauration du grand orgue de Toul, etc.)

sont susceptibles de susciter un zeste de jalousie.
Peut-être, mais ce n’est pas qu’une question de personne ! Le milieu de l’orgue pousse à ces jugements à l’emporte-pièce. Il est trop petit. Trop vibrant d’entre-soi. Trop sclérosé. Dans la musique, les grands musiciens savent s’extraire de leur microcosme. Encore une fois, peu importe l’instrument dont tu joues, l’important reste de garder une ouverture d’esprit. Regarde la trompette : Guy Touvron [dont la fin de carrière a été perturbée par des scandales sexuels, NDLR] vient de décéder. Il reste qui ?  Thierry Caens, Éric Aubier dans la génération d’après, et la jeune génération. Regarde Clément Saunier et Lucas Lipari-Mayer, à l’Ensemble intercontemporain, ce sont des pointures qui n’ont pas d’œillères. Ils ne sont pas repliés sur le petit monde de la trompette et ses querelles de chapelle. Alors, on me dit : « Ils n’ont pas le niveau de Maurice André ! » Et pour cause, ils ne veulent pas copier l’ancêtre, ils veulent être eux ! Surtout, ils connaissent une foultitude de choses à côté de leur spécialité, et ils sont prêts à découvrir ce qu’ils ignorent ou approfondir ce qu’ils ont effleuré. Avec eux, quand on travaille un choral de Bach, on peut mettre un focus sur un mordant parce que l’ornementation baroque, ce n’est pas leur pain quotidien. Donc je leur explique comment et pourquoi attaquer un trille par le haut ou par le bas, avec une terminaison supérieure ou inférieure, le genre de détails essentiels que j’enseignais à l’École Normale. Ensemble, on ne joue pas chacun de son instrument, on fait de la musique. Je n’en démordrai pas : peu importe l’instrument, c’est la musique qui compte.

Tu dis parfois qu’être musicien, ce n’est pas jouer d’un instrument.
Je confirme ! Il y a des gens qui ne jouent pas d’un instrument et sont très musiciens. Inversement, un instrumentiste n’est pas forcément musicien. À mon avis, c’est parce que l’on oublie cette évidence que la musique se trouve dans une impasse depuis tant d’années. Pourquoi l’accuse-t-on d’être dépassée, réactionnaire, bourgeoise ? Parce que, trop souvent, elle est fière de ne s’adresser qu’à un tout petit nombre. Résultat, le dénominateur commun entre l’ensemble des humains et elle se réduit comme peau de chagrin. Il est trop petit. J’essaye de lutter contre cette attrition, voilà tout.

 

 

 

À suivre !