admin

Photo : Rozenn Douerin

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets, rencontres marquantes et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où seront évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron.

 

Déjà paru
1. Devenir musicien
2. Penser l’orgue


Épisode troisième
Faire bouger l’orgue

 

L’orgue de Toul, cette Grosse Bête dont tu as chapeauté la restauration-reconstruction, illustre ta volonté de penser l’instrument comme un outil synthétique et non pas, comme ce peut être le cas çà et là dans telle ou telle église, dans telle époque voire telle région géographique.
Toul n’était pas fait pour avoir un orgue spécialisé. Le Schwenkedel était un orgue néobaroque. C’était le premier orgue de cathédrale construit après-guerre. Je le précise parce que l’époque est trrrès importante pour comprendre ce qu’était cet instrument mécanique de quatre claviers.

Il ne reste plus grand-chose de l’original…
Tu rigoles ? Nous avons gardé l’essentiel, le plus beau, le meilleur, tout simplement, et nous l’avons mis en valeur. Écoute, on vient de finir l’électrification de tous les claviers. Je peux te dire que, avant, quand tu jouais les quatre claviers accouplés sans l’électrification, fallait se mettre debout ! Tous les organistes qui sont passés depuis quinze ans disent pareil. En quoi cette modification invisible transforme-t-elle l’orgue ? Je vais te le dire : elle conserve l’identité de l’instrument et change la vie de l’organiste !

 

« À toutes les époques de la musique donc de la facture d’orgue,
on commet des erreurs »

 

L’orgue de Toul a donc gagné en répertoire ce qu’il a perdu en spécificité…
D’où sors-tu cela ? On n’a rien perdu, enfin ! Simplement, aujourd’hui, on peut tout jouer, tout, de Buxtehude à Messiaen. Tu parles d’un crime musical ! Et ces modifications ont toutes été pensée par rapport à l’existant, pas par rapport à nos petites convictions ou notre envie de nous faire plaisir ! Par exemple, avec Yves Koenig on a repris les noyaux d’anche : trop petits. De même, on a repris les mixtures, issues de l’époque Litaize donc très acides. Elles étaient trop petites ! Un autre exemple ? Au positif de dos (oui, je connais l’orgue par cœur…), une fourniture commençait comme Dom Bedos, c’était super… sauf que, à la deuxième octave, la cymbale sautait ; et, ça, c’était pas possible ! Donc on a recomposé la cymbale. Ce n’est plus comme avant, mais on fait mieux sonner ce qui était là avant. Imagine ce que ça donne : comme, au grand orgue, on a un Dom Bedos de cinq à sept rangs, avec la bonne cymbale, les quatre pleins jeux dégagent un sentiment de plénitude peu commun. Franchement, si ça, ça revient à dénaturer l’orgue aux oreilles des puristes, je souhaite à beaucoup d’instruments d’être dénaturés de la sorte.

Estimes-tu avoir déjoué toutes les chausse-trappes qui guettent des restaurations de cette envergure ?
Bien entendu, à toutes les époques de la musique donc de la facture, on commet des erreurs. Même si le résultat me paraît peu contestable, nous en avons donc peut-être commis.

Pourquoi ?
S’occuper de facture amène à aller dans un sens ou dans un autre. Or, personne n’a totalement raison et peut-être que personne n’a totalement tort. À Toul, l’ouverture de la voix céleste est formidable, parce que c’est une céleste assez douce, un peu comme une unda maris. Avec ça, on peut enregistrer l’intégrale de Messiaen, on l’a prouvé, mais pas que ! David Cassan va bientôt jouer la Troisième symphonie de Louis Vierne sur cet instrument, ça va être incroyable… d’autant qu’on va jouer le troisième mouvement, l’adagio, à deux orgues, en partant de la version pour orgue et orchestre que j’ai enregistrée avec orchestre d’harmonie. Je jouerai le départ en bas, ça va être dingue.

 

 

 

« Qui joue Elsa Barraine aujourd’hui ? »

 

Moralité ?
La restauration de l’orgue de Toul prouve une fois de plus que la facture d’orgue ne doit pas être une théorie ou une pratique bloquée. Par exemple, je sais où se trouve l’orgue de la salle Pleyel. L’instrument est incroyable ! La pression est monumentale car l’orgue était placé au-dessus de l’orchestre. Les sommiers étaient en okoumé, donc ils peuvent tenir deux siècles. Ce sont des sommiers à membrane…

Précisons deux choses. Un, dans l’orgue, un moteur produit de l’air, on le stocke dans un réservoir (c’est la différence avec un harmonium où l’air non utilisé est perdu), puis les sommiers gèrent l’envoi de l’air dans les tuyaux afin d’émettre le son demandé par le musicien… quand tout se passe bien. Deux, il existe trois types de sommiers : à registres (le plus fréquent, c’est une soupape qui libère l’air ou le maintient fermée), à ressorts (plus compliqué, une seconde soupape, actionnée par un ressort, contrôle le mécanisme) et à membranes.
Quand le sommier est à membranes, on n’a pas une laye avec une soupape mais on a un moteur électrique sous chaque tuyau. L’orgue de la salle Pleyel était composé avec les octaves graves et les octaves aigus réelles. Ça signifie que, au lieu d’avoir soixante-dix jeux, on en a trois fois plus. C’était fait exprès parce que l’instrument était mal placé, avec une clairevoie…

… donc derrière une barrière ajourée…
… de sorte qu’on ne l’entendait pas bien. Ces stratégies inventives ont été inventées pour lui donner sa personnalité et sa sonorité malgré tout, sous l’égide de Marcel Dupré. C’était une évolution formidable pour les salles de concert. En sus, cet instrument est le dernier Cavaillé-Coll. Son jument était l’orgue de Verdun. La console était identique – sauf que là, c’était Rambervilliers qui a complété. Bernard Dargassies, alors chez Danion, a démonté l’instrument de Pleyel, donc il le connaît à fond. Depuis quelque temps, je cherche un endroit où le réinstaller, mais il faut des sous – tu penses, soixante-dix jeux, une console mobile, c’est beau mais c’est cher !

On en revient au paradoxe apparent signalé au début : en fait, quand on parle d’instrument, on parle bien de projet musical car, malgré qu’on en ait, on ne peut pas tout jouer sur tous les orgues.
En effet, parler de l’orgue en tant qu’instrument, c’est parler de projet et, j’insiste, d’ouverture. À l’époque de Maurice Duruflé, les programmes des récitals, c’était pas que du Bach ou que du Clérambault !

Que du Clérambault, pour un récital d’orgue, c’est rare…
On le fait de temps en temps, mais pas toute l’année, merci ! Alors, si on veut donner un concert ouvert sur le public, donc avec un peu de musique ancienne, préromantique, romantique et moderne, il faut l’instrument qui va avec. Sinon, on se retrouve avec des compositeurs qu’on ne joue plus. Qui joue Elsa Barraine, aujourd’hui ? Qui joue du Jean-Jacques Grunenwald ? Tu entends souvent du Grunenwald ? Pourtant, il écrivait très, très bien. Il a composé aussi de la musique de film. Je l’ai connu à Saint-Sulpice. Je me souviens d’une fois où il discutait de son futur concert avec programmateur du festival de Masbourg. Il lui lance : « Je pense jouer du Clérambault… » Ç’avait du sens car Clérambault, comme Grunenwald, avait été organiste à Saint-Sulpice – sur le Cliquot, lui. Le type est un peu embêté parce qu’il sait que ce répertoire n’est pas la spécialité de l’artiste. Il balbutie : « Mais, maître, on a en a déjà joué l’an dernier, alors… » Et Grunenwald de se tourner vers son fils et, avec sa diction très vieille France : « Note : pas de Cléramabault à Masbourg ! »

 

 

 

« J’aime pas les esclaves »

 

Saint-Sulpice, voilà un orgue qui ne devrait pas être transformé de sitôt…
Non, on n’y touchera pas parce qu’il est dans son jus mais, même si peu l’admettront en public, rien n’empêcherait, en procédant avec beaucoup d’intelligence, de libérer les deux esclaves qui t’entourent quand tu donnes un concert, en installant un combinateur. Moi, j’aime pas les esclaves. Je préfère donner des récitals sans personne à côté de moi [pour tirer les jeux, NDLR], sauf éventuellement un assistant pour tourner les pages dans les longues pièces compliquées.

Le grand tabou de Saint-Sulpice, c’est le combinateur.
Je respecte infiniment cet orgue merveilleux mais, quitte à choquer, je ne vois pas pourquoi on n’oserait pas ouvrir publiquement la réflexion sur la création d’un tiroir sous les registres, à droite, que personne ne verrait. On y glisserait le combinateur. On ne toucherait surtout pas au magnifique système pneumatique ; sauf que, derrière les tirants de registre, où on a énormément de place, on mettrait un moteur derrière chaque tirant. Si bien que, à chaque changement de registration, ton assistant se contenterait d’appuyer sur le séquenceur. Ça n’abîmerait pas le moins du monde le patrimoine, et ça irait dans le sens de Louis Vierne qui disait : « Le véritable élément de vie, dans l’art, réside dans l’évolution. Ne renonçons à aucune conquête d’aucun temps, mais utilisons-la à l’exclusion de tout autres système préconçu. » Tu sais pourquoi il disait ça ?

Non.
Parce qu’il était allé aux États-Unis. Il faut toujours s’ouvrir l’esprit et ne pas être obnubilé par sa vérité. Je me souviens de Jacques Amade, un organiste extraordinaire que le mari de Marie-Claire Alain n’aimait pas pour des raisons qui le regardent. À un moment, le mari de Marie-Claire se tourne vers elle et s’offusque de l’interprétation – je le dis en termes mesurés. À quoi Marie-Claire répond cette phrase : « Mais laisse-le, si ça lui fait du bien ! » Magique, non ?

 

À suivre !