Pascal Vigneron – Le grand entretien – L’intégrale

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Pascal Vigneron à Saint-André de l’Europe. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Moins tête d’affiche que fomenteur d’affiches, Pascal Vigneron dénote, étonne et détonne dans le petit Landerneau de l’orgue. Musicien poly-instrumentiste, homme de réseaux mais pas de coteries, fidèle en amitiés artistiques mais pas monogame, estimé par quelques-uns des grands noms du métier au premier rang desquels Éric Lebrun, l’un des rares interprètes-compositeurs-pédagogues sur qui même les connaisseurs les plus vipérins (les connaisseurs, donc) de l’orgue peinent à postillonner leur venin, l’énergumène rassemble et divise à la fois. Sujets inflammables, convictions intimes, petits secrets et brillantes réussites sont au programme de ce grand entretien où sont évoqués

  • le musicien,
  • l’organiste,
  • l’organologue,
  • l’organier numérique,
  • l’organisateur et
  • le studioman

que sont les mille et un pascalvignerons cachés derrière Pascal Vigneron. Voilà l’programme !

  1. Devenir musicien
  2. Penser l’orgue
  3. Faire bouger l’orgue
  4. Oser l’orgue électronique
  5. Programmer de l’orgue-et-pas-que
  6. Inventer sa liberté musicale
  7. Construire pour la musique

Épisode premier
Devenir musicien

 

Le monde de l’orgue étant merveilleux, ta légitimité d’organiste est parfois contestée à cause de ton pedigree musical. Comme d’autres organistes, curieusement, à l’instar du baryténor Michael Spyres, qui revendique avoir « fait quinze ans de trompette, dix de guitare, cinq de clarinette » (Marie-Aude Roux, « Michael Spyres, ténor wagnérien et au-delà », in : Le Monde, 6 avril 2024, p. 22), tu as commencé par la trompette jusqu’à peaufiner ton instrument au CNSMDP…
Et alors ? Moi, je fais de la musique. Peu importe l’instrument : la trompette, le piano, l’orgue, en solo ou en accompagnement, je fais de la musique. L’instrument ne m’intéresse pas pour lui-même.

Cependant, tout commence par la trompette.
La trompette, c’est un instrument que j’ai choisi par défaut. D’autant que j’ai commencé la musique à quinze ans, donc relativement tard ! J’arrivais de ma Lorraine natale, pas très loin de Toul. À l’école de musique de la RATP où ma mère m’a amené, j’ai demandé à jouer de l’orgue. On m’a répondu qu’il n’y avait pas d’orgue, ici, je n’avais qu’à essayer la trompette. Faute de mieux, je me suis mis à la trompette avec Marcel Pette. Son père avait été l’élève d’Eugène Foveau, grande figure du cornet à pistons. Lui avait été formé par Raymond Sabarich et Roger Delmotte, qui a quand même été super soliste à l’opéra de Paris. Quand, trois ans après mes débuts, mon prof a compris que je voulais faire mon métier de la musique, il m’a emmené à Versailles chez Roger Delmotte. En parallèle, je suivais des cours de piano chez une ancienne élève d’Alfred Cortot, ce qui m’a donné de très bonnes bases ; et je travaillais l’orgue auprès de Jacques Marichal.

 

 

 

« J’étais plus fondu d’orgue que de trompette »

 

Tout en travaillant ta trompette ?
Absolument. Je n’ai pas attendu d’avoir fini le CNSM ou Lausanne pour jouer de l’orgue. D’ailleurs, il n’y avait pas de frontière nette entre les deux instruments. Grâce à Roger Delmotte, j’ai bien connu Pierre Cochereau et Pierre Moreau. Grâce à Jacques Marichal, j’ai bien connu Michel Chapuis aussi. Tous ces maîtres, je les fréquentais alors que je n’avais que dix-sept ans !

Qu’est-ce qui t’a jeté dans les bras de l’orgue ?
Quand, gamin, j’étais enfant de chœur, j’écoutais l’orgue tous les dimanches et ça m’a donné envie. Quand j’avais dix-huit, dix-neuf ans, et que je retournais dans le village où j’ai vécu avec mes grands-parents (ce sont eux qui m’ont élevé), j’allais chaque dimanche voir Mme Dumigny à la tribune. La pauvre souffrait d’arthrose, donc elle ne jouait pas de grands monuments du répertoire, mais peu importait : j’étais plus fondu d’orgue que de trompette !

Pourtant, ce choix par défaut t’a plu aussi…
Bien sûr, la trompette est un monde fascinant. En plus, j’avais tout à en découvrir ! Dans les années 1973-1980, le baroque n’était pas très développé. En revanche, j’écoutais Maurice André et Georges Jouvin. Je formais mon oreille. J’avais beaucoup de pain sur la planche…

Comment as-tu construit ton goût musical ?
Avec le temps. Quand j’étais au conservatoire de Versailles, avant d’être admis à Paris, je faisais la musique de scène à la trompette. Automatiquement, quand tu travailles avec un orchestre professionnel, tu apprends. Quand tu entends Gwyneth Jones ou Luciano Pavarotti, tu apprends. Même sans que tu ne t’en rendes compte, ton oreille se forme. Elle devient difficile…

… mais, pour toi, cette expertise ne sacralise pas les clivages instrumentaux.
Non, parce qu’il n’y a pas de clivage ! La musique, c’est un tout. Quel que soit l’instrument, tu gardes la même oreille. Quand je suis sorti du CNSMDP, j’ai commencé une carrière de soliste, mais je n’ai pas abandonné pour autant le piano ou l’orgue, même quand j’étais prof de trompette à l’École Normale de Musique.

Tu y as enseigné jusqu’en 2007.
Oui, et j’ai eu la chance d’y faire travailler des élèves de la trempe d’un Ibrahim Maalouf. C’étaient pas des perdreaux de l’année !

Alors, pourquoi changer de crèmerie ?
J’avais l’impression d’avoir fait le tour de la trompette, donc j’ai décidé de faire de l’orgue. C’est aussi simple que ça. J’ai commencé à travailler en profondeur Les Variations Goldberg ; j’ai enregistré Le Clavier bien tempéré avec le pianiste Dimitri Vassilakis et la claveciniste Christine Auger ; et le festival Bach de Toul est arrivé sur ces entrefaites.

 

 

 

« Trop souvent, les musiciens sont fiers de s’adresser à un tout petit nombre »

 

Autrement dit, tu ne comprends pas le procès en illégitimité que certains t’intentent aujourd’hui.
Ce que j’en comprends, c’est qu’il y a des gens qui sont aigris et qui ne m’aiment pas. Mais qui sont-ils, ces gens, par rapport aux musiciens avec qui je travaille, que j’apprécie et qui m’apprécient ? Par exemple, Éric Lebrun – c’est pas rien, comme organiste, Éric ! – est un ancien clarinettiste. Il comprend très bien mon cheminement. C’est un grand ami. Je m’entends très bien avec des organistes incroyables, au palmarès long comme le bras et à qui il ne vient pas à l’idée de me reprocher d’avoir joué de la trompette dans mes jeunes années ! Je n’ai aucun problème avec les grands musiciens. De sorte que si certains médiocres me cherchent des poux, m’envient, tentent de plaquer sur moi leur propre syndrome d’imposteur (parfois tout à fait justifié), franchement, qu’est-ce que je m’en fiche, pour rester poli !

Il est vrai que ton parcours atypique et tes réussites

  • (perpétuation d’un important festival,
  • aboutissement d’ambitieux projets d’enregistrement comme l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen,
  • achèvement de la restauration du grand orgue de Toul, etc.)

sont susceptibles de susciter un zeste de jalousie.
Peut-être, mais ce n’est pas qu’une question de personne ! Le milieu de l’orgue pousse à ces jugements à l’emporte-pièce. Il est trop petit. Trop vibrant d’entre-soi. Trop sclérosé. Dans la musique, les grands musiciens savent s’extraire de leur microcosme. Encore une fois, peu importe l’instrument dont tu joues, l’important reste de garder une ouverture d’esprit. Regarde la trompette : Guy Touvron [dont la fin de carrière a été perturbée par des scandales sexuels, NDLR] vient de décéder. Il reste qui ?  Thierry Caens, Éric Aubier dans la génération d’après, et la jeune génération. Regarde Clément Saunier et Lucas Lipari-Mayer, à l’Ensemble intercontemporain, ce sont des pointures qui n’ont pas d’œillères. Ils ne sont pas repliés sur le petit monde de la trompette et ses querelles de chapelle. Alors, on me dit : « Ils n’ont pas le niveau de Maurice André ! » Et pour cause, ils ne veulent pas copier l’ancêtre, ils veulent être eux ! Surtout, ils connaissent une foultitude de choses à côté de leur spécialité, et ils sont prêts à découvrir ce qu’ils ignorent ou approfondir ce qu’ils ont effleuré. Avec eux, quand on travaille un choral de Bach, on peut mettre un focus sur un mordant parce que l’ornementation baroque, ce n’est pas leur pain quotidien. Donc je leur explique comment et pourquoi attaquer un trille par le haut ou par le bas, avec une terminaison supérieure ou inférieure, le genre de détails essentiels que j’enseignais à l’École Normale. Ensemble, on ne joue pas chacun de son instrument, on fait de la musique. Je n’en démordrai pas : peu importe l’instrument, c’est la musique qui compte.

Tu dis parfois qu’être musicien, ce n’est pas jouer d’un instrument.
Je confirme ! Il y a des gens qui ne jouent pas d’un instrument et sont très musiciens. Inversement, un instrumentiste n’est pas forcément musicien. À mon avis, c’est parce que l’on oublie cette évidence que la musique se trouve dans une impasse depuis tant d’années. Pourquoi l’accuse-t-on d’être dépassée, réactionnaire, bourgeoise ? Parce que, trop souvent, elle est fière de ne s’adresser qu’à un tout petit nombre. Résultat, le dénominateur commun entre l’ensemble des humains et elle se réduit comme peau de chagrin. Il est trop petit. J’essaye de lutter contre cette attrition, voilà tout.

 

 


Pascal Vigneron. (c) Quantum.

 

 

Épisode deuxième
Penser l’orgue

 

Pascal, dans l’épisode liminaire de cet entretien, tu as tenté de dénouer un premier paradoxe : trompettiste par défaut, tu es devenu organiste par choix. Tu en as profité pour nous expliquer pourquoi, selon toi, l’instrument ne fait pas le musicien et réciproquement. Est-ce pas un second paradoxe de la part de quelqu’un qui a travaillé avec Selmer pour peaufiner la fabrication de la trompette, puis qui a conseillé la ville de Toul pour la restauration du grand orgue ? Finalement, l’instrument, ça compte, non ?
Bien sûr qu’il y a un lien entre l’instrument et la musique, mais ce lien existe entre tous les instruments et la musique ! Il est peu ou prou le même entre l’orgue et la musique qu’entre la trompette et la musique. Je te parle d’un état d’esprit, d’une exigence, d’une réflexion qui ne s’arrêtent ni quand on change d’instrument, ni quand on en pratique plusieurs en parallèle comme je l’ai fait.

De là à passer d’expert ès trompette à expert ès facture d’orgue, admets qu’il y a un pas et que vous n’êtes pas nombreux à l’avoir franchi…
Je te l’ai dit, mon but, c’était de faire de l’orgue voire de faire des orgues. Au point que j’ai suivi un CAP de menuiserie, dans ma jeunesse, avec un seul but : faire de la facture d’orgue. Donc j’ai appris à travailler le bois. Pas au niveau d’un facteur d’orgue, peut-être ; mais j’ai les bases. J’ai construit ma maison avec un studio d’enregistrement…

… on en parlera presque bientôt…
… eh bien, dans la maison, dans le studio, j’ai fait à peu près tout moi-même, sauf l’ossature bois. J’ai posé le parquet, j’ai isolé, etc. Pour ça, il faut quand même savoir manier les machines, les onglets, savoir faire une mortaise ou déligner une planche, etc. Les machines aident, c’est sûr, qui plus est en facture d’orgue. Regarde, Jacques Nonnet, un type extraordinaire qui était chez le facteur Giroud, il dispose de machines au millième. Du coup, quand ses collègues et lui posent une mortaise ou un chevron, c’est impeccable. Au dix-huitième siècle, ils devaient faire la même chose à la scie, ça leur prenait infiniment plus de temps et plus de personnel. L’évolution est impressionnante !

 

 

 

« J’aurais bien testé des chamades avec un cône de sax soprano »

 

Précisons que la menuiserie est souvent la base du parcours des facteurs.
Oui, la menuiserie et un certain esprit, aussi. Comme tu l’as dit, j’ai beaucoup travaillé avec Selmer. Je dois beaucoup à cette boîte. Elle m’a vraiment aidé à développer ma carrière.

J’ai lu que tu ne voulais pas être décrit comme leur essayeur mais comme un « collaborateur privilégié »…
Bon, tout dépend de ce que l’on entend par « essayeur ». J’ai effectivement essayé des innovations avec eux, mais j’étais partie prenante, je réfléchissais, je proposais, je discutais, je ne me contentais pas de venir souffler dans un tube ou une embouchure. La facture instrumentale m’a toujours passionné, peu importe l’instrument, encore une fois ! Avec Selmer, par exemple, on réfléchissait à la taille des ouvertures. C’est tout sauf un détail, si tu y réfléchis, parce qu’un corps sonore, que ce soit une trompette ou, dans un orgue, une flûte harmonique, son principe est le même. Ta pression de base, qu’elle s’exerce par un soufflet ou par le diaphragme, c’est pareil ; qu’elle fasse vibrer une anche ou des lèvres, c’est pareil !

Entre trompette et orgue, à t’en croire, tout ne serait que continuité.
Il y a des spécificités, évidemment. Cependant, il y a beaucoup de points de connexion. Par exemple, j’avais suggéré à Yves Koenig de tester des chamades en partant du cône d’un saxophone soprano. Ne rigole pas, c’est tout sauf bête. Selmer aurait pu s’y coller, mais ça ne s’est pas concrétisé. On aurait pu partir du huit pieds, prendre les cinquante-six ou soixante notes et imaginer un truc intéressant parce que le laiton utilisé chez les sax, surtout avec un vernis mat, brossé, argenté ou aurifié, est beaucoup plus épais. Ça aurait mérité d’être exploré. Dommage !

Sera-ce un signe de ce « manque d’ouverture » que tu dénonces ?
Possible.

 

 

 

« Michel Chapuis guidait les facteurs avec qui il travaillait »

 

Dans ta démarche, la facture d’orgue te permet d’emboucher, d’une part, ton savoir-faire et de menuisier et d’essayeur au sens que tu as spécifié, avec, d’autre part, l’aboutissement d’une réflexion sur la musique, le souffle et l’ouverture.
Disons que les choses se sont bien boutiquées, d’autant que, là-dessus, est arrivée l’aventure du grand orgue de Toul. J’avais déjà bricolé de belles choses ailleurs. Par exemple, j’avais rapatrié un orgue hollandais à la collégiale de Saint-Gengoult. Je l’avais récupéré en pièces détachées. Je l’ai remonté entièrement de A à Z. Je ne me hausse pas du col mais, pour mener à bien ce genre de mission, faut quand même avoir quelques notions. Cela étant, y a des domaines auxquels je ne touche pas.

Comme ?
L’harmonie.

Pourquoi cette limite ?
Parce que je pourrais essayer de m’y coller, mais je sais que ce ne serait pas bien fait. C’est comme la soudure : sans moi ! Il faut avoir la main. Il y avait un tuyautier chez Mühleisen que Julien Marchal a repris chez Koeing, il est extraordinaire. Il a vraiment une main magique. Il va d’un bout à l’autre, il met son blanc d’Espagne, il assure à chaque fois, c’est formidable. Donc, ça, je ne le ferai pas. Quand tu fais, il faut aussi savoir où t’arrêter. Michel Chapuis, qui était un ami, avait aussi cette lucidité.

Parfois, certains ne l’ont pas.
Non, même de grands bonshommes, même dans de grands endroits. Tiens, par exemple, il y a quarante ans, j’ai vu François Chapelet sortir des trompettes de l’écho pour les mettre en chamade avec des tuyaux. C’était saugrenu, mais ça ne se ferait plus, aujourd’hui !

La page Wikipedia de Michel Chapuis précise qu’il connaissait « la facture d’orgue pour l’avoir pratiquée lui-même, ce qui a simplifié ou compliqué ses rapports avec les facteurs d’orgue »…
Pfff, Wikipedia, qui lit encore ça ? La vérité, c’est que Michel connaissait plein de choses. Ça guidait les facteurs avec qui il travaillait, et ça les guidait en direction du bon sens. Aujourd’hui, les organistes qui mettent les mains dans le cambouis ne sont pas si fréquents. Par exemple, à Toul, à cause des peaux de cuir qui sont usées, on a parfois des pannes sur l’équerre qui remonte vers l’abrégé de pédale : j’y vais, je regarde, je répare, ça évite de faire venir un facteur pour un truc réparable sans lui.

 

 

 

« Je ne veux pas d’une société du clivage donc de la limitation »

 

Dans le premier épisode, tu évoquais aussi Pierre Cochereau qui, sans offense, avait sa réputation de bricoleur du dimanche…
Pierre bricolait comme un fou. Il bricolait même l’électricité. Quand je suis allé chercher son piano que je vais mettre dans mon studio d’enregistrement, Marie-Pierre m’a montré des fils qui couraient… Oh la la ! Il devait s’offrir de jolis feux d’artifice, avec ça, c’est sûr ! Mais c’était un gamin. Et alors ? C’est pas une performance, quand tu as son talent et son vécu, d’avoir su rester un gamin ?

Soit, mais contestes-tu que, même entre vedettes de l’orgue, les polémiques sur la facture soient légion ?
Bien sûr, s’apprécier, se respecter, ça n’empêche pas les bisbilles. Ainsi, Michel [Chapuis] avait expliqué à Pierre [Cochereau] que le départ de la pédale du Cavaillé de Notre-Dame, pourtant sur moteur pneumatique, était aussi immédiat que l’électricité… sauf que, sans l’électricité, tu n’as pas les combinateurs ou le crescendo pour des orgues de cette dimension. Les deux n’étaient pas d’accord ! De façon plus générale, ce que signifie cette anecdote, à mon sens, c’est que, en facture d’orgue comme dans la vie, les points de vue se discutent. Ils ne s’annihilent pas. Pourquoi opposer ce qui, souvent, peut se concilier et faire avancer ?

Je ne t’apprendrai rien en pointant le fait que la facture d’orgue ne vise pas toujours le progrès.
Mon Dieu, non ! Il y a tant d’orgues que l’on renvoie deux siècles en arrière, ces temps-ci, sous couvert du respect délétère d’une pseudo historicité ! À l’inverse, je pense à Pierre Pincemaille, avec qui j’ai donné beaucoup de concerts. Pierre était pour la synthèse. Il demandait : « Pourquoi, pour écouter du Couperin, il faudrait aller dans telle église, et pour écouter du Vierne dans telle autre ? »

Parce que, sur la plupart des orgues, on ne peut pas tout jouer, peut-être, et que certains font mieux sonner certains répertoires que d’autres ?
Je n’en suis pas toujours sûr. Surtout, je ne suis pas sûr que ce soit l’avenir de la facture. On vit de plus en plus dans une société de la spécialisation, donc du clivage, donc de la limitation. Il faut se méfier de ce réflexe sclérosant. Regarde à la trompette, à la clarinette, on peut tout jouer avec un seul type d’instrument !

Tu sais bien qu’il y a des instruments anciens : il y a des orchestres spécialisés dans le baroque, dans la musique romantique, avec des musiciens munis d’“instruments d’époque »…
Certes, mais on peut aller loin, comme ça, avec l’hyperspécialisation et les scléroses que cela entraîne ! Moi, je ne suis pas sûr que ce soit souhaitable, donc je lutte en musique et en facture pour proposer d’autres solutions.


Photo : Rozenn Douerin

 

Épisode troisième
Faire bouger l’orgue

 

L’orgue de Toul, cette Grosse Bête dont tu as chapeauté la restauration-reconstruction, illustre ta volonté de penser l’instrument comme un outil synthétique et non pas, comme ce peut être le cas çà et là dans telle ou telle église, dans telle époque voire telle région géographique.
Toul n’était pas fait pour avoir un orgue spécialisé. Le Schwenkedel était un orgue néobaroque. C’était le premier orgue de cathédrale construit après-guerre. Je le précise parce que l’époque est trrrès importante pour comprendre ce qu’était cet instrument mécanique de quatre claviers.

Il ne reste plus grand-chose de l’original…
Tu rigoles ? Nous avons gardé l’essentiel, le plus beau, le meilleur, tout simplement, et nous l’avons mis en valeur. Écoute, on vient de finir l’électrification de tous les claviers. Je peux te dire que, avant, quand tu jouais les quatre claviers accouplés sans l’électrification, fallait se mettre debout ! Tous les organistes qui sont passés depuis quinze ans disent pareil. En quoi cette modification invisible transforme-t-elle l’orgue ? Je vais te le dire : elle conserve l’identité de l’instrument et change la vie de l’organiste !

 

« À toutes les époques de la musique donc de la facture d’orgue,
on commet des erreurs »

 

L’orgue de Toul a donc gagné en répertoire ce qu’il a perdu en spécificité…
D’où sors-tu cela ? On n’a rien perdu, enfin ! Simplement, aujourd’hui, on peut tout jouer, tout, de Buxtehude à Messiaen. Tu parles d’un crime musical ! Et ces modifications ont toutes été pensée par rapport à l’existant, pas par rapport à nos petites convictions ou notre envie de nous faire plaisir ! Par exemple, avec Yves Koenig on a repris les noyaux d’anche : trop petits. De même, on a repris les mixtures, issues de l’époque Litaize donc très acides. Elles étaient trop petites ! Un autre exemple ? Au positif de dos (oui, je connais l’orgue par cœur…), une fourniture commençait comme Dom Bedos, c’était super… sauf que, à la deuxième octave, la cymbale sautait ; et, ça, c’était pas possible ! Donc on a recomposé la cymbale. Ce n’est plus comme avant, mais on fait mieux sonner ce qui était là avant. Imagine ce que ça donne : comme, au grand orgue, on a un Dom Bedos de cinq à sept rangs, avec la bonne cymbale, les quatre pleins jeux dégagent un sentiment de plénitude peu commun. Franchement, si ça, ça revient à dénaturer l’orgue aux oreilles des puristes, je souhaite à beaucoup d’instruments d’être dénaturés de la sorte.

Estimes-tu avoir déjoué toutes les chausse-trappes qui guettent des restaurations de cette envergure ?
Bien entendu, à toutes les époques de la musique donc de la facture, on commet des erreurs. Même si le résultat me paraît peu contestable, nous en avons donc peut-être commis.

Pourquoi ?
S’occuper de facture amène à aller dans un sens ou dans un autre. Or, personne n’a totalement raison et peut-être que personne n’a totalement tort. À Toul, l’ouverture de la voix céleste est formidable, parce que c’est une céleste assez douce, un peu comme une unda maris. Avec ça, on peut enregistrer l’intégrale de Messiaen, on l’a prouvé, mais pas que ! David Cassan va bientôt jouer la Troisième symphonie de Louis Vierne sur cet instrument, ça va être incroyable… d’autant qu’on va jouer le troisième mouvement, l’adagio, à deux orgues, en partant de la version pour orgue et orchestre que j’ai enregistrée avec orchestre d’harmonie. Je jouerai le départ en bas, ça va être dingue.

 

 

 

« Qui joue Elsa Barraine aujourd’hui ? »

 

Moralité ?
La restauration de l’orgue de Toul prouve une fois de plus que la facture d’orgue ne doit pas être une théorie ou une pratique bloquée. Par exemple, je sais où se trouve l’orgue de la salle Pleyel. L’instrument est incroyable ! La pression est monumentale car l’orgue était placé au-dessus de l’orchestre. Les sommiers étaient en okoumé, donc ils peuvent tenir deux siècles. Ce sont des sommiers à membrane…

Précisons deux choses. Un, dans l’orgue, un moteur produit de l’air, on le stocke dans un réservoir (c’est la différence avec un harmonium où l’air non utilisé est perdu), puis les sommiers gèrent l’envoi de l’air dans les tuyaux afin d’émettre le son demandé par le musicien… quand tout se passe bien. Deux, il existe trois types de sommiers : à registres (le plus fréquent, c’est une soupape qui libère l’air ou le maintient fermée), à ressorts (plus compliqué, une seconde soupape, actionnée par un ressort, contrôle le mécanisme) et à membranes.
Quand le sommier est à membranes, on n’a pas une laye avec une soupape mais on a un moteur électrique sous chaque tuyau. L’orgue de la salle Pleyel était composé avec les octaves graves et les octaves aigus réelles. Ça signifie que, au lieu d’avoir soixante-dix jeux, on en a trois fois plus. C’était fait exprès parce que l’instrument était mal placé, avec une clairevoie…

… donc derrière une barrière ajourée…
… de sorte qu’on ne l’entendait pas bien. Ces stratégies inventives ont été inventées pour lui donner sa personnalité et sa sonorité malgré tout, sous l’égide de Marcel Dupré. C’était une évolution formidable pour les salles de concert. En sus, cet instrument est le dernier Cavaillé-Coll. Son jument était l’orgue de Verdun. La console était identique – sauf que là, c’était Rambervilliers qui a complété. Bernard Dargassies, alors chez Danion, a démonté l’instrument de Pleyel, donc il le connaît à fond. Depuis quelque temps, je cherche un endroit où le réinstaller, mais il faut des sous – tu penses, soixante-dix jeux, une console mobile, c’est beau mais c’est cher !

On en revient au paradoxe apparent signalé au début : en fait, quand on parle d’instrument, on parle bien de projet musical car, malgré qu’on en ait, on ne peut pas tout jouer sur tous les orgues.
En effet, parler de l’orgue en tant qu’instrument, c’est parler de projet et, j’insiste, d’ouverture. À l’époque de Maurice Duruflé, les programmes des récitals, c’était pas que du Bach ou que du Clérambault !

Que du Clérambault, pour un récital d’orgue, c’est rare…
On le fait de temps en temps, mais pas toute l’année, merci ! Alors, si on veut donner un concert ouvert sur le public, donc avec un peu de musique ancienne, préromantique, romantique et moderne, il faut l’instrument qui va avec. Sinon, on se retrouve avec des compositeurs qu’on ne joue plus. Qui joue Elsa Barraine, aujourd’hui ? Qui joue du Jean-Jacques Grunenwald ? Tu entends souvent du Grunenwald ? Pourtant, il écrivait très, très bien. Il a composé aussi de la musique de film. Je l’ai connu à Saint-Sulpice. Je me souviens d’une fois où il discutait de son futur concert avec programmateur du festival de Masbourg. Il lui lance : « Je pense jouer du Clérambault… » Ç’avait du sens car Clérambault, comme Grunenwald, avait été organiste à Saint-Sulpice – sur le Cliquot, lui. Le type est un peu embêté parce qu’il sait que ce répertoire n’est pas la spécialité de l’artiste. Il balbutie : « Mais, maître, on a en a déjà joué l’an dernier, alors… » Et Grunenwald de se tourner vers son fils et, avec sa diction très vieille France : « Note : pas de Cléramabault à Masbourg ! »

 

 

 

« J’aime pas les esclaves »

 

Saint-Sulpice, voilà un orgue qui ne devrait pas être transformé de sitôt…
Non, on n’y touchera pas parce qu’il est dans son jus mais, même si peu l’admettront en public, rien n’empêcherait, en procédant avec beaucoup d’intelligence, de libérer les deux esclaves qui t’entourent quand tu donnes un concert, en installant un combinateur. Moi, j’aime pas les esclaves. Je préfère donner des récitals sans personne à côté de moi [pour tirer les jeux, NDLR], sauf éventuellement un assistant pour tourner les pages dans les longues pièces compliquées.

Le grand tabou de Saint-Sulpice, c’est le combinateur.
Je respecte infiniment cet orgue merveilleux mais, quitte à choquer, je ne vois pas pourquoi on n’oserait pas ouvrir publiquement la réflexion sur la création d’un tiroir sous les registres, à droite, que personne ne verrait. On y glisserait le combinateur. On ne toucherait surtout pas au magnifique système pneumatique ; sauf que, derrière les tirants de registre, où on a énormément de place, on mettrait un moteur derrière chaque tirant. Si bien que, à chaque changement de registration, ton assistant se contenterait d’appuyer sur le séquenceur. Ça n’abîmerait pas le moins du monde le patrimoine, et ça irait dans le sens de Louis Vierne qui disait : « Le véritable élément de vie, dans l’art, réside dans l’évolution. Ne renonçons à aucune conquête d’aucun temps, mais utilisons-la à l’exclusion de tout autres système préconçu. » Tu sais pourquoi il disait ça ?

Non.
Parce qu’il était allé aux États-Unis. Il faut toujours s’ouvrir l’esprit et ne pas être obnubilé par sa vérité. Je me souviens de Jacques Amade, un organiste extraordinaire que le mari de Marie-Claire Alain n’aimait pas pour des raisons qui le regardent. À un moment, le mari de Marie-Claire se tourne vers elle et s’offusque de l’interprétation – je le dis en termes mesurés. À quoi Marie-Claire répond cette phrase : « Mais laisse-le, si ça lui fait du bien ! » Magique, non ?


Pascal Vigneron jouant les variations Goldberg de Johann Sebastian Bach à Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Épisode quatrième
Oser l’orgue électronique

 

Pascal, nous avons franchi plusieurs tabous dans le troisième épisode, notamment en posant que le respect de l’Histoire et de l’historicité des instruments ne devrait pas empêcher des évolutions raisonnables et raisonnées. Osons franchir un step dans l’ultraprovocation – à l’aune du petit monde de l’orgue, ça arrive vite – et évoquons l’orgue numérique, c’est-à-dire un instrument qui produit des sons non à l’aide de tuyaux mais grâce à des échantillons diffusés par haut-parleurs. C’est désormais officiel depuis quelques jours : en attendant la reconstruction de l’orgue de chœur, Notre-Dame va accueillir, ô scandale ! un orgue numérique, signe que ce type d’instrument gagne du terrain. Tu es toi-même à la tête de quelques spécimens, dont un impressionnant Hauptwerk Virtualis. Dès lors, tu connais les reproches qui te sont faits, parfois vertement, car, avec tes instruments déplaçables, tu joues là où il n’y pas d’orgue… et aussi là où il y a des orgues.
Bien sûr. Avec mes orgues Hauptwerk, je joue là où il n’y a pas d’orgue et là où il y a des orgues si on ne peut faire autrement. Par exemple, à la cathédrale de Toul, j’ai programmé un concert avec l’orchestre de la Garde républicaine. Le diapason de l’ensemble, c’est 442. Quand tu joues le concerto en ré mineur ou la suite de Respighi, tu vas t’y coller avec l’orgue, qui plus est à l’autre bout de l’église ? Est-ce que, si tu étais pianiste, tu jouerais un concerto de Mozart avec le piano à cent mètres de l’orchestre ? Ben non. Alors, quand on a la possibilité d’avoir des salles ou des églises avec un orgue de chœur à tuyaux déplaçable, c’est parfait ; mais quand ce n’est pas le cas, qu’est-ce qu’on fait ?

 

« Heureusement que la vie évolue ! »

 

On programme des œuvres adaptées au contexte architectural et musical ?
Autrement dit, on se limite. Je ne veux pas de ce genre de limites. Donc je lutte. Par exemple, quand je vais donner les concerti de Salieri et des transcriptions à la salle des fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy, y a pas d’orgue. On pourrait dire : « Ah, dommage, on ne fait rien, au revoir ! » Ben non. Je viens avec mon Virtualis, et on va quand même faire deux concerts scolaires devant trois mille élèves avant un concert à entrée libre le soir ! Dans ces conditions-là, pas d’autre solution que l’orgue numérique. Pourquoi ne pas y recourir ?

Il y a aussi la solution Jean-Baptiste Monnot
C’est une autre possibilité, mais il n’y a qu’un orgue. Comment tu fais si tu as une œuvre pour deux orgues ?

Je l’associe à la proposition complémentaire de Henri-Franck Beaupérin ?
Hum, oui, c’est encore une autre possibilité.

Pourquoi n’as-tu pas envisagé de développer ces solutions « à tuyaux » ? Soyons clairs, est-ce une question pécuniaire ?
Même pas. La vraie raison est pratique. Regarde, le 30 juin, avec la Garde républicaine, l’orchestre arrive à 10 h, on répète à 11 h, on mange à midi, on joue à 15 h. Moi, j’ai pas le temps d’accorder l’orgue. Faut arrêter de voir les soi-disant mauvais côtés, les « c’est pas comme ça qu’on faisait », les « ça va tuer les facteurs d’orgue »… Heureusement que la vie évolue, et évidemment que ça ne va tuer personne ! Sans compter que le Hauptwerk Virtualis…

Petite pause sous-titre, si tu veux bien : les orgues Hauptwerk, du nom d’un logiciel, désignent des instruments numériques qui intègrent une banque de sons (ou plusieurs) échantillonnée sur des instruments prestigieux, où chaque tuyau a été enregistré tour à tour, parfois sans avoir été accordé avant la prise de son, hélas, comme pour l’orgue de Saint-Étienne de Caen…
Pour mon Hauptwerk Virtualis, tout a été réharmonisé, et les orchestres sont ravis. J’ai fait le Requiem de Fauré avec l’orchestre de Metz, à l’Arsenal (où il n’y a pas d’orgue), en mars 2024, et j’étais complètement fondu dans l’orchestre, ce qui est vraiment le rôle de l’orgue dans cette version. Quand je joue avec un orchestre, il veut un diapason à 432 ? 442 ? Je me règle instantanément. Dois-je préciser que quand on est dans des salles comme la Philharmonie ou Radio-France, même Gaveau si l’orgue était en état de fonctionner, on prendrait l’orgue à tuyaux ?

 

 

 

« On a mis l’orgue dans le jardin »

 

Bien que tu sois passionné par les possibles qu’ouvre l’orgue numérique, tu restes aussi passionné par l’orgue à tuyaux.
L’opposition est ridicule ! Ridicule ! Je n’ai jamais été, je ne suis pas et je ne serai jamais contre l’orgue à tuyaux, enfin ! J’ai contribué à refaire celui de Toul, je suis en train d’en récupérer deux en Angleterre, et je viens d’en trouver un pour l’abbaye Saint-Georges à Saint-Martin-de-Boscherville (actuellement, il y en a un, mésotonique, au diapason 410, tu parles comme c’est pratique)… T’en connais beaucoup, des gens qui sont « pour » l’orgue à tuyaux, qui en font autant « pour » l’orgue à tuyaux que moi qui suis censé être « contre » ?

Certes, l’orgue électronique…
… numérique…

… permet de jouer de l’orgue là où pas d’orgue à tuyaux. Néanmoins, tu as conscience de l’objection, tout à fait fondée, malgré que tu en aies : défendre l’orgue numérique, infiniment moins coûteux en entretien risque, à terme, de condamner l’orgue à tuyaux puisque ça fait « presque pareil » pour beaucoup moins d’argent – et nombre de conseils économiques paroissiaux en ont hélas pris acte depuis lurette…
Je te le répète : opposer orgue à tuyaux et orgue numérique comme tu le fais est une absurdité qui ne repose sur rien. En réalité, l’orgue numérique est une option supplémentaire qui permet de prolonger l’orgue à tuyaux. Ceux qui pensent que le premier taille des croupières au second ont le droit de le penser, comme j’ai le droit de penser exactement le contraire.

Comment expliques-tu ta position ?
Mais enfin

  • parce que l’orgue numérique ouvre de nouveaux espaces de concert à l’orgue,
  • parce qu’il permet de donner des concerts d’orgue où l’orgue joue juste,
  • parce qu’il le libère de son carcan religieux (arrêtons de nous cacher derrière notre auriculaire : beaucoup de gens ne veulent plus entrer dans des églises… sans compter que le confort des spectateurs, pendant les concerts, y est souvent atroce !),
  • parce qu’il permet d’ouvrir la musique d’orgue à un public plus large, etc.

Tiens, à la collégiale Saint-Gengoult, à Toul, les deux orgues ne sont pas en état de jouer. L’orgue de tribune est hors service. La tribune elle-même pose des problèmes de sécurité. Le petit orgue, cette année, je voulais le refaire. Pour 22 000 €, on changeait les claviers, on mettait des claires-voies pour la soubasse, on coupait la quinte pour en faire un jeu soliste… et ça me permettait de jouer les sonates d’église que je vais donner fin juillet. Seul inconvénient : on n’a pas de sous pour le refaire hic et nunc. Alors on ne donne plus de concert ? Ben non, j’y vais avec mon Virtualis.

… et l’orgue à tuyaux reste à l’abandon.
Mais il est à l’abandon ! C’est pas parce qu’il y a un orgue numérique qu’il est à l’abandon : avec ou sans Virtualis, il est HS. Avec le Virtualis, la musique d’orgue continue de résonner à la collégiale. Et pas qu’à la collégiale… J’ai joué en plein air avec Brigitte Fossey, au nord-est de Nancy, dans un château de style moderne, type arts déco. On a mis l’orgue dans le jardin, avec les enceintes, c’était formidable. Est-ce que j’aurais dû renoncer à cette occasion de faire de la musique ? Bon sang, la musique doit être partagée avec le plus grand nombre ! Pas qu’avec le public rare et vieux (plus que vieillissant…) des récitals d’orgue à la papa, et pas que dans les conditions catastrophiques que l’on rencontre parfois sur certains instruments ! Sérieusement, tu vas de temps en temps écouter un concert d’orgue ? Tu n’as jamais envie de hurler : « C’EST FAUX ! » Aucun pianiste n’accepterait de jouer sur une casserole qui n’a pas été accordée, et il n’aurait aucune raison de le faire ! Pourquoi, à l’orgue, doit-on considérer qu’il est normal de jouer sur des instruments qui sont faux ? Sérieusement, pourquoi ? Ça fait au moins trente ans que je pose la question, j’attends toujours la réponse.

 

 

 

« Il y a des ayatollahs dans chaque chapelle musicale »

 

Bah, tu la connais, la réponse : l’accord de l’orgue est un rien plus fastidieux… et plus coûteux. Zuzana Ferjenčíková affichait un budget accord de l’orgue à quatre chiffres pour son premier enregistrement Liszt/Guillou à Saint-Eustache.
Et alors ? Quand on a enregistré l’intégrale pour orgue d’Olivier Messiaen, on accordait l’orgue toutes les nuits. Toutes les nuits ! Utiliser dignement l’orgue à tuyaux est à ce prix. Sinon, il y a l’orgue numérique. Il ne faut pas se voiler la face : pour le grand public mélomane, ce qui est déjà une minuscule partie du grand public, l’orgue, c’est le truc qu’on entend dans la Troisième symphonie de Saint-Saëns…

… pour laquelle les orgues électroniques Allen sont souvent de sortie.
Donc allons au bout du raisonnement. Faut-il poser, comme les puristes, que, « s’il n’y a pas d’orgue à tuyaux, il ne faut pas jouer cette œuvre » ? Cette posture est antidémocratique ! On priverait des gens du plaisir d’écouter une belle symphonie avec orgue parce qu’il manque des tuyaux dans une salle de concerts ? Bah, ça tient pas la route. C’est pas sérieux. D’ailleurs, beaucoup d’organistes qui ont cette posture, quand on leur propose de jouer la Saint-Saëns sur un orgue numérique, ils revoient leur position… Mais c’est à cause de clichés pareils que, dans le milieu de l’orchestre, l’orgue est considéré comme un rebut. Or, dans les années 1870-1950, l’orgue était un collègue de l’orchestre très prisé. Regarde les symphonies d’Alexandre Guilmant – un musicien formidable, ce type ! Au Trocadéro, l’orgue était très bien placé. On mettait l’orchestre devant. Ça sonnait du tonnerre de Dieu !

J’imagine à peine le contrat d’entretien…
Là, pour une fois, tu as raison : c’était monstrueux. À chaque fois qu’il y avait un concert, tout l’instrument était repris. À l’époque, les chefs, fallait pas les accuser de pinailler. Après, ç’a donné des excès. Je me souviens de Marek Janowski, quand il dirigeait le Philhar. Il y avait un orgue au 104, qui avait été repris sous l’égide de Gilles Cantagrel avec Bernard Dargassies. Janowski n’en voulait pas car il n’était pas à 442. Les violons, le hautbois étaient vent debout, eux aussi. Ça se comprend et, cependant, ça conduit parfois à des excès. Il y a des ayatollahs tapis ou affichés dans chaque petite chapelle musicale. Personne ne semble vouloir se parler. Chacun pense qu’exclure l’autre est judicieux, au nom d’on ne sait quelle pureté culturelle, d’on ne sait quel entre-soi délétère, d’on ne sait quelle posture qui conduit in fine le monde de la musique à s’atrophier. Libérons l’orgue des anathèmes ou des visions footballistiques où chacun devrait éternellement rester à tirer son petit corner. Ça ne peut jamais déboucher sur quelque chose de beau et de bon.

Ta fougue témoigne de ce que la question de l’orgue numérique dépasse la question de l’instrument : c’est, plus largement, une question liée à une vision de la culture en général et de la diffusion de la musique dite savante en particulier. C’est ce que tu essayes de démontrer aussi en tant que programmateur – et c’est donc ce que nous examinerons dans un tout prochain épisode.

 


Pascal Vigneron et ses fans en l’église Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

Épisode cinquième
Programmer de l’orgue-et-pas-que

 

Jouer de l’orgue, programmer un festival : même combat, pour toi, celui qui consiste à construire un projet, à s’y tenir et à le développer en accord avec des convictions musicales fermement ancrées. D’ailleurs, le destin de l’orgue et du festival semblent en partie liés !
Le festival de Toul a été fondé il y a quinze ans. On partait de rien du tout. Vraiment. J’avais un concert à Saint-Maurice-sous-les-Côtes…

… un tout petit village du Grand Est…
J’étais avec Michel Giroud. Michel est un grand facteur d’orgue. À quinze ans, il était chez Schwenkedel…

… la manufacture qui a construit l’orgue de la cathédrale de Toul.
Il était même là pour l’inauguration de l’orgue de la cathédrale, dans sa version princeps.

Toi, non.
En effet, j’avais un empêchement : je venais de naître le jour même !

 

 

 

« On ne se méfie jamais assez de la sclérose »

 

« Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous… » À quoi ressemblait le Schwenkedel, pendant que tu vagissais ?
Oh, à l’époque, c’était un orgue néobaroque, le premier avec quatre claviers mécaniques d’après-guerre, le plus gros qui sortira des ateliers Schwenkedel. Pour comprendre l’instrument, il faut avoir conscience de deux caractéristiques. La première, c’est que, bien qu’il soit de dimension conséquente, il a été construit à l’économie. Par exemple, tous les panneaux arrière de l’orgue, gigantesques, étaient en aggloméré. De nombreux porte-vents, pareil avec du Vestaflex. Pourtant, c’était un orgue neuf ! Sauf que l’époque voulait ça. La guerre avait causé d’immenses dommages et les finances étaient à sec.

Le choix aurait pu se porter sur un instrument plus qualitatif quoique moins grand.
Il aurait pu, mais non. On a construit comme on a pu un instrument de 63 jeux (nous, on a porté ce total à 70), c’est la première caractéristique. La seconde, c’est que l’orgue a été conçu sous l’influence de Gaston Litaize pour jouer surtout de la musique ancienne et de la musique contemporaine. En effet, l’engin était impeccable pour jouer Litaize, avec ses quatre claviers de 56 notes et ses 32 notes au pédalier.

Pour ceux qui se demandent pourquoi ces précisions, stipulons que l’orgue est le cœur du festival.
Oui et non. Dès le début, j’ai prévenu : il ne faut pas que ce soit un « festival d’orgue ».

Parce que ça n’intéresse que des happy few, l’orgue ?
Pas du tout, je crois que l’orgue peut s’adresser à tous, mais faut faire un minimum d’efforts de part et d’autre ! Quelqu’un qui n’a jamais écouté d’orgue, qui n’aime pas spécialement les églises, tu ne l’obligeras pas à écouter le Livre d’orgue d’Olivier Messiaen et à payer pour ça !

Hum, à mon avis, quelqu’un qui connaît l’orgue encore moins ! Alors, pourquoi pas un festival d’orgue ?
Parce que c’est sclérosant, que de l’orgue, et parce que, des festivals d’orgue de très haute qualité, dans le coin, il n’en manque pas. Pareil pour Bach : festival Bach, oui, parce que la musique est magnifique et la matière immense, mais pas festival que de Bach.

 

 

 

« Quatre cornets pour quatre claviers : ça claque ! »

 

À Saint-André de l’Europe, le festival Komm, Bach! était un festival avec forcément de l’orgue et du Bach, mais pas forcément avec que de l’orgue et que du Bach…
L’intérêt, quand tu te laisses des ouvertures, c’est que tu peux programmer des tas de formations, des tas de compositeurs, des tas d’œuvres – et des tas beaucoup plus vastes que si tu t’enfermes dans des contraintes stupides et nocives. À Toul, j’ai programmé des orchestres d’harmonie, Rhoda Scott, Richard Galliano, des quatuors de saxophones, des cordes… Avoir toutes ces possibilités, ça n’est pas qu’un confort de programmateur : c’est la joie de s’adresser à un public plus large ce qui, à mon avis, est aussi mon rôle.

Il y a quinze ans, pour la première édition, l’orgue de la cathédrale était encore dans son jus.
Oui, les premières années, il a été utilisé tel quel. En 2012, il a été décidé de le restaurer. Sauf que la ville de Toul est petite : 16 000 habitants. Son patrimoine est démesuré par rapport à la population, donc aux ressources fiscales. Donc on l’a joué malin : j’ai accepté d’être technicien conseil à titre bénévole – à titre bénévole, j’insiste. Dans ce cadre, j’ai supervisé, suivi le travail et le flux sur quatre ans. Toute la boiserie a été façonnée par les services techniques municipaux.

Cependant, tout ne pouvait pas être homemade.
Yves Koenig, sur ce qui était son plus grand chantier, a tenu le rôle du facteur d’orgue. Avec lui, on a – entre autres – démonté toute la tuyauterie pour la réharmoniser. Le chantier était conséquent ! Je te passe les détails : en 2016, on est arrivé à une première étape célébrée avec le concert d’inauguration d’Olivier Latry. L’instrument était en parfait état, défuité grâce au changement des tirages de jeux (ils étaient électro-pneumatiques, ça bouffait énormément d’air, on les a passés en électrique), mais l’esprit initial de l’instrument n’a pas été changé.

Je savais que tu ne me passerais pas les détails longtemps, même pas eu besoin de te relancer…
Parce que c’était une sacrée aventure ! Tiens, par exemple, on a amélioré et optimisé les anches. Elles étaient trop petites ! Pour l’Ut1 du positif, la sortie était de six ou sept centimètres, c’était ridicule… même si c’était l’époque. Ils ont fait comme ils ont pu. Ce n’est pas critiquer que de le constater ; ce n’est pas trahir l’instrument que de lui offrir une restauration à la hauteur de son potentiel.

Donc, tu l’avoues, vous avez remanié l’instrument.
On a conservé l’esprit, préservé le meilleur et changé ce qui méritait de l’être. Par exemple, le cromorne, on lui a donné du coffre, de la voix. Maintenant, il sonne formidablement dans la musique ancienne. Les anches du récit, elles, étaient beaucoup plus grosses. Par conséquent, on les a descendues au grand orgue, et on a trouvé d’autres anches pour le récit. On avait trois jeux d’anches au pectoral, dont une horreur de chalumeau tout le temps faux, une ranquette et une voix humaine. Là, pour le coup, c’était, disons, daté, cette petite batterie d’anches. On ne pouvait pas la laisser en l’état. Donc la voix humaine, on l’a mise au récit, où elle devient idéale pour la musique romantique au côté de la voix céleste. Au pectoral, on a rajouté une quinte pour avoir un quatrième cornet. C’est quand même formidable, quatre cornets pour quatre claviers ! Pour la profondeur, on a mis deux 32 pieds neufs et pour l’éclat deux chamades neuves copiées sur ce que faisait Schwenkedel à l’époque, en un peu plus rondes. Résultat, ça chapeaute le tutti mais on peut les utiliser en solo, y compris dans une tierce en taille avec le cantus firmus à la pédale.

 

 

 

« Je suis un acteur politique de la vie locale »

 

En dépit de cette débauche d’énergie, le festival Bach de Toul n’est pas qu’un festival d’orgue.
Non, autour de l’orgue mais pas qu’avec de l’orgue. Depuis le début, il y a eu des concerts de piano, d’accordéon, d’ensembles… Pourquoi se serait-on mis en tête de créer un énième festival d’orgue ? Y en a déjà des palanquées !

Tu veux dire : trop.
Je ne suis pas là pour juger. C’est mon principe de vie. Je ne juge pas les gens, et j’aime pas que les gens me jugent. Quand je donne mon avis, je ne prétends pas être dans l’objectivité, plutôt dans le vécu. Par exemple, quand je vois que l’on se remet à faire des orgues à la française avec des diapasons improbables et un nombre de notes si limité qu’on ne peut même pas jouer du Bach, oui, je pense : à quoi bon ? Est-ce bien raisonnable de claquer l’argent du contribuable pour contenter des énergumènes dotés d’un ego surdimensionné ? Franchement, quand j’entends jaser sur mon ego… À d’autres !

Tu parlais d’un patrimoine toulois disproportionné… Le festival n’est-il pas un gros machin de plus ?
Pas vraiment un « gros machin », car le budget est très petit.

Néanmoins, l’argent est au centre de quelques polémiques !
Oh, moi, tu sais, les polémiques, je n’ai jamais trouvé ça très intéressant. Je veux bien te répondre parce que tu as l’air de trouver ça croustillant mais, soyons honnêtes, les ragots… Enfin, vas-y, je t’écoute.

Cette année, on a critiqué le fait que, désormais, tous les concerts sont payants sauf ceux donnés par les étudiants.
C’est une décision de la ville. Je dois la respecter. Si ça en fait rouspéter certains qui, de toute façon, ne sont jamais venus assister à un concert du festival, quelle importance ?

On a aussi remarqué que tu étais très présent dans la programmation, cette année.
Tu sous-entends que je me programme pour me faire un petit billet à chaque fois ?

Certains ont fait plus que le sous-entendre.
Ben raté, c’est pas le cas. J’insiste : ce genre de calomnie, j’en ai largement rien à faire. Je mets ces accusations et ces fantasmes sur le compte de la jalousie, de l’incompétence et de l’ignorance. Si je jouais moins, les imbéciles en concluraient que je ne suis pas capable de jouer. Alors que la vérité, elle est simple : si je joue dans de nombreux concerts où il n’y a pas que de l’orgue, c’est que je n’aurais pas le budget pour payer un organiste à chaque fois. De surcroît, je suis le directeur artistique du festival, et c’est quoi, le rôle d’un directeur artistique ? C’est d’animer la manifestation. C’est vrai, je suis partie prenante dans un certain nombre de concerts de la saison, mais j’interviens en tant qu’accompagnateur, pas comme soliste. Je suis un acteur de la vie politique locale ; je suis salarié de la ville ; et il est donc normal, sain et heureux que je m’implique aussi à ce niveau-là !

 


Archives de l’artiste

Épisode sixième
Inventer sa liberté musicale

 

Organiste, organier, organisateur, tu es aussi patron d’un label centré autour de l’orgue et tu as, il y a quelques mois, publié une intégrale collective de l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen. Une question simple sur ce défi : pourquoi ?
Au départ, il y a une raison d’enregistrer ce monument à Toul : Messiaen a été captif à Toul puis à Nancy avant d’être transféré dans le stalag polonais. D’ailleurs, le professeur Jerzy Stankiewicz, qui a été élève de Messiaen, a soutenu le projet.

Restent l’audace d’une intégrale Messiaen à l’ère de la crise discographique, et la singularité d’une intégrale partagée – nous avons eu l’occasion de critiquer, ébaubi, le résultat. Tu n’as pas été tenté de te lancer seul dans l’aventure ?
Non. Pour deux raisons. D’une part, moi, j’aime partager. Regarde, dans l’intégrale, je joue juste lamonodie. D’autre part, je sais ce que je peux jouer et ce qui m’échappe.

 

« J’ai embarqué 40 jeunes virtuoses dans une aventure qu’ils ne vivront plus »

 

C’est rare de rencontrer un musicien qui reconnaisse que certaines musiques lui sont inaccessibles.
Pas tant que ça ! Par exemple, certains se spécialisent dans la musique ancienne et seraient incapables de jouer une symphonie de Widor, et inversement. De façon générale, mais plus encore pour un musicien, la lucidité n’est pas un défaut, au contraire.

En ce sens, quand tu joues la monodie – une pièce courte et très simple, ce qui n’est pas le cas du reste du catalogue messiaenique –, on a l’impression que tu fais coup double : tu mets ta griffe sur le coffret, et tu toises les mauvaises langues en montrant justement que tu n’as pas besoin de te montrer…
Non et oui ! Non, les « mauvaises langues », comme tu dis, je m’en fiche. En revanche, oui, je voulais symboliquement faire partie sonore de l’équipe, et la monodie était une belle occasion d’assouvir cette envie.

Parlons de cette fine équipe que tu as rassemblée, y compris du grand absent, Olivier Latry, auteur d’une intégrale solo considérée comme la référence pour l’œuvre d’orgue d’Olivier Messiaen.
Olivier L. aurait tout à fait pu être de l’aventure Olivier M., c’était juste une question de plannings que nous n’avons pas réussi à faire coïncider. Cependant, on a rassemblé quelques-uns des plus grands noms de l’orgue français : Éric Lebrun, Jean-Paul Imbert, Denis Comtet, Michaël Matthes, David Cassan – je ne vais pas tous les citer, même si j’admire et j’apprécie chacun d’entre eux. Grâce à eux, à leur compétence, à leur talent et, il faut le dire, à leur enthousiasme, l’intégrale bénéficie à la fois de noms prestigieux et de musiciens formidables !

Précisons que, paradoxalement, la singularité du coffret est double : d’une part, il est collectif ; d’autre part, après un volume réservé aux maîtres confirmés, les sept disques suivants sont enregistrés par les étudiants des grandes classes d’orgue européennes.
J’y tenais énormément. Partager ce moment avec de jeunes musiciens de haut niveau, c’était peut-être même le plus important. D’ailleurs, sur la quarantaine de jeunes organistes qui ont intégré l’équipe, aucun n’a rien trouvé à redire, euphémisme ! Ils avaient conscience d’embarquer dans une aventure qu’ils n’auraient plus jamais l’occasion de vivre.

D’autant que les intégrales d’orgue d’Olivier Messiaen, ce n’est probablement pas le genre de projet discographique qui va fleurir à l’avenir…
Bien sûr. C’était donc encore plus important de partager ça avec eux.

 

 

 

« En musique, l’important, c’est de faire, pas de parler »

 

 « Ça », c’est aussi la possibilité de jouer un orgue entièrement restauré.
Mieux encore, car, pendant le Covid, nos tutelles auraient pu annuler nos budgets. En les maintenant, elles nous ont permis de réaliser l’électrification des jeux. Enlever les tirages de jeux électropneumatiques, ça paraît peut-être technique voire ésotérique pour un non-organiste, mais précisons que cela permet d’avoir un orgue beaucoup plus souple.

En clair, on appuie moins fort et plus régulièrement pour obtenir la note souhaitée – à la longue, c’est précieux.
Oui, à la longue et à la courte aussi ! Il est évident que cette modification a grandement facilité le travail des interprètes.

Parce qu’il faut le préciser : certes, enregistrer un projet aussi monumental qu’une intégrale Messiaen permet de « partager avec de jeunes étudiants », mais c’est aussi un manifeste et une façon de valoriser le travail qui a été effectué sous ta houlette.
Heureusement ! Tous les enregistrements qui sont faits autour du festival ont pour vocation de prolonger la manifestation et les travaux effectués autour de l’orgue. On peut faire mieux, on peut faire pire ; moi, j’ai fait, et j’ai fait ça.

Des critiques en ont profité pour égratigner tes choix.
C’est inévitable, mais tu sais qui sont ces gens qui critiquent ? Ceux qui n’étaient pas de l’aventure. Ceux qui n’ont pas été invités. Ceux qui ont promis l’échec du projet, qui s’en mordent les doigts aujourd’hui et qui n’ont pas fini de s’en mordre les doigts. Parce que, quand j’ai écrit aux directeurs et aux professeurs des Conservatoires supérieurs de Paris et de Lyon, des grands établissements de Nancy, Bruxelles, de la Schola Cantorum, eux ont tous été partants et reconnaissants du travail que nous avons accompli. Tous se sont investis. Par exemple, tu parlais d’Olivier Latry. Pour la registration du Livre d’orgue et de L’Ascension, il est venu une journée sur place pour tester la registration au casque. Il a été enthousiaste. Dès lors, les ragots, quel intérêt ?

Un contrepoint contre la monodie ?
Bah, tu parles d’un contrepoint… En France et dans le domaine musical, on peut polémiquer sur tout, et on peut surtout polémiquer ! Ce sport est sans limite. En revanche, quand il s’agit de mouiller la chemise et de mettre les mains dans le cambouis, y a moins de volontaires. Bizarre, non ? Moi, je maintiens que, ce qui compte, c’est ce qu’on a fait ou ce qu’on n’a pas fait. Le reste n’a aucune importance.

 

 

 

« Avoir des certitudes, c’est foncer dans l’impasse des conflits »

 

D’où l’ire éprouvée par certains à l’idée que tu fasses beaucoup pour l’essor de l’orgue numérique, quitte à tailler des croupières aux « vrais instruments »…
Tu veux remettre le couvert ? Très bien. Tu me connais, quand on me chauffe, on me trouve. Alors, pour la énième fois, moi, quand j’arrive avec mon orgue numérique, j’ai un instrument qui joue juste dans un lieu où il n’y a pas d’orgue ou pas d’orgue adapté à la musique qui va être jouée. En revanche, quand je suis programmé pour des concerts en Alsace où je peux jouer un orgue Kern en parfait état, je n’apporte pas mon orgue numérique. Tu sais ce qui me gêne le plus, dans ce genre de controverse ? C’est que l’opposition est artificielle. La logique binaire numérique versus tuyaux ne fonctionne pas toujours. Par exemple, le 30 juin, à la tribune de Toul, je vais jouer un grand choral de Leipzig avec la pédale sur le grand orgue, forcément ; ensuite, l’orchestre de la Garde républicaine va jouer l’ouverture de la Première suite ; après, je vais descendre pour jouer avec eux le magnifique concerto en ré mineur.

Sur ton orgue numérique.
Oui.

Pourquoi ?
Impossible de jouer aussi loin de l’orchestre à la vitesse où ça va !

Certains te diraient : « Mets un écran pour ton retour vidéo ! »
Mais tu rigoles ? Tu mets un écran pour être avec l’orchestre, super, j’y avais pas pensé, merci du conseil ! Et, pendant ce temps, les sept secondes de réverbération, t’en fais quoi ? et le diapason, comment tu te dépatouilles avec ça ? Ça n’tient pas la route ! Ce genre de vision ressortit d’une vision trop étriquée. Il y a une grande vérité que le monde de la musique oublie trop souvent : il faut sortir de son espace de confort, de son microcosme douillet. Dans certains courants philosophiques, on oblige les jeunes à aller voir ailleurs. Ben, en musique, ce devrait être pareil. 

Comment ça ?
Pierre Ambach, qui a eu un prix au CNSM en 1956 avec le très redoutable concerto de Henri Tomasi, qui a enregistré plus tard ledit concerto, qui était régisseur de la musique de scène de l’opéra et qui m’a enseigné la musique de chambre, Pierre Ambach, donc, me disait : « Va remplacer ailleurs. Pas toujours dans le même orchestre. Tu écouteras d’autres façons de jouer. Si tu restes dans un seul orchestre, tu vas te forger des certitudes fossiliser et, plus tard, foncer droit dans l’impasse des conflits. » Il avait raison. Regarde ce qui se passe autour de nous ! Au nom de certaines idéologies, des décideurs nous conduisent dans les impasses des conflits.

Pas qu’en musique…
Non, la musique n’est pas plus fautive. Elle est partie prenante de la société. Elle risque donc, hélas, d’être contaminée par certains travers qui caractérisent telle ou telle manière d’exercer le pouvoir.

 

 

 

« Un artiste, c’est d’abord quelqu’un d’autonome »

 

Soit, mais quelque chose me chafouine, Pascal.
Quoi ?

Ceux qui te connaissent te voient comme un homme décidé, volontaire, sûr de son fait. Or, dans cet entretien, tu sembles te transformer en chantre de l’extériorité et de la différence. Cette volonté d’aller voir ailleurs te vient-elle de ton parcours, ou ton parcours a-t-il forgé cette volonté puisque,

  • trompettiste, tu es devenu organiste ;
  • expert en facture d’orgue, tu te passionnes pour les instruments numériques ;
  • musicien, tu revendiques une culture plus large, évoquant parfois un film issu de ton immense dévédéthèque rassemblant l’essentiel du cinéma en noir et blanc ?

Je ne viens pas de la musique. Mon grand-père était boulanger. Je suis né dans une boulangerie. Certes, mon grand-père, m’a-t-on raconté (il est décédé quand j’avais six mois), jouait très bien de l’accordéon. Est-ce de lui que je tiens ma fibre musicale ? Pourquoi pas ? Mais je me suis construit, en tant que musicien, avec autre chose que la fibre musicale. Parfois, je suis consterné en voyant la pauvreté de la culture de certains qui aspirent à devenir de grands musiciens. Foin de circonvolutions : on ne peut pas être un grand musicien si on ne connaît rien d’autre que sa musique.

Ta pratique de milieux différents de la musique, qui est un choix et non un faute-de-mieux, doit te faciliter la vie quand tu prends ta casquette diplomatique d’organisateur de festival, de concerts ou de restauration…
Tu veux parler des décideurs pécuniaires ? Parlons-en sans tortiller ! Je connais bien les élus du grand Est, et pas uniquement du grand Est ; et je vois que, quand ils rencontrent un musicien classique, y a un problème. En gros, ils pensent que le type vient chougner parce que la lumière ou la température ou la taille de leur nom sur l’affiche ne leur convient pas. Mauvaise nouvelle pour ces adeptes de l’art de maugréer : les élus ne supportent plus cette attitude. Enfin !

Quelles solutions proposes-tu pour réconcilier musique et politique ?
Il faut que les musiciens se responsabilisent, qu’ils fassent sentir à leurs interlocuteurs que, certes, ils ont besoin d’argent public mais qu’ils sont aussi capables d’agir, eux aussi. Que, certes, ils veulent faire de la musique mais qu’ils veulent aussi la partager avec les autres, donc qu’ils ne joueront pas qu’en tournant autour de leur nombril.

Ce n’est pas le cas le plus répandu, sembles-tu sous-entendre…
En France, non, et je ne le sous-entends pas, je le dis ! Je suis frappé par la difficulté qu’ont certains collègues à se prendre en main. Regarde les musiciens de l’orchestre de Pologne. Quand ils s’installent, ils ont leur instrument, leur pupitre, leurs lampes. Ils ne demandent rien à personne. Chez nous, certains mecs ont l’impression de déchoir s’ils font preuve d’une once d’autonomie.

Tu n’es pas de cet avis.
Je suis même de l’avis contraire ! Je crois qu’un artiste, c’est d’abord quelqu’un qui est autonome. Quelqu’un qui n’est pas autonome n’est pas artiste, il est dépendant, ce qui signifie qu’il n’est plus libre. Il n’est plus libre de ses pensées, de ses choix, de ses actions. Il-n’est-plus-libre. La dépendance aux autres, qui devrait être honnie, est parfois érigée comme le signe de la réussite artistique. « On s’occupe de moi, c’est formidable car je peux me concentrer sur ma musique… » C’est formidable ? Tu oublies que ce n’est plus ta musique, mon gars. Comment un musicien qui renonce à sa liberté peut-il encore se dire musicien ? Je ne dis pas que je suis tout le temps libre, ça s’saurait ; néanmoins, je dis que renoncer à sa liberté sous le prétexte aberrant « se consacrer à son art » est une contradiction absolue. L’art doit lutter pour sa liberté. C’est exigeant, fatigant, parfois rageant, chronophage, frustrant, tout ce que tu veux, mais ce devrait être la base de la pratique musicale.

Et c’est loin de l’être ?
En France ? Très, très loin.


Archives de l’artiste

 

Épisode septième
Construire pour la musique

 

Nous avons terminé le précédent épisode sur ton éloge radical de la liberté en musique. Pour gagner encore en liberté, tu as choisi de construire un studio à ta main – un studio colossal…
… qui n’est pas encore totalement achevé mais qui est entré dans la phase de finition.

Qu’est-ce qui t’a poussé à concrétiser cette envie et, sans doute, cet énorme investissement ?
Je voulais un outil pour mes vieux jours, même si je ne vais avoir que soixante et un ans cette année. Avec une particularité : si l’humanité se divise en lièvres et en tortues, je suis une tortue. Y compris quand je travaille. Par exemple, quand je repasse des chorals de Bach, comme en ce moment, je les joue à soixante à la double croche d’un bout à l’autre.

Tu n’es pas rendu…
Non, ça ne va pas vite, mais j’ai toujours travaillé ainsi.

 

 

 

« J’ai une passion pour le son »

 

Un grand choral doit te prendre une demi-heure à rrrrredéchiffrer.
Oui, peu ou prou, mais la lenteur deux avantages :

  • ça développe la concentration et
  • ça rend humble.

Regarde les doigtés ! J’applique ceux qui sont indiqués par la version de Marcel Dupré pour [les éditions] Bornemann. Beaucoup la critiquent sous prétexte que, si on applique les indications à la lettre (enfin, au chiffre, en l’occurrence), on joue legato. Et alors ? C’est aussi ce que les imbéciles reprochaient à Herbert von Karajan, quand il dirigeait l’orchestre philharmonique de Berlin : il insistait sur le legato. Pourquoi ? Parce que le legato rapproche l’instrument du chant. Le legato, ça chante ; pas le staccato. La version Dupré t’offre un parfait legato et une sécurité idéale. Quand tu joues exactement ce qui est écrit, tu ne te poses plus de question technique, ce qui te permet de rentrer dans la musique. La difficulté pragmatique s’est dissoute, quelle qu’elle soit.

Tu as dû expérimenter cette conviction dans tes années trompette !
C’est le même processus, en effet. J’ai très bien connu Maurice André, même si je n’ai jamais été son élève, et je sais que, quand il jouait Haydn, tous les matins, il jouait la partition à soixante à la noire. Chaque émission, chaque valeur, chaque intensité, chaque note, tout était travaillé. Le résultat se voyait lors des répétitions avec orchestre. Si le chef demandait de reprendre, c’était pour ses ouailles, pas pour Maurice.

Tu décris une méthode de travail que d’autres jugent un rien poussiéreuse.
C’est qui, ces « autres » ? Qu’est-ce qu’ils ont apporté comme méthode de travail ? Oui, c’est une vieille méthode. C’est l’école Dupré, c’est la pédagogie de Lemmens, c’est la lignée des grands pianistes comme Yves Nat – bref, c’est une méthode qui, me semble-t-il, a fait ses preuves, non ?

Tu as conscience que tu t’es énormément éloigné de ma question : on partait du projet du studio, et on en est à évaluer la pertinence des doigtés indiqués par Marcel Dupré…
D’accord, j’ai fait un petit détour, mais ça participe de la même logique ! Pour le studio, comme pour la musique, c’est une histoire de passion pour le son. J’ai toujours aimé faire de la prise de son. J’ai appris avec les gens de l’ORTF, partisans d’un son global. Par exemple, l’autre jour, pour Radio classique, on a enregistré le Requiem de Gabriel Fauré avec l’orchestre de Metz. Ils mettent un micro par musicien. Pour l’orgue, un micro par enceinte. C’est leur esthétique. Elle n’est pas sans danger. Moi, par exemple, je n’entendais pas ce que je jouais.

 

 

 

« L’indépendance devrait être la base de la musique »

 

Les preneurs de son n’y étaient pas pour grand-chose, si ?
Mais si ! Au début, on avait mis les enceintes derrière le chœur, comme s’il s’était agi de l’orgue de chœur de la Madeleine. Le chef a refusé. Il jugeait que ça faisait « trop de bruit ». Donc on a mis les enceintes trois mètres derrière moi. Génial ! Ainsi, je n’entendais plus ni le chœur, ni l’orchestre, ni ce que je jouais. La totale !

… mais les ingé son n’y étaient pour rien.
Au contraire ! Juste avant le début de l’enregistrement, je suis allé voir le mec dans sa cabine, et je lui ai dit : « Vous serez mes oreilles, moi, je n’entends rien. » Théoriquement, c’est pas dur, le Fauré, pour l’organiste ; sauf que, dans des conditions pareilles, ça se complique drôlement ! Après une prise, je retourne à la régie et je demande si tout va bien. On me dit : « Nickel ! » J’ai compris qu’on n’allait pas être copain. Même moi, je savais qu’il n’y avait pas les notes…

Au moins, dans ton studio, c’est toi qui gèreras ça (t’as vu comme j’essaye de recoller au sujet avec une discrétion très discrète ?).
Là encore, l’anecdote du Fauré est liée au studio car elle aborde la question phare que nous avons évoquée lors du précédent épisode : l’autonomie, l’indépendance comme bases de la musique. Pour le studio, même topo. Je ne veux pas seulement avoir mon studio, je veux le faire et l’inventer. Comme j’aime travailler de mes mains, j’ai construit deux maisons : une pour le studio, une pour les invités. Ces maisons sont à ossature bois. L’entreprise que j’ai engagée monte la maison avec le toit ; à toi de faire le reste – l’isolation, le pare-vapeur, l’eau, l’électricité, les parquets, les huisseries, tout. Crois-moi, y a du boulot !

D’autant que, j’ai vu les photos que tu as partagées sur les réseaux sociaux, le studio n’est pas une cabinette de plage…
La pièce principale mesure cent trente mètres carrés, quatre mètres sous plafond. Tout en bois…

… avec un orgue à tuyaux sans tuyaux.
Oui, c’est un [orgue électronique] Allen que j’ai récupéré avec une façade à tuyaux, un modèle des années 1960 de type classique, avec positif, grand orgue et récit. Certes, il a le côté américain propre à la marque, mais il a vraiment de très beaux jeux. Quant aux équipements techniques du studio, ils sont de premier ordre. La cabine aussi. Il y a une trentaine de micros différents à disposition !

 

 

 

« Le manque de dialogue mine la musique »

 

Ce studio n’est donc pas un studio pour t’enregistrer, toi exclusivement. Il est appelé à capter moult autres artistes.
Ah, oui, l’idée est de le louer à des musiciens soucieux de bénéficier d’une prise de son naturelle.

« Naturelle » ?
En clair, il n’y a pas de moquette. T’es pas obligé de réinventer le son en cabine a posteriori. Ici, la musique n’est pas absorbée. Les micros la saisissent. Dans une captation, le plus important est que le son soit vivant. Pas trop, bien sûr : quand t’es dans une église, tu rapproches les micros. Par exemple, l’orgue, dans une église, c’est ce qu’il y a de mieux puisqu’il a été conçu et harmonisé pour ça. En revanche, un piano, quand tu le captes dans une salle mate, tu rajoutes de l’écho ou ce que tu veux en postproduction, mais le résultat sonne souvent artificiel, distordu, pas beau. Dans mon studio, on a tout pour éviter ça. Que ce soit le piano, le quatuor ou l’orchestre de chambre (on peut accueillir jusqu’à vingt cinq musiciens), la volumétrie très importante et le choix des matériaux visent à laisser chanter la musique. Orgue et chant, ensemble de cordes, c’est fait pour. En plus, on n’est qu’à une heure un quart de Paris et à dix minutes de Rouen si tu viens en train ; il y a une belle réserve d’hébergements à proximité ; et, avec Marie-Pierre Cochereau, on a décidé de baptiser l’endroit « Studio Pierre Cochereau ». On va l’inaugurer le 5 juillet, à quelques jours des cent ans de sa naissance ; et y sera installé le Pleyel de Pierre que j’ai récupéré quand l’instrument était encore dans les Alpes.

Bref, c’est un lieu nouveau et un lieu mémoriel.
Surtout que j’ai rapatrié toutes les archives de Pierre Petit, que j’avais récupérées quand j’étais prof à l’École Normale de Musique. À terme, j’aimerais que l’endroit devienne aussi un lieu de consultation. Par exemple, j’ai à peu près vingt mille vinyles plus du tout réédités. J’ai les platines Revox à bras tangentiel pour faire des copies. Et toutes les partitions d’orgue que j’ai à Toul et dont beaucoup ne sont plus éditées, je vais les rapporter à Saint-Martin. Il y aura des raretés comme du Jean-Jacques Grunenwald, et des curiosités telles que l’adagio de la Troisième symphonie de Louis Vierne que le compositeur avait transcrit pour orgue et orchestre… et que j’ai enregistré avec l’orchestre de la police nationale.

Ça n’existe plus ?
Mais non ! Si tu écris à [l’éditeur] Durand, c’est tellement pas rentable pour eux qu’ils ne te répondent même pas. Moi, Michel Chapuis m’avait donné le manuscrit. Je suis allé jusqu’à proposer à Durand une version pour orgue et orchestre d’harmonie plutôt que symphonique, afin que l’œuvre soit susceptible d’être davantage jouée ; ils n’ont pas daigné me répondre. On en est là. Encore une fois, le manque de dialogue mine la musique.

 

 

 

« Les certitudes durcissent les cœurs »

 

Tu as testé le son de ton studio, j’imagine.
Il est extra. En ce moment, j’y travaille à l’orgue. Avec un bourdon de 8’ et une flûte de 4’, comme ceux qui savent travailler. Ça me suffit. Ça sonne merveilleusement bien ! Et puis, une fois que c’est su, bam, j’envoie le grand jeu.

C’est souvent le moment récompense de l’organiste.
Écoute, hier, j’ai mis le tutti : ça sonne clair, précis, puissant. J’étais content ! Mais, accroche-toi, ce n’est qu’un début. Je vais sûrement passer l’Allen en double registration avec l’Hauptwerk. Et je vais installer des caméras en hauteur, invisibles, pour les jeunes qui veulent cliper leur travail afin de candidater à tel ou tel concours international. En plus, il y aura trois pianos : le Pleyel dont on a parlé, idéal pour l’accompagnement du chant, un Bechstein pour le classique et un Kawai de type mixte. L’idée est de faire de ce studio un lieu de partage, une notion qui manque souvent au milieu musical.

Lieu de partage, mais pas lieu de concert.
Non, mais presque ! J’ai rencontré le curé de Saint-Martin, un type formidable. C’est un ancien militaire. On a parlé d’un projet de festival pour son abbatiale du quatorzième siècle. On peut y mettre mille spectateurs ! Résultat, on va doubler le festival de Toul en Normandie.

Avec un orgue numérique, on y revient !
Obligé, je t’ai dit que l’orgue qu’il y avait dans l’abbatiale est un instrument mésotonique fixé en 415. À part du Michel Corrette, du Michel Corrette et encore du Michel Corrette, qu’est-ce que tu veux jouer ? Donc, oui, ça se passera sur le Virtualis.

Avec quel programme ?
Cette année, on donnera deux concerts. Michael Matthes viendra rendre un hommage à Pierre Labric, 103 ans, que je vais incessamment interviouver dans mon émission sur RCF. Il jouera la Symphonie-Passion de Marcel Dupré et du Jeanne Demessieux ; puis ce sera le tour de Baptiste-Florian Marle-Ouvrard, un musicien génial, d’une très grande ouverture d’esprit. Je crois que c’est ce que je préfère, ça, l’ouverture d’esprit. Tu sais, au début du Pacte des loups, il y a ce moment où le héros, poursuivi par la foule, écrit : « Il fallait bien que ce monde change. Les certitudes rendent les hommes aveugles et durcissent leurs cœurs. » C’est aussi vrai en musique, et il faut se réjouir quand de grands ou moins grands acteurs de ce petit monde évitent de sombrer dans cet écueil !