Redouane est Harjane, Studio des Champs-Élysées, 2 octobre 2017
Redouane Harjane est avant tout l’interprète d’un sketch d’un quart d’heure constitué d’une myriade de situations absurdes ou dérangeantes, et se terminant par la chanson « Tu te dis que ça n’arrive qu’aux autres », vidéo visionnée près de deux millions de fois sur YouTube. Mais c’est aussi un énergumène singulier qui, sur scène, alterne sketchs parlés et sketchs chantés, accompagnant fort bien sa jolie voix au son de sa guitare acoustique amplifiée. L’artiste est actuellement, les jours non-nobles (dimanche et lundi soirs), au Studio de la Comédie des Champs-Élysées, une sorte de grande boîte à chaussures très rouge et fort chic jouxtant le plus célèbre Théâtre des Champs-Élysées, même si tous ces lieux de culture sont sis (et non saucisse, ô humour quand tu nous frissonnes !) avenue Montaigne, pas sur l’autoproclamée « plus belle avenue du monde », bref.
Le genre : soyons spécifique, quitte à sembler pédant, avec « ant » à la fin, merci. « Redouane est Harjane », s’inscrit dans la veine du stand-up, terme désignant un spectacle comique où l’acteur, seul en scène, sans décor, enchaîne les séquences, souvent thématiques, au cours desquelles il interprète un personnage qui lui ressemble et affronte avanies du quotidien ou bizarrerie plus structurelle du monde. Cette mode humoristique s’oppose aux spectacles « à sketchs », où l’acteur interprète des personnages distincts de ses supposées autobiographie et personnalité.
Les atouts : on peut dégager trois grands atouts du zozo.
Le premier est sa personnalité artistique métissée, insérant dans le shaker de son humour
- un sens de l’observation qui salive devant bizarreries et incohérences,
- un rythme syncopé, et
- un métier qui s’est poli dans le jeu avec le public (moins d’interactions agressives que dans certaines vidéos, ce qui rend toute punchline bien sentie plus drôle).
Le deuxième atout est, paradoxalement, constitué par la fragilité du comique. De fait, on croit sentir le bonhomme, pourtant rodé aux grandes scènes, presque inquiet de ce nouveau contact avec un public plus restreint réuni dans un théâtre chicoss ; on subodore que son running gag du « où j’en suis » et « qu’est-ce que je devais dire, là » comporte une grande part d’authenticité (en témoignent les couplets partiellement sabrés dans certaines chansons) ; on note que l’hurluberlu, d’ordinaire prompt à chercher son public, regarde volontiers vers la régie comme un boxeur malmené cherchant du soutien dans son coin ; et cependant, loin d’être rédhibitoire, ce manque d’assurance apparent, associé à un métier qui stabilise et professionnalise le tout, fait un heureux ménage avec le personnage acide qu’il joue, le rendant aussi humain que corrosif. On n’a donc pas affaire à un show furibond qui sentirait le factice, plutôt à un spectacle presque touchant où l’on voit dialoguer le comique-qui-fait-le-job et l’artiste qui cherche, par son humour et sa montée sur scène, à appréhender et apprivoiser son rapport au monde. Et ça marche.
Néanmoins, le troisième atout, le plus important, est que Redouane Harjane chante en laissant sa guitare le démanger. Des vraies chansons avec couplets et, hélas, refrain (ce n’est pas ce qu’il pond de plus passionnant, fût-ce essentiel pour communier avec le public, comme dans « Burn-out ») ; des chansons judicieusement inachevées (« Dans quel monde Vuitton », qui partait local mais mal) ; des sketchs chantés (« Alzheimer ») ; voire des chansons qui auraient pu rester inachevées mais qui ont finalement trouvé leur intégralité… hélas (« Le game », que l’on aurait trouvée plus drôle si elle s’était achevée après les deux premiers vers et leurs répétitions). Sur ce spectacle, l’artiste ne se sert pas de sa guitare pour occuper ses mains ou pour se donner une contenance pendant les rires ou les applaudissements ; il lui attribue une fonction plus classique, concrète (accompagnement) ou technique (lisière entre deux styles d’expression) qui offre au spectateur l’occasion de mieux apprécier l’alternance texte / parties chantées. De la sorte, lesdites parties chantées acquièrent un statut spécifique, qui n’est pas toujours de « faire autant rire qu’un sketch » – Wally, par exemple, est bien meilleur auteur de chansons-pour-faire-rire ; toutefois, Redouane Harjane invente une chanson hybride, qui ne se réduit pas à la fonctionnalité comique, façon « Petit oiseau si tu n’as pas d’ailes » ou « La pneumonie » façon Gad Elmaleh, ou “Petit poney” côté Dieudonné M’Bala M’Bala (“c’est le nom qui est marrant, ça rebondit”) et qui n’a rien à voir, doit-on le préciser, avec les consternantes visées musicales qu’eut Élie Semoun. L’utilisation originale de la chanson sous ses multiples formes est, assurément, l’un des grands atouts de Redouane Harjane.
Les regrets : bien que la soirée soit sympathique, drôle et stimulante, on peut toujours trouver à redire vu que, ben, quand même, on fait c’qu’on veut avec ses ch’veux, tant qu’il en reste un peu.
Premier regret, par exemple, les passages rebattant des sujets « à sketch » déjà traités pas par un, pas par deux comiques, non, par moult, mais en vain : ainsi de l’appartement minuscule, qui permet à l’artiste de rentabiliser son gag du « il m’a dit : “Éteins” » que l’on trouve dans sa vidéo-phare – d’autres resucées, clins d’yeux aux habitués, émaillent le spectacle, comme le film porno partagé avec le père ou le second tube « Burn-out » ; l’orthorexie « sans gluten », où l’on apprécie néanmoins le gag du type qui s’énerve contre le cheveu ornant son plat (« mec, qu’est-ce que tu flippes pour rien ? t’as déjà une vache morte dans ton assiette, c’est quoi ton délire ? ») ; la complainte sur les réseaux sociaux qui nous happent et nous abêtissent, etc.
Le second regret est plus une question : on se demande en effet si Redouane Harjane n’aurait pas intérêt à travailler davantage son point fort et son point faible. Point fort : sens de l’absurde – quel dommage, par exemple, que ne soit pas poussée une idée aussi prometteuse que « j’adore les lits, j’en ai plein chez moi », dont l’exploitation n’est pas à la hauteur de l’auteur tant on l’imagine pouvoir en tirer bien plus. Point faible : le jeu. Comme beaucoup de ses confrères, Redouane Harjane a créé son personnage, son costume et ses mimiques telles que le froncement de paupières. Ce nonobstant, on sent que l’envie de jouer davantage la comédie, et pas que le comique, le titille. Militant en ce sens, la séquence schizophrène placée en début de spectacle laisse penser que le travail avec Ahmed Hamidi, son metteur en scène, pourrait aller plus loin et offrir à l’acteur plus de variété en étoffant le personnage et ses gimmicks scéniques.
Le bilan : depuis que son anaphore “tu connais ce moment, oh” est devenu un de mes tics, je tenais à aller voir ce plaisantin en vie afin, au moins, de payer mon écot à ce que je lui vole chaque jour avec gourmandise. Mais la question se posait : ce trublion serait-il aussi plaisant que je l’escomptais ? In fine, je peux fermement conseiller les curieux aux zygomatiques alléchés d’aller butiner ce spectacle, comique sans effet vulgairement trop connu, plus maîtrisé que les extraits visibles sur YouTube (ainsi de l’utilisation du rire dément, désormais parcimonieuse donc plus percutante), original sans que l’originalité soit une excuse masquant des baisses de tension ou d’inspiration, personnel sans être banalement autobiographique. La puissance des gimmicks (l’excellent « Meurs, meurs, meurs »), les petites piques sur des sujets sacrés (bref passage contre les bébés, voire contre les bertrandferriers qui marchent ou courent sur les escaliers mécaniques – “est-ce que je saute dans les ascenseurs pour monter plus vite, moi ?”), le plaisir des chansons bien chantées, l’incongruité connectant ce spectacle au Studio des Champs-Élysées et, surtout, la personnalité que le comédien compose sur scène, à la fois singulière, futée, acidulée et sympathique, font de Redouane est Harjane un moment savoureux… que l’on aura bon sens à réserver sur des sites du type billetreduc, où l’on trouve des places à – 50 %, ce qui est quand même plus raisonnable.