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Poursuivant notre exploration du label VDE-Gallo, nous poursuivons itou la découverte de René Gerber, gloire de la musique savante suisse du vingtième siècle. En effet, ce n’est pas la première fois que nous évoquons ce compositeur, puisque, grâce à Laurent Worms, nous avions découvert le dernier enregistrement chapeauté par l’artiste de son vivant. Voici à présent une collection de pièces pour pas-beaucoup-de-musiciens, éditées en 1996 et, révélons-le d’emblée, fort gouleyantes car assez dissemblables les unes des autres.
Le disque s’ouvre, et c’est bien aimable, sur un apéritif. La Sarabande pour violoncelle et piano (5’) se décapsule sur un thème inspiré par la « Pavane pour une infante défunte » (même rythme, même mouvement, même atmosphère). Le son, capté par Olivier Buttex – le patron du label – en personne, est chaleureux, direct et proche. Cela a l’avantage de plonger l’auditeur presque physiquement dans l’œuvre, et l’inconvénient de semer sur la pièce de nombreux bruits parasites de Tamas Weber (0’26 à 0’29, par ex., ou 0’58). Qu’importent néanmoins ces signes de musique-qui-se-fabrique-en-direct, car les artistes rendent avec cœur les flux et reflux de cette jolie musique oscillant entre violoncelle accompagné et place plus importante du piano, temps pour vibrer et moments arpégés, tensions nuancées et épuisement vers le silence.

Pour la Sonate pour violon et piano (14′) en trois mouvements, on garde Dagmar Clottu au piano mais on lui associe Friedemann Sarnau au violon. L’Allegro est lancé par une rythmique tonique qui semble s’effilocher avant d’être réanimé par un unisson énergique – lequel n’est pas sans évoquer un certain sens de la musique folklorique façon Bartók. Ainsi la pièce associe-t-elle le charme de l’harmonisation savante et l’intérêt du mouvement-qui-va, non sans proposer des respirations au mitan par l’intermédiaire d’une sorte de cadence confiée au violon seul. Le retour du piano subsume ce contraste de genre et d’atmosphère, renouant avec une rythmique qui n’exclut pas le mystère des résonances et des suspensions. Même si le fade-out final manque de naturel, il y a de quoi régaler tout mélomane.
La Paduana semble inverser les rôles, avec violon en pizz et piano méditatif. S’engage alors un dialogue où se perpétue le motif rythmique liminaire. Le violon tente de l’emporter, gardant, obstinée, sa quête mélodique par-dessus la rugosité répétitive du piano. À lui revient de terminer en pizz ce qu’il a entamé de même, comme pour ne pas laisser non plus la primauté rythmique à son accompagnateur. La Toccata, énergique ainsi que l’on pouvait s’y attendre, donne l’occasion à la pianiste de souligner la tonicité de doigts et poignets. Grandes figures montantes et surtout descendantes s’interpolent entre deux séquences rythmées par le piano. Échos plus que questions-réponses donnent lieu à un bel affrontement entre musiciens de haut niveau, à l’aise dans cette pièce brillante qui tient les promesses de son titre.

Dans une prise de son de Claude Maréchaux, le Camerata de Genève, avec Gui[oui, Gui]-Michel Caillat au piano et Claude Delley à la direction, se voit confier le Concert pour douze instruments à vent et piano (18’) en trois mouvements. Un Moderato non troppo – Allegro molto ouvre la danse et pèse à lui seul autant que les deux mouvements suivants réunis. Un premier motif ternaire, énoncé par la clarinette, ruisselle de pupitre en pupitre dans une atmosphère où mélodie et harmonie simples cohabitent paisiblement. C’est ravissant tout plein, le pianiste prenant soin, comme ses comparses de ne pas mignardiser en chemin. Le tempo maîtrisé et l’aisance des interprètes servent à merveille le projet du compositeur sans effacer les judicieuses tensions de chromatisme ou les heureux contrastes d’intensité. Une musique idéale pour donner le smile et, double avantage, faire fuir les snobs exclusivement dissonançovores.
Par l’intermédiaire des cors, un soir un peu triste résonne au début du Moderato. Dans une atmosphère différente, René Gerber utilise le même principe d’un motif circulant de pupitre en pupitre. La flûte essaye d’apporter une once de gaieté, mais piano et cor insistent pour maintenir l’atmosphère en mineur ; hautbois, cor anglais et de judicieuses « duretez » accentuent cette ambiance joliment endeuillée, sans désespérer la flûte… qui finit par obtenir gain de cause, même si le majeur final réussit une belle synthèse entre les deux pôles qui tiraillent le mouvement. Le lever du jour secoue le Allegramente ternaire qui clôt le Concert. Par moments, le piano réussit à se faire une p’tite place ; mais la parole anime tour à tour chaque instrument.
Une telle musique rappelle que le savoir-faire d’un compositeur peut dessiner une partition pimpante sans se soucier des emperruqués qui y verront une musique simplement mignonnette. En insérant des variations d’émotion dans un Allegramente pas toujours allègre – même si la minicoda trompettante est trompeuse –, René Gerber semble traduire un souci de signer certes une œuvre accrocheuse et plaisante, mais en y glissant aussi de la musique si, par ce terme polysémique, l’on peut différencier la connaissance des règles et astuces d’écriture, d’une part, et, d’autre part, la capacité d’un compositeur à distiller, même dans l’évidence, une petite pointe d’inattendu et d’étonnant qui, ne collant pas exactement à l’apparente logique générale du son, donne matière à penser… sans gommer le plaisir de l’auditeur, au contraire.

Fabienne Legé a la rude tâche d’animer, seule, la Sonate pour harpe (17’), constitué d’un long premier mouvement (10’) et de deux appendices (2’ et 4’). Le « Modérément animé » liminaire s’ouvre sur des arpèges décidés qui s’épuisent sur des harmoniques. Accords et arpèges dialoguent alors, allant et venant sur tout le spectre de la tessiture. Certes, la réverbération donne parfois, notamment dans les graves, une impression de confusion ; néanmoins, l’on apprécie la ferveur qui anime la harpiste et s’exprime tant par des attaques multiples que par des nuances contrastées, conduisant le mouvement jusqu’à sa conclusion quasi guitaristique. En harmoniques, la Sarabande qui suit s’ouvre sur une quasi citation du « Clair de lune » de Claude Debussy. Des accords brisent ce reflet sans parvenir à le dissiper. Ainsi se déploie un mouvement bref, énigmatique et saisissant. L’« Animé » final arpège avec ardeur comme si, du grave au suraigu, le compositeur envoyait l’interprète chercher une introuvable mélodie – prédominent ici le rythme et, au sens motorique plus que musicologique, le mouvement.

La Troisième suite française pour orchestre de chambre (15’) fut excellemment enregistrée par Jean-Claude Gaberel avec l’orchestre de chambre de Ceské Budejovice dirigé par Vladimir Valek. L’Introduction somme la trompette d’énoncer la Carmagnole aussitôt réinvestie par les cordes avec cet art de l’harmonisation dont use parfois avec gourmandise René Gerber, tandis qu’ « Ainsi font, font, font » fond sur l’orchestre jusqu’à débarouler sur le basson. Puis les thèmes se désagrègent, et la carmagnole renaît. Le snob pointera de rares moments où la justesse paraît s’effriter (1’08, entrée des clarinettes) ; l’auditeur honnête applaudira devant cette musique plaisante jouée avec une vitalité qui réjouit. Le Premier ballet poursuit cette veine associant thème populaire et science de l’écriture qui n’a pas honte d’euphoriser, et hop, les mélomanes.
La Pastorale se balance, paisible, permettant aux bois de dialoguer entre eux, les cordes accompagnant ou répondant avec modestie. Tout cela est joliment écrit, et exécuté avec une précision qui n’exclut pas la sensibilité, même lors des reprises. Le Second ballet conte derechef fleurette à la Carmagnole en la perturbant par d’autres citations voire des ruptures de rythme apportées par un basson grommelant. Celui-ci déclenche un crescendo martial mobilisant les percussions ; mais, en dépit de la puissante contrebasse, le double motif initial se dissout gentiment avec les petites marionnettes du hautbois. Le dernier mouvement est une Ronde dont l’introduction tranche avec l’écriture plus naïve qui présidait jusque-là. Chaque pupitre a l’heur de faire sonner son détaché en répétant le motif irrité qui finit par déclencher la colère globale des cordes. Cela n’empêche point le leitmotiv liminaire de continuer de courir, poussé par le swing ambiant que symbolise l’intervention de la clarinette à 3’33. Une coda triomphale peut alors mettre fin à la Suite.



En conclusion
, ce disque présente des pièces très diverses, d’où se détachent deux tendances : la musique joyeuse pour ensembles et la musique plus acérée pour solistes. Si notre inclination nous pousse plutôt vers la première, c’est surtout la complémentarité entre pétillements et sévérité qui fait le prix d’un disque intelligent, au service d’un compositeur polymorphe qui, comme en témoigne la sarabande de la Sonate pour harpe seule, sait surprendre son auditeur. Tant mieux : nous reviendrons bientôt aux autres disques René Gerber publiés par VDE-Gallo, et nous aimons les bonnes surprises !


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