Sylvain Beuf Quartet, Sunside, 16 février 2023 (2/2)

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Un extrait de Sylvain Beuf au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

L’on quittait tantôt l’ambiance tamisée du Sunside, à la fin du premier set – chroniqué ici – de Sylvain Beuf, en quartet ce 16 février dans l’un des principaux temples du jazz parisiens. Nous voici de retour dans une salle qui s’est encore plus remplie qu’à aller pour un second set placé sous le signe de la famille. Après l’hommage à Valérie, l’épouse de, un autre clin d’œil intime se profile. Derrière nous a pris place Tom Olivier-Beuf, le fils de, déjà partie prenante de l’aventure Time Feel, un disque paru en 2021. Papa dégaine le sax soprano pour interpréter un thème écrit par le fiston – un thème qui ne joue pas la joliesse mais se présente plus déchiqueté que lisse, et plus audacieux que flagada – c’est évidemment, le doit-on préciser ? une qualité dirimante.
Le patron déplie l’énoncé avec intériorité et liberté. Le piano de Pierre-Alain Goualch lui répond dans les mêmes tons, avec un même désir de ductilité, de délié. Pas question pour autant de musarder en chemin. Y veillent les Gardiens de la Pulsation, Philippe Aerts à la contrebasse et Gautier Garrigue à la batterie. Ainsi, l’impulsion de la contrebasse irise joliment la pulsion et la pulsation mélodique avant que le retour au calme ne vaille au musicien et au compositeur les brava attendus.
La tune suivante est provisoirement intitulée “À venir”. Le côté éphémère de l’étiquette est assez logique puisque l’avenir est, contrairement au passé, une notion éminemment provisoire… mais Sylvain Beuf déjoue les exégèses en proférant, avec la simplicité qui lui semble naturelle : “J’ai pas compris pourquoi je l’ai intitulée comme ça. Faut pas chercher plus loin.” Pas plus loin, peut-être, mais autrement : le musicien abandonne le soprano. Tandis que son sax fétiche (ce n’est pas une contrepèterie, voyons) reprend ses droits, s’ouvre une introduction méditative en ligne avec l’invitation à la contemplation de ce qui va suivre.

  • Préluder sans trop dévoiler,
  • introduire sans déflorer et cependant
  • laisser deviner sans stagner

sont les mamelles sinon du destin, du moins de l’avenir. Piano et sax interrogent et auscultent à la fois le potentiel du thème. Les fûts de Gautier Garrigue sont partie prenante du solo de sax au cours duquel ils n’hésitent pas à envoyer. Le piano paraît transitionner du leader à la contrebasse, qui signe une jolie impro marquée par deux mouvements contradictoires :

  • la verticalité des variations de registres et
  • l’horizontalité des boucles.

Une reprise du thème et une coda plus tard, les spectateurs-buveurs reposent leur chopine (j’avais écrit “leur copine”, y a évidemment faute, monsieur l’arbitre, et depuis l’début, encore) ou leur tasse de camomille bio coupée à la véritable eau de source purifiée par une directrice commerciale de grande boîte reconvertie en chamane authentique depuis 1739 afin d’applaudir comme il se doit.

 

Gautier Garrigue au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Encouragé par cette atmosphère chaleureuse, Sylvain Beuf s’essaye à la parophonie en annonçant le titre du morceau suivant, “Leaving towns et pas Living stones“. Et d’ajouter, devant la perplexité de ses acolytes : “Ha, oui, ils sont perdus parce que, hier, ça ne s’appelait pas pareil. Mais rassurez-vous, les notes, elles, ne bougent pas !” Et, de fait, quand jaillissent les notes des potes, l’harmonie du quartet s’est reconstituée avec une efficacité quasi magique. Le solo de sax explore le thème sans rejeter le projet d’explosion et d’énergie sonore. Inventif ainsi qu’à ce qui finit par ressembler à l’accoutumée, ce qui pourrait paraître contradictoire mais dont il parvient à subsumer l’aspect oxymorique, olé, en se réinventant à chaque fois, Pierre-Alain Goualch tonifie son passage, posé sur une section rythmique toujours à l’écoute, en usant d’une large palette d’ingrédients parmi lesquels

  • loops,
  • accents,
  • ruptures d’harmonie discrètes sur les notes de passage et
  • volutes de virtuosité.

Le sax reprend ensuite le thème puis plonge dans l’introduction réflexive du morceau suivant. À la reprise, une rythmique quasi enlevée présente le thème sous un autre aspect. Au piano de se saisir de la grille pour faire décoller les particules élémentaires de la partition, qui ne sont pas encore du jazz, juste les ferments de cette musique de la créativité perpétuelle. Le musicien dégaine alors son trio gagnant :

  • l’ivresse d’une technique remarquable,
  • le vertige d’une harmonie décoiffante et
  • le désir fanfaron qui bat dans les accords solides de la main gauche.

En réponse, un solo de contrebasse s’immisce, entre

  • poésie et vigueur,
  • inspiration et rigueur,
  • liberté et mystère intérieur,

id est sur ces lignes de crête où le jazz di qualità, pensé et néanmoins accessible (et vice et versa), peut envoler l’auditeur.

 

Pierre-Alain Goualch au Sunside (Paris 1), le 16 février 2023. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Tandis que le sax se charge seul de la coda, les autres musiciens préparent leurs partoches, puis le piano lance le groove. L’intro se développe en quartet, mais la transe en trio qui suit permet à Pierre-Alain Goualch de s’humecter la glotte, ce serait quand même ballot de tomber en panne sèche alors que le bar est proche et que le saxophoniste ne semble pas disposé à partager son demi. L’auditeur comprend qu’il écoute le dernier morceau officiel quand il voit le sage Sylvain Beuf devenir foufou lors de son solo. Le pianiste lui emboîte le pas et délivre une variation électrique. La tradition est respectée puisque Gautier Garrigue a droit à son solo, dont il développe les phases d’intensité variable avec une maîtrise qui n’exclut pas le frisson propre aux musiques qui s’inventent devant vous. Le pianiste reprend le contrôle des opérations, et l’affaire se clôt sur le triomphe attendu.
Un bis classique, tonique à souhait, donne une nouvelle et dernière occasion de profiter

  • de l’esprit de groupe qui unit ces quatre-là,
  • de l’art de Pierre-Alain Goualch pour jouer contre le thème et grâce à lui,
  • du sens narratif de Philippe Aerts en dialogue progressivement émoustillé avec le piano, et
  • de la figure attendue du solo de batterie entrecoupé par des morceaux de morceau.

Tout cela virevolte sans affèterie, sans mysticisme mais pas sans profondeur, autour d’un saxo fédérateur, capable de susciter une palette de sonorités, de climats et d’émotions dont la variété – peut-être dopée par la fraîcheur de morceaux non encore fixés donc de soli non encore peu ou prou pavés de bons sédiments – a pleinement profité à ce concert et à ses auditeurs. De la belle ouvrage que cette préfiguration hivernale des Couleurs d’automne !