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Sylvie Carbonel chez elle, le 16 mai 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Avec son coffret de dix disques aux allures de rétrospective (retrouvez nos 24 chroniques – oui, 24 – sur le sujet ici), Sylvie Carbonel démontre à qui en eût douté que, à côté des pianistes spécialisés dans l’interprétation d’un compositeur ou d’une époque, il en est d’autres qui revendiquent de pouvoir et savoir tout jouer,

  • de Scarlatti à Schönberg,
  • de Bach à Messiaen,
  • de Beethoven à Louvier,

et ce,

  • en solo,
  • en formation chambriste ou
  • avec orchestre.

À l’occasion de cette sortie événement, elle nous a accordé un entretien lumineux et intime pour dévoiler quelques parts de son mystère – donc, aussi, le nourrir.

 

1. Apprendre à jouer


Épisode deuxième
Créer sa sonorité

 

Sylvie Carbonel, dans le premier épisode, nous avons évoqué quelques aspects de votre formation musicale que l’on pourrait appeler « initiale ». En effet, le succès que vous rencontrez lors du concours de sortie du CNSMDP clôt un important cycle de travail et vous propulse directement dans le monde que vous aspiriez à habiter : celui des concerts en général et des tournées en particulier…
C’est un fait. Comme j’ai été remarquée au Conservatoire, j’ai eu le bonheur de faire tout de suite de grandes tournées – et ce, dans toute l’Europe. J’ai beaucoup joué en Allemagne, en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Suède, en Norvège…

… vous sillonnez même la Grèce tant et si bien que vous expliquez la connaître comme votre poche ! Puis vous écumez le Moyen-Orient et tournez beaucoup en Égypte, en solo et avec orchestre.
Mais comment le savez-vous ?

Est-ce exact ?
Oh que oui ! J’ai sillonné ce si beau pays qu’est la Grèce : j’y ai donné dix-huit concerts. J’étais très heureuse… et morte de fatigue ! Au Liban, j’ai joué au festival de Baalbek. Quel pays merveilleux ! Il est si beau !

Ou, du moins, il l’était.
Hélas… J’ai joué à Beyrouth. J’ai aussi gagné l’Égypte où j’ai vécu des moments d’une grande intensité. Je me souviens d’un concert au Caire… C’était extraordinaire !

 

« Ce que je joue correspond à mes choix de cœur »

 

D’où vient que vous avez pu tourner autant aussi vite ?
Au Conservatoire, quelqu’un était chargé d’organiser des tournées, notamment pour l’Allemagne et la Scandinavie. Comme je suis sortie première nommée, j’ai été choisie pour endosser la tournée la plus intéressante.

C’était un tremplin que vous aviez gagné, mais vous avez su en tirer profit selon le fameux principe du « être programmé, c’est bien ; être reprogrammé, c’est mieux ! ».
J’ai eu la chance que l’attachée culturelle en Allemagne apprécie ce que je faisais. Elle m’a proposé de revenir l’année suivante pour quinze concerts. Quinze concerts, vous vous rendez compte ? Évidemment, j’ai sauté de joie.

Que jouiez-vous à cette époque ?
Il m’arrivait de commencer avec la sonate K.330 de Mozart ; ensuite, lors de la première tournée, je jouais les Fantasiestücke opus 12 de Schumann, la Quatrième ballade de Chopin, trois extraits des Miroirs de Ravel (« Les oiseaux tristes », « Une barque sur l’océan » et « Alborada del gracioso ») ; et je jouais les trois pièces opus 11 de Schönberg. C’était un de mes tubes.

 

 

Pas étonnant, dès lors, si on les retrouve dans le coffret qui vient de paraître chez Skarbo !
J’adooore cette œuvre. Elle m’a suivi toute ma vie. Je m’y sentais bien. À écouter les critiques, je crois que je la jouais très bien. Et c’est avec elle que j’ai eu mon prix en analyse.

Aviez-vous déjà conscience des exigences ou des conventions, selon les points de vue, qui encadrent un programme de concert ? Par exemple, aviez-vous des pressions pour mettre du Chopin et du Mozart ? Étiez-vous amenée à négocier, comme certains de vos pairs, sur l’air du : « OK, tu joues Schönberg si ça te fait plaisir mais, d’abord, tu nous mets des pièces plus bankable ? »
Non, j’étais complètement libre. Peut-être ai-je suivi les conseils de Pierre Sancan pour proposer des programmes équilibrés, mais ce que je jouais correspondait à mes choix de cœur.

 

« Ma vie a changé quand je me suis présentée au Leventritt »

 

Dans le précédent épisode de cet entretien, vous avez évoqué le public comme co-créateur des moments de grâce qui, parfois, subliment un concert. Comment appréhendiez-vous, au cours de ces premières tournées, la diversité d’un public qui, certes, doit bien inclure quelques amateurs de musique dissonante ou méconnue (voire les deux !), mais qui comprend surtout, selon toute vraisemblance, des fanatiques de Mozart et assimilé ?
Hum, je ne sais pas trop comment répondre à cette question, d’autant qu’elle est plus ou moins pertinente selon les endroits.

Y a-t-il un auditoire que vous avez préféré ?
En Allemagne, le public est merveilleux. En Amérique, c’est le top, mais, en Allemagne, ce sont souvent des gens musiciens qui viennent vous écouter. Au moins à l’époque, il y avait un piano dans tous les foyers, voire un piano et un violon. Par conséquent, pour ceux qui vous écoutent, la musique n’est pas qu’une théorie froide, c’est une pratique chaude. Ils la connaissent. Ils la vivent. La finesse d’écoute de tels spectateurs est exceptionnelle.

Néanmoins, apprécier un concert n’est pas réservé aux « pratiquants » et aux gens très pointus en pratique instrumentale ou en musicologie !
Surtout pas ! Du reste, c’est fascinant de constater qu’il y a plusieurs façons d’être à l’écoute et de remercier un concertiste. J’ai rencontré des publics très attentifs voire enthousiastes un peu partout. Certes, quand j’ai fait une grande tournée en Chine et en Asie du Sud-Est (à Singapour, Taïwan et Hong Kong), j’ai eu la sensation que les spectateurs étaient plus réservés ; mais, là encore, il est plusieurs manières de marquer son appréciation, et j’ai été formidablement accueillie là-bas également. Si bien que, pour vous répondre, non, je ne crois pas qu’il y ait tant de différences au sein du public et entre les publics eux-mêmes.

Vous nous décrivez avec une modestie non feinte un début de carrière tonitruant, qui aurait satisfait n’importe quel artiste… sauf vous.
Si, si, j’étais très contente !

Pourtant, alors que vous triomphez dans le monde entier, vous estimez que votre formation n’est pas terminée.
Ce n’est pas si simple, mais il y a de ça !

 

« Aux États-Unis, mon horizon a éclaté »

 

Pourquoi n’est-ce pas si simple ?
Eh bien, ce n’est pas si simple parce que, en plus de faire de belles tournées, je passe les grands concours internationaux. Ainsi, je suis lauréate du concours Georges Enesco de Bucarest et j’ai obtenu le Prix international Olivier Messiaen à Royan. Mais l’un des tournants de ma vie d’artiste – et pas seulement d’artiste… –, c’est quand je suis allée à New York passer le concours Leventritt, qui était le concours le plus important à l’époque.

Le Van Cliburn – artiste qui a d’ailleurs remporté le Leventritt en 1954 – n’existait pas encore, à l’époque ?
Non, il a été créé en 1962. L’année où je me suis présentée au Leventritt, nous étions deux cents candidats au premier tour. J’ai fait partie des sept demi-finalistes.

C’était une performance plus que remarquable !
Surtout que, devant nous, les plus grands pianistes américains entouraient Rudolf Serkin, président du jury ; et c’est sur les conseils de Rudolf Serkin en personne que j’ai pris la décision de vivre aux États-Unis.

 

 

Rudolf Serkin avait confirmé votre intuition : vous sentiez qu’il y avait quelque chose en plus qui vous manquait en France.
C’est juste. J’ai senti que, aux États-Unis, l’esprit était ouvert. J’ai deviné que, là-bas, tout était possible. En France, tout était étriqué. Par exemple, au Conservatoire, il ne fallait surtout pas aller écouter les élèves dans les autres classes. L’esprit musical était bouché. Aux États-Unis, mon horizon a éclaté.

Grâce, en partie, à la courte échelle que vous ont faite l’homme d’affaires Olivier Mitterrand et l’écrivain politique André Malraux…
Oui, ils m’ont soutenue quand je postulais pour la bourse Harkness de New York en écrivant des lettres de recommandation particulièrement chaleureuses.

C’était la moindre des choses ! André Malraux était un de vos familiers.
Je le connaissais très bien, c’est exact. Je jouais souvent pour lui, chez lui…

… et il vous écoutait en sirotant un verre de whisky bien tassé !
En effet, telle était son habitude !

Avec son aide, entre autres, vous obtenez la prestigieuse bourse à laquelle vous aspiriez. Là non plus, ce n’était pas une mince affaire.
Non, mais le résultat est là : grâce à elle, je peux m’installer aux États-Unis. J’y resterai sept ans.

Vous voilà donc à New York et, excusez du peu, vous toquez à la porte de la Julliard School.
J’en suis sortie diplômée.

 

« Un grand soir est beau quand il est un commencement »

 

Tout simplement ! Et pourtant, là encore, vous avez un goût d’inachevé que vous résumé dans une phrase terrible : « Quand je sors de Julliard, je ne me suis pas encore sentie prête pour me vendre. »
C’est vrai.

Votre goût pour les études vous empêchait-il de les quitter tout à fait, ou quelque chose qui pourrait s’apparenter à un complexe de modestie vous tarabustait-il ? De l’extérieur, vous aviez le CV parfait !
Mais, monsieur, la musique n’est pas qu’une affaire de CV, vous savez. Moi, je sentais qu’il me manquait encore quelque chose. Qui mieux que moi pouvait en juger ?

 Soit, mais, d’un point de vue franco-français, nous pourrions nous attarder deux secondes sur ce souci de perfectionnement, non ? Après un premier prix à Paris, des victoires dans les concours internationaux et un prix à New York, qu’est-ce qui pouvait vous échapper pianistiquement ?
Je voulais disposer d’une meilleure sonorité. Je savais faire, mais je voulais parfaire ce que je savais faire. Il faut être parfait pour débuter à Carnegie Hall. Quand le public et les critiques vous entendent pour la première fois, ils doivent subir un choc frontal, pas moins. Vous n’avez qu’une occasion de leur infliger cette commotion. Moi qui rêvais de jouer à Carnegie Hall, je souhaitais mettre toutes les chances de mon côté pour que ce grand soir soit non pas un aboutissement mais un vrai commencement.

Admettons. Ce nonobstant, qu’avez-vous pu trouver de mieux comme lieu d’enseignement, après avoir triomphé au CNSM et à la Julliard School ?
Je suis allée à l’université de Bloomington, dans l’Indiana. J’aspirais à travailler avec György Sebők. C’était un immense génie et du piano, et de la pédagogie. Bloomington elle-même était surnommée « la Mecque musicale du monde », ce n’est pas rien ! Y enseignaient aussi János Starker et Menahem Pressler…

 

« György Sebők était un mentor de vie »

 

Comment votre nouveau mentor vous a-t-il choisie (car si, vous, vous vouliez être son élève, lui devait décider s’il voulait être votre professeur…) ?
Lors d’un camp d’été, dans le nord de New York, nous étions quarante élèves qui aspiraient à travailler avec lui. Or, il m’a dit des choses extraordinaires sur mon jeu.

Du genre ?
« Vos forte pourraient faire tomber les murs de cette salle ! »

 

 

Cette puissance a contribué à vous valoir une place parmi les élus…
Oui, György m’a accepté dans sa classe de Bloomington. J’ai gardé mon appartement à New York même si je travaillais dans l’Indiana. J’avais classe deux fois par semaine. Il fallait jouer une œuvre différente à chaque fois, quitte à y revenir. À chaque séance, György parvenait à trouver le détail à peaufiner. Il savait pointer ce qui ne fonctionnait pas dans une sonorité. C’était exactement ce genre d’expertise dont j’avais besoin pour progresser.

L’homme était-il à la hauteur du professeur ?
Les deux facettes étaient indissociables. Pour ma part, j’étais fascinée par ce personnage. Il était médium. Ce n’était pas seulement un grand musicien, pas seulement un mentor de piano : un mentor de vie.

Il faut dire que vous aviez mis votre enseignant au défi en lui annonçant : « Moi, je peux tout jouer bien. » Quelle audace !
 Ha ha ! Lui aussi était sceptique. Il m’a dit : « Ça m’étonnerait. » Et puis, au bout d’une quinzaine de classes sur des répertoires très différents, il m’a glissé : « Je commence à vous croire… » Vue son exigence, quel compliment sublime !

 

À suivre !