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Jean-Jacques Monanteuil d’après Anne-Louis Girodet-Trioson, “Scène de déluge” (détail), 1820. Photo : Rozenn Douerin.

 

Antépénultième étape avant que les musées ne nous soient interdits : un petit détour estival par le Musée de la vie romantique, à l’occasion d’une exposition intitulée “Tempêtes et naufrages”. Certes, l’affaire paraît fagotée lundi mardi. En effet, la connexion logique entre la première partie, “les prémices”, et les deux suivantes, “les tempêtes” et “après la tempête”, n’est pas très convaincante. Toutefois, elle correspond aussi à la configuration des lieux, la première partie et les deux suivantes n’étant pas situées dans le même bâtiment.

 

Premier épisode : de l’icône à la case de BD

Soit, donc, les débuts picturaux du motif de la tempête. Dans les tableaux présentés, le prisme religieux domine. Voici l’expressionnisme surexpressif de “Jonas jeté à l’eau” achevé par Pierre Paul Rubens en 1619 ; voilà, deux siècles plus tard, la “Scène de déluge” copié par Jean-Jacques Monanteuil sur son maître Anne-Louis Girodet Trioson, avec cette frontière imprécise entre

  • déluge sacré et
  • inondation météorologique.

Du reste, peu importe : si les plus gros caprices du temps fascinent alors, ce n’est point tant pour la jubilation du fait divers mortel que pour le frisson procuré par l’interrogation de sa nature. En clair, ce qui cause le drame, est-ce

  • le climat,
  • l’infortune,
  • le choix de Dieu ou
  • les trois, mon capitaine ?

 

Pierre-Henri de Valenciennes, “Didon et Énée fuyant l’orage se réfugient dans une grotte” (1792). Photo : Rozenn Douerin.

 

Dans ce premier temps, les tableaux choisis jouent donc sur l’impuissance des hommes face au temps qui se déchaîne (tempête ou orage) en soulignant la tension métaphysique propre à ces moments et qu’expriment

  • la religion,
  • la mythologie ou
  • la littérature comme quand, en 1792, sous le pinceau du paysagiste Pierre-Henri de Valenciennes, “Didon et Énée, fuyant l’orage, se réfugient dans une grotte”.

Toutefois, sous cette apparence de mise en avant de la transcendance, la peinture préromantique place l’homme au centre du phénomène climatique, car l’attribution d’un sens qui le dépasse à ce qu’il advient relève d’une fabrication mentale typiquement humaine. Il s’agit donc moins d’une peinture du sens que d’une peinture de la quête d’un sens. En titillant le goût pour le spectaculaire et le tragique, peindre la tempête conduit à interroger

  • la place de l’homme dans l’univers,
  • son anticipation de la finitude,
  • sa confrontation concrète avec la mort qui menace ou vient, et
  • sa capacité à sublimer l’étonnement.

 

Adrien Manglard, “Le Naufrage”, 1736. Photo : Rozenn Douerin.

 

Ainsi, représenter tempête ou naufrage exige de peindre à la fois le phénomène climatique lui-même et ses conséquences humaines :

  • inondations,
  • bris de bateaux,
  • noyades,
  • familles éplorées.

Aussi le temps météorologique n’est-il qu’une acception du temps sollicitée par ces scènes de genre. Le temps chronologique est également au centre de la problématique picturale. Le tableau exige en effet de saisir en synchronicité (image fixe) ce qui est advenu en diachronicité (sur plusieurs heures voire jours).
Dans cette perspective, la visite de l’exposition peut aussi se faire en se demandant quand s’est arrêté le regard du peintre dans la chronologie de la tempête ou du naufrage. Les réponses sont si multiples qu’elles contribuent à l’intérêt de la déambulation. En témoigne ce “Naufrage” d’Adrien Manglard, qui semble fixer le curseur après la tempête. On aperçoit

  • la lumière au loin qui laisse entendre que le plus gros du grain est passé ;
  • les hommes tractent vers la rive ce qu’il reste du bateau ; et
  • le temps de la déploration est déjà venu.

Ce n’est pas du tout l’option choisie par Jean Pillement, peintre du dix-huitième siècle, qui croque le danger en son cœur, alors que les naufragés, désormais sans véritable bateau, sont en fort mauvaise posture et devinent que leur fin s’approche.

 

Jean Pillement, “Naufrage”, dix-huitième siècle. Photo : Rozenn Douerin.

 

L’exposition montre que, au mitan du dix-huitième siècle, l’exploration du naufrage se sédimente. Joseph Vernet contribue à fixer l’archétype de ce genre. Les ingrédients imposés exigent un savoir-faire remarquable du peintre, seul à même de vivifier les conventions et le goût de déjà-vu qu’elles charrient. Une scène de naufrage inclura préférentiellement :

  • une mer déchaînée vue depuis le rivage,
  • un navire qui finit de sombrer,
  • une tentative de sauvetage, et
  • des gens désespérés sur la rive battue par les flots.

Il faut donc maîtriser un savant artisanat pour offrir le frisson nécessaire à la satisfaction de celui qui voit le tableau.

  • Le travail sur la lumière,
  • la déclinaison des couleurs,
  • le saisissement de formes déchiquetées,
  • la puissance du mouvement tempétueux,
  • l’expressivité apportée aux personnages, ainsi que
  • l’art de la construction, des échelles et de la proportion

contribuent, entre autres, à l’intérêt du travail pictural non plus malgré l’itération d’un même modèle mais grâce à elle. C’est de la spécificité d’une déclinaison, d’une trouvaille inattendue ou d’une réalisation particulièrement saisissante que pourra naître l’enthousiasme du contemplateur.

 

Joseph Vernet, “Naufrage” (1750). Photo : Rozenn Douerin.

 

La distinction entre naufrage (impliquant au moins un bateau) et tempête (impliquant seulement une mer déchaînée) est fragile. Le “Naufrage” peint en 1769 par Philippe-Jacques de Loutherbourg représente une tempête en mer avec un naufrage ; la “Tempête” croquée vers 1820 par Ary Scheffer représente moins une tempête que des gens regardant le déchaînement des éléments – on ne sait s’ils craignent pour leur vie ou s’ils redoutent un naufrage de leurs proches en mer. En quelque sorte, la tempête semble peiner à gagner son indépendance. Elle est souvent représentée dans son interaction avec les hommes – naufrage des marins ou crainte des terriens. Même la tempête peinte par Louis Boulanger dans son tableau de 1836, “Le Roi Lear et son fou pendant la tempête”, présente plutôt le gros temps comme une métaphore de la folie royale, dont le seul soutien est désormais son fou.
Ainsi commence sans doute la romantisation de ces motifs : il n’y a plus d’un côté la fureur des flots et, de l’autre, l’homme. Manière d’écho sinon de symbiose se lie entre les parties. Le paysage reflète ce qui m’habite ; et c’est en habitant le paysage que j’étends ma propre portée. Victor Hugo martèlera que, en disant “je”, il parle de chacun. À l’Assemblée, il tancera ses opposants en tonnant : “Ce que vous dites a quelque chose de personnel pour tout le monde !” Mais, dans la célèbre préface des Contemplations, il écrira à ses lecteurs imaginaires :

Parlez-nous de nous, leur crie-t-on. Hélas ! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! insensé, qui crois que je ne suis pas toi !

 

Jean-François Hue, “Naufrage” (détail), 1823. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le paysage, c’est l’homme. L’homme, c’est chacun. Le lien entre les deux, c’est le sujet. L’expriment avec force

  • flots implacables,
  • tonnerre écrasant,
  • destin incontrôlable,
  • fatalité existentielle et
  • questions de sens suspendues par la représentation (meurt-on noyé par accident ? par la décision de Dieu pour effrayer les hommes ? par punition anticipant le Jugement ? l’existence s’arrête-t-elle quand le souffle et le corps disparaissent ?).

La représentation des naufrages et des tempêtes suspend le tragique. Elle a ceci de fascinant qu’elle permet d’imaginer l’inimaginable. La plupart de ceux qui ont vécu de grandes tempêtes ont péri. En saisissant ce moment du juste-avant, la peinture pénètre donc comme par effraction dans l’impensé. Elle est moins mémoire triste qu’immixtion intriguée par l’instant fatal. Peu à peu, elle quitte le domaine de la terreur pour investir celui de l’émotion intime – non plus crainte d’une puissance tutélaire qui peut tout, mais titillement de la contemplation du tragique infligé à autrui. Le spectaculaire se substitue au mausolée ; et la production abondante de ce genre de scènes contribue au glissement de nature des tableaux de tempête.

 

Théodore Godin, “Naufrage”, 1831. Photo : Rozenn Douerin.

 

La question du temps chronologique, évoquée plus haut, laisse place à l’auscultation de la mise en scène : où le peintre situe-t-il l’humain dans son tableau ? Cette interrogation trahit le réinvestissement de la peinture par la pulsion diégétique. La narrativité picturale prend le pas sur l’effet de stupeur. Pour schématiser un tantinet, à l’icône – où la tempête figurait la force de Dieu – succède la case de bande dessinée. Comme une case de bande dessinée, le tableau fait récit alors même qu’il s’agit d’une image fixe. Il raconte un avant et un après. Il nourrit l’imaginaire. Il fait partager les émotions des protagonistes. Il suscite une compassion propre à construire une histoire.
En général, l’issue est sans surprise mais, tant qu’un personnage est en vie, on peut lui supposer une agonie plus ou moins longue, voire une planche de salut. Voudrait-on lui porter secours ou, au contraire, le voir disparaître dans les flots afin de nous goberger de drame ? Dans tous les cas, nous voici impliqué dans une action en cours, qui dépasse le seul écrasement d’humains par la puissance des cieux, des dieux et des eaux.

 

Louis Garneray, “Le Naufragé”, vers 1800. Photo : Rozenn Douerin.

 

À suivre !