“Tempêtes et naufrages”, Musée de la vie romantique, 16 juillet 2021 : épisode 3

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Eugène Isabey, “La Tempête. Naufrage”, 1835. Photo : Rozenn Douerin.

 

Après un premier épisode sur les prémices de la tempête et un deuxième sur les possibles de ses mises en images, que reste-t-il à explorer ? Précisément ce qu’il reste quand il ne reste rien, ni tempête, ni naufragé – ou si peu. Un bout de bois, un cadavre presque dissimulé, des remous en train de s’effacer… Quand la fureur se retire et laisse la nature puis les hommes se débrouiller avec son souvenir, les peintres sont encore là pour capter ce qui n’est plus et comme pérenniser l’instantanéité rageuse dont le spectacle a frappé, parfois mortellement, ses contemplateurs.
C’est le sujet de ce dernier épisode de nos baguenauderies dans l’exposition “Tempêtes et naufrages” proposée par le Musée de la vie romantique.

 

Eugène Isabey, “Paysage romantique. L’épave”, 1825. Photo : Rozenn Douerin.

 

Épisode troisième : de la catastrophe à l’érotisme

Illustration par excellence de la fatalité, l’après-catastrophe naturelle est un sujet que les peintres romantiques ont chéri avec la gourmandise que l’on suppose.

  • Le goût pour le paysage, reflet de nos états d’âme,
  • la fascination pour notre destin mortel incarné par la force implacable des éléments, et
  • le questionnement implicite sur la place de l’homme dans la Nature, avec ou sans capitale,

sont autant d’éléments résonnant avec l’esthétique romantique revendiquée par Eugène Isabey et consorts. Saisir une scène après que la tempête a frappé, c’est offrir les joies de l’analepse à celui qui la contemple.
À la peinture de l’explicite, constitutive du déchaînement orageux, se substitue, pour ainsi dire, une poétique de l’indicialité, au sens où le peintre sème des indices, plus ou moins furtifs, évocateurs (donc poétiques) et non descriptifs de ce qui s’est passé avant. D’où l’effet de flash-back chez l’observateur, qui reconstruit dans l’écume ce qui était océan, si l’on veut bien détourner l’expression de Victor Hugo dans le dix-huitième poème de la première partie des “Contemplations”…

Je sais que c’est la coutume
D’adorer ces nains géants
Qui, parce qu’ils sont d’écume,
Se supposent océans…

En voyant l’écume encore frémissante, nous reconstituons l’océan en furie. La peinture de l’instant d’après est une invitation

  • à un détricotage du récit,
  • à une reconstitution des faits,
  • à une reconstruction d’un fracassement multiple (celui
    • des éléments,
    • des bâtiments,
    • des hommes…).

Qu’elle soit représentée, suggérée ou même mise hors champ, la mort devient un personnage fantasmatique qui chuchote aux curieux des histoires délicieusement inquiétantes et tristes.

 

Augustin Feyen-Perrin, “Après la tempête”, avant 1865. Photo : Rozenn Douerin.

 

Les archétypes du genre se mettent en place, parmi lesquels on peut citer :

  • l’épave, plus ou moins complète ;
  • le cadavre, plus ou moins visible ;
  • la mer en général apaisée ; et
  • la déploration, animale ou humaine.

Pourtant, les “peintures d’après” sont des peintures du paradoxe. Leur crudité, visible ou sous-jacente, contraste avec le calme de la nature. S’instruit alors manière de procès des temps :

  • le temps bref de la tempête,
  • le temps imprévisible qu’il est à l’homme donné de vivre, et
  • le temps long d’une nature sans merci dont la beauté jure avec l’indifférence.

Dès lors, la douceur de la crudité est aussi cruauté de la douceur, car l’apaisement des éléments va de pair avec le déchaînement du deuil pour les survivants.

 

Pierre-Émile Berthélémy, “Après la tempête” (détail), 1859. Photo : Rozenn Douerin.

 

Les tableaux ressortissant de cette catégorie sont d’autant plus intéressants qu’ils jouent avec la complémentarité entre détail et vue d’ensemble. Se noue un dialogue intrigant entre une atmosphère apaisée et une désolation marquée par la mort et la destruction.
C’est de ce contraste que naît le charme – car c’en est un – des tableaux du genre, confrontant la pérennité du monde à la fugacité de la vie. Ainsi le peintre paraît-il entonner la chanson de Satan esquissée par Alfred de Vigny dans les fragments placés en appendice aux Destinées (par ex. Gallimard, “Poésie”,1973, p. 254) :

L’homme en pleurant achève et commence son sort,
Et son berceau, souvent, est le lit de sa mort (…)
Exemple solennel dont l’aspect nous fait voir
Que son plus doux spectacle est dans le désespoir.

Une sorte de joie purrullente, un prurit spirituel que l’on a presque plaisir à gratter, saisit celui qui voit le tableau et contemple ce que nul ne pourra voir : la mort. L’identification au défunt voire aux endeuillés profite de la matière funèbre, au sens où le concept abstrait de finitude se concrétise à travers les cadavres et les fragments de navire. Montrer le désastre après le naufrage revient à tenter de faire résonner une méditation spirituelle chez les “tristes mortels” que, tout pétri de bondieuseries, Victor Hugo houspille avec lucidité dans “Le Dernier chant”, daté de 1823 et intégré au Livre deuxième des Odes et ballades (par ex. Gallimard [1964], “Poésie”, 1980, p. 147) :

Les insensés en vain s’attacheront aux heures
Comme aux débris épars d’un vaisseau submergé.

 

Pierre-Émile Berthélémy, “Après la tempête”, 1859. Photo : Rozenn Douerin.

 

La fin de l’exposition, libérée de la voix impatientante de Guillaume Galienne (n’y a-t-il donc qu’un comédien dans ce bas monde de France ?) lisant des textes sur ces thématiques, aspire à boucler la chronologie du naufrage : après

  • la tempête,
  • le naufrage,
  • la lutte après que le navire a sombré et
  • la mort, s’expose
  • le temps du deuil.

On voit çà la procession d’une famille de pêcheurs dont les femmes ont mine de circonstance ; là, Ary Scheffer qui est chez lui au Musée de la vie romantique représente certes deux membres – féminins, forcément féminins – d’une famille de pêcheurs, mais surtout un rivage vide que cingle encore la tempête. La narrativité picturale sourd

  • du non-dit,
  • du suggéré,
  • du possible.

La peinture et son titre laissent celui qui regarde construire son propre récit, de même que la représentation d’une rousse pulpeuse contemplée par des sauvages un brin surpris construit, chez Jules Arsène Garnier, un érotisme du naufrage oscillant entre croquignolesque, cocasse et saugrenu.

 

Jules Arsène Garnier, “L’Épave” (détail), 1873. Photo : Rozenn Douerin.

 

De la sorte, la scène de genre devient à la fois

  • prétexte à des travaux académiques mis au goût du jour comme elle est, ailleurs,
  • sujet à méditation philosophique,
  • occasion de jubilation cosmique et
  • démonstration d’un savoir-faire exprimé dans une impressionnante pyrotechnie des éléments.

Sans doute retiendra-t-on de cette exposition, visible jusqu’au 12 septembre 2021,

  • un incompressible saisissement devant l’artisanat des maîtres ici assemblés,
  • un étonnement emballant devant la variété celée sous la restriction de toute scène de genre, et
  • un plaisir lié à la confrontation d’inspirations multiples tirées de l’attrait pour la colère des flots et ses conséquences.

 

Théodore Gudin, “Tempête sur les côtes de Belle-Île”, 1851. Photo : Rozenn Douerin.

 

Le temps d’une revigorante promenade enténébrée, nous voici comme

Le contemplateur, triste et meurtri, mais serein,
[qui] Cherche à distinguer l’aube à travers les prodiges,
Se penche, frémissant, au puits des grands vertiges (…)
Et regarde, pensif, s’étoiler de rayons
De clartés, de lueurs vaguement enflammées
Le gouffre monstrueux plein d’énormes fumées.
(Fin des Contemplations, par ex. Gallimard [1943], “Poésie” [1973], 1993, p. 421)

 

Théodore Gudin, “Tempête sur les côtes de Belle-Île” (détail), 1851. Photo : Rozenn Douerin.