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La problématisation

Enfin des concerti pour flûte traversière d’Antonio Vivaldi qu’un flûtiste à bec n’a pas vampirisés ? Hélas, la chose n’est sans doute pas si simple : des connaisseurs soupçonnent au moins la moitié des six œuvres au programme dans ce nouveau disque de Vincent Lucas, d’avoir d’abord été destinées à la flûte verticale (d’où cette étrange photo triste de première de couv’ ?). Faute de pouvoir débattre en connaisseur – que je ne suis pas, c’est très agaçant : le connaisseurisme ne fait pas partie de mes compétences –, force est de constater que le choix de laisser tout l’opus 10 à la flûte horizontale permet au soliste d’offrir à ces œuvres brèves (entre six et neuf minutes les trois à six mouvements) la splendeur de ses sonorités, la variété de ses attaques et la poésie de cette alliance unique entre souffle et son soyeux, ce qui est toujours une belle option dans des pièces qui ne brillent pas par leur intérêt harmonique intrinsèque.

Le contenu

De fait, dès le Premier concerto (RV 433), marketté par le roux et ses éditeurs sous le nom de « Tempesta di Mare », on est éclaboussé par l’énergie déployée par Vincent Lucas dont les doigts étincellent, et l’Orchestre de chambre de Toulouse que son violoniste et directeur artistique Gilles Colliard dirige avec une fougue parfaitement synchrone. Quel swing ! Quelle vitalité ! Idéal pour donner appétit en vue des cinq pièces a priori similaires qui vont défiler.
En réalité, de similitudes, il n’y en aura guère que d’apparentes. Ainsi, l
e Deuxième concerto (RV 439), « La notte » (avec deux “t”, quand même), est un remix d’un concerto pour flûte, basson, deux violons et continuo, nous apprend la notice. Cette fois, il s’agit de donner à entendre une atmosphère plus solennelle, celle de la nuit qui tombe, brouillant la vision comme le suggère le tremblement des trilles de la flûte (piste 4, 1’05). À chaque Largo répondra un Presto, le premier nous plongeant dans les délices brèves des « fantasmi » en attendant que le « sonno » n’apaise l’excitation du deuxième presto grâce à un superbe début grave et presque abstrait – je suis pas vivaldophile, mais ça, aime bien, dirais même : aime beaucoup. L’alternance lent/vif offre au soliste l’occasion de jouer tant sur le souffle, la tenue, la couleur que sur la vivacité, la virtuosité et l’intégration à l’orchestre : la prise de son d’Erwan Boulay articule avec grâce ces moments où la flûte est floutée par l’ensemble et ceux où elle survole ses accompagnateurs, y compris un continuo pêchu mais un brin présent à notre goût.

Big Angry Bird et Try me if you think I’m just a Little Angry Bird, assistants critiques sur le concerto du chardonneret. Photo : Bertrand Ferrier.

Le concerto « Il Gardellino » (RV 428), dont on se demande bien pourquoi le livret omet d’expliquer qu’il s’agit, si nous lûmes correctement Google, du « chardonneret », tire sa célébrité non de son authenticité, pas très claire, mais de ses moments d’imitation animale, quelque peu moins austères que les futures études messiaeniques. Dans le premier mouvement, Vincent Lucas s’amuse avec les différentes formes de détaché et de tenue, rendant d’autant plus intéressant l’enchaînement avec le deuxième mouvement qui poursuit, dans un lent balancement ternaire, le développement du thème liminaire légèrement remodelé. L’art de faire vivre le son et de le couper capte l’attention, alors que le troisième mouvement se déroule avec la vivacité requise sans que la partition ne fascine, soyons franc, en dépit de la précision des musiciens lors des unissons ou des faux rubato (piste 12, autour de 2’10).
Le Quatrième concerto (RV 435) se balance avec grâce, en prenant garde à ne pas confondre allegro joyeux et presto pyrotechnique. Particularité de la pièce : c’est la seule dont on ne connaisse pas d’autre version que celle pour flûte traversière. La constance et l’investissement des interprètes peinent pourtant à masquer le manque de saillies remarquables susceptibles d’attiser le feu de notre curiosité, fors la capacité des artistes à rendre le pétillement guilleret de l’allegro final, ce qui n’est pas rien. Un p’tit break avec accelerando (1’40) confirme que l’ultime mouvement est sans doute le plus captivant des trois.
Cette réussite in extremis précède le Cinquième concerto (RV 434) dont Vincent Bernhardt souligne combien il illustre la pratique de la resucée chez Vivaldi – lui parle d’auto-emprunt, c’est plus chic, incluant : reprise d’un concerto destiné à d’autres instruments, sample de tubes opératiques et insertion de thèmes instrumentaux préalablement exploités. La place laissée au dialogue dans le premier mouvement trahit la remarquable complicité entre le soliste et ses serviteurs. Une petite modulation en mineur surprend dans le « Largo e cantabile », laissant soupçonner en effet le collage d’une pièce préexistant aux mouvements rapides. Erreur : l’allegro final propulse une synthèse des deux modes, en s’affirmant en majeur avant d’injecter de plaisantes et brèves respirations en mineur, prouvant que, même en rabâchant, Antonio sait y faire.

Le Sixième concerto (RV 437) est un régal pour musicologues archéolophiles, puisqu’il mix’n’matche moult concertos pour violon et flûte à bec. Le premier mouvement oppose souvent la flûte à un orchestre ou un pupitre à l’unisson, sans exclure des enchaînements curieux donc gouleyants (piste 19, 2’10, grand moment du disque). Le deuxième mouvement, mineur comme il sied, fait confiance, avec raison, au soliste pour séduire l’auditeur sur un tapis orchestral judicieusement discret. L’allegro final, ternaire, revient à une virtuosité où sont sollicités détachés veloutés, trilles légères, bariolages élégants et envolées égales – obligations virtuoses que la Première flûte solo de l’Orchestre de Paris (et prof, au CNSMDP et au CRR de Paris) enlève avec maestria… lui qui, jusqu’à présent, et notamment chez IndéSENS!, s’était plutôt illustré dans la musique du vingtième siècle.

La conclusion

Enregistré en à peine deux jours, ce disque débaroule sur une discographie encombrée, et dans un genre (le concerto pour flûte) que les gros médias tendent à restreindre à la seule star Emmanuel Pahud. Son seul premier concerto convainc, les suivants soulignent que nous n’avons pas affaire à un disque qui se monte en reproduisant, de pièces en pièces, les mêmes astuces – le choix d’éliminer le clavecin du dernier concerto, par exemple, l’illustre. Dès lors, le fait de graver six concerti n’impose pas une écoute pesante, puisque chacun a sa spécificité saisissable par tout auditeur de bonne volonté. Le disque est, toute flatterie gardée, fort pimpant et plaisant. Ce qui mérite des wow y est supérieurement interprété, ce qui est plus tout-venant est joué avec le même talent, sans cherche à le survaloriser – par exemple en choisissant des tempi, tant pis, super rapides, impressionnant l’écoutant qui s’ennuie. Une réserve toutefois ? Mazette, notre mauvais esprit est connu. Oui, nous avons une réserve. 45′ sur un support susceptible d’en compter quasi le double, c’est court. Oui, on parle de quantité et moins d’art ; mais celui qui veut acheter le disque, on lui parle d’art ou de quantité, quand le disque qu’il a volé bipe devant le vigile africain ? Donc, non, un p’tit bis en passant n’eût point choqué le chaland – et ceci est, sans doute, moins une critique que manière de compliment.