Vittorio Forte, Salle Cortot, 14 avril 2023… et plus – 3/3

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Il existe une industrie du pourboire hors des lieux de restauration et de beuverie. Elle essaye plus de survivre que de fleurir dans les salles de concert classique et consiste à vendre des disques après les récitals. Précisons pour les monomaniaques du streaming (“de qualité, hein, parce que la compression, c’est moins cher mais pardon”) sont des objets précieux pour entendre de la musique sans les bruitages des voisins de rangée, et des devices toujours utiles pour les spectateurs qui n’auraient pas apporté leur cahier de textes afin de glaner l’autographe de l’artiste. À 15 € pièce, c’est certes plus cher qu’un tract publicitaire ou un programme en général fourni avec le billet, mais c’est plus chic, plus durable et, somme toute, plus profitable pour qui veut prolonger la magie du concert avec ce qui est un mélange de souvenir et de découverte.
Le disque Medtner de Vittorio Forte est le complément idéal de son concert à la salle Cortot – évoqué çà et – puisque l’artiste en a joué les huit premières pistes, nous laissant découvrir, pour un temps à peu près équivalent, les onze dernières. Après l’émotion du direct, l’artiste réussira-t-il à nous émerveiller dans les conditions du studio ? Il y a passé quatre jours, en septembre 2022, face à un Bechstein D réglé par Luigi Fusco, capté par Marcello Malatesta et fignolé par Thomas Vingtrinier. Quatre jours pour plus d’1 h 15′ de musique virtuose, ce serait peu pour beaucoup, mais c’était apparemment suffisant pour l’Italo-Français.

 

 

Après les premières Mélodies oubliées, op. 38, le musicien a posé les quatre Fragments lyriques op. 23 sur son pupitre. Le premier, en Mi bémol, est noté allegretto commodamente. Dans l’élan, s’avancent les doubles croches dont l’obstination ne s’épuisera qu’à la double barre finale. Partant, l’artiste doit déployer son sens

  • du toucher,
  • de l’étagement des plans sonores,
  • de la respiration et
  • de la gestion de la masse sonore, entre
    • passages “appassionato”,
    • séquences “agitato” et
    • moments “calmando”

jusqu’à la coda presque sereine en Ut. L’andantino gracile ternaire qui enquille illustre, à son tour, la fine frontière censée séparer calme exposition et explosion clamée notamment par

  • les sautes de nuances,
  • l’accélération du rythme ainsi que
  • l’association entre ternaire à droite et binaire à gauche (puis l’inverse) qui donne tour à tour une impression de saccade et de bousculade.

 

 

Succession d’humeurs versatiles voire opposées, le mouvement s’achève dans le désarroi d’un retour au calme triste comme une odeur familière, ni bonne, ni mauvaise, qui n’a pas profité des fenêtres ouvertes et du courant d’air pour dégager, nous rengonçant, et pourquoi pas ? dans notre habitude de nous-même. Lui succède une valse cahotante en La bémol qui peine à trouver son tempo, le cherche donc dans la relative de fa mineur. Un temps la passion (le lyrisme, donc) semble l’emporter sur la fatalité du ronronnement ternaire ; mais l’adaptation du thème en la mineur semble mettre le holà à cette aventure. Une dernière volonté d’escapade “veloce” et “con moto” ramènera bien vite l’insolent à la raison et à la maison, grise, de fa mineur.
C’est en ut mineur que se présente l’ultime andante tenebroso exigé “sempre legatissimo”. Sur manière de walking bass se dandine sans entrain une main droite résignée.

  • L’agogique,
  • le saut brusque, presque miraculeux de nuances donc de couleurs et
  • l’assurance fataliste d’un diminuendo mystérieux

ne préparent en rien à la seconde partie où les doubles croches s’animent jusqu’à n’aboutir qu’à un implacable accord d’ut mineur sans sol, comme vidé d’espoir. Thymiquement, une tétralogie déprimante ; typiquement, une musique qui happe l’auditeur, le renvoie dans les cordes, le coince dans son coin avant de le surprendre à nouveau pour le laisser moins KO que sonné.

 

 

Voici donc l’heure d’écouter le dernier cycle du disque. Les Six contes op. 51 se décapsulent sur, attention, faut prendre son souffle, un allegro molto vivace al rigore di tempo e sempre leggierissimo en ré mineur. Le prélude mystérieux et ultra dynamique – l’un n’empêche point l’autre – s’efface pour lancer un passage sautillant. Son énergie ne se démentira plus jusqu’à une respiration en triolet. Là, un effet de confusion fond les motifs en un même métal. Séance tenante surgit une séance de sauts et gambades qui sait moduler, s’emballer, tressauter, attendre… avant de feindre le suspense qui précède l’excitation nouvelle.

  • Effets digitaux,
  • récurrences,
  • contrastes,
  • vertiges virtuoses et
  • coda à rallonge sciemment spectaculaire

ménagent un plaisir et un intérêt constants, titillés itou par l’hypothèse d’une écriture programmatique présentant divers personnages de contes dont récit nous sera donné par la suite. En 3/8 (en réalité 9/16) et en la (déguisé en mi) mineur, le deuxième mouvement se présente comme “cantabile, tranquillo” alors que, en huit mesures, il est noté deux fois “accelerando”, une fois “con moto” et une autre fois “vivo”. La tranquillité est chose bien relative quand un compositeur russe s’en mêle… Pour preuve, nous voici bientôt dans un Allegretto cantabile ed espressivo (lui aussi “tranquillo”).

  • Balancement,
  • circulation du thème et de l’accompagnement, et
  • variations modulantes

ne pouvaient sans doute déboucher que sur un Vivo (ma non troppo allegro) en majeur. La partie s’enflamme avec cette retenue élégante que procure une forme de mélancolie. Revient le thème en la mineur et persiste l’envie d’échapper en accélérant “ma sempre diminuendo”. Bref, avec Medtner, la mécanique de la dépression devient tout à fait savoureuse.

 

 

Le troisième conte, en La, est promis “allegretto tranquillo e grazioso”. Ça ne va évidemment pas durer. L’affaire s’emballe et bascule en Mi, avec une “rigore” que l’interprète éclaire par

  • son intuition donc son attention à la partition,
  • sa maîtrise polyphonique et
  • cette capacité qu’il a à faire sourire la musique par
    • une retenue,
    • un accent,
    • une respiration,
    • une nuance, etc.

On ne peut être qu’aspiré par

  • les modulations audacieuses,
  • les voltes percutantes et
  • le brio technique

rappelant que, avant d’être un compositeur puissant, Nikolai Medtner a été un pianiste à qui peu tenaient le menton. Le quatrième conte est noté allegretto con moto flessibile. Il s’enclenche en fa dièse mineur sur un prélude presque lyrique, puis se met à sautiller sur un mode “sostenuto” et “magico” dont Vittorio Forte sculpte la tension entre régularité indispensable et agogique vitale. La fusion entre un chapelet de doubles croches rythmiques et le thème énoncé sous forme de croches répétées donne de l’élan à la pièce presque à nu sans la résonance de la pédale de sustain.

  • La modulation en do dièse mineur,
  • le jeu sur les différents registres et les contrastes entre les crescendi et
  • les passages “doux et expressifs”

préparent la confrontation entre doubles croches vivaces et notes répétées toniques dans un passage habilement mystérieux qui revient dans la tonalité initiale. Un sautillement plus recueilli se fait tantôt déborder par le jaillissement des doubles croches. Le long point d’orgue final laisse résonner l’énigmaticité intrigante de cette histoire musicale.

 

 

Les dix petites saucisses du pianiste attendent avec impatience le cinquième conte, siglé presto. En trois temps, toujours avec trois dièses à l’armature mais en majeur, cette fois, la partition recourt à une astuce chère à Nikolai Medtner : la friction entre un rythme binaire (à gauche) et un rythme ternaire (à droite). Dans les faits, cette différence est quasi inaudible mais ajoute à la sensation de bourdonnement impulsée par les tombereaux de notes incessants confiés à la main droite. Après un prélude vibrionnant, le thème s’avance sans fard à la main gauche ; puis les triolets se répartissent entre graves et médiums, le soprano et la basse dialoguant autour du motif énoncé. Le pianiste mêle avec une facilité bluffante

  • les charmes de notes qui se déversent sans discontinuer,
  • la clarté d’un discours toujours très distinct et
  • le soyeux de nuances enveloppant l’ensemble de la miniature, coda comprise.

Le sixième et ultime conte est un allegro vivace sempre al rigore di tempo. En Sol et à deux temps, la pièce s’ouvre sur une démo de groove, avec

  • notes répétées,
  • contretemps et
  • staccato de rigueur.

Le torrent des doubles croches, l’énergie de la modulation provisoire à la quinte, la trépidance d’une basse façon pompe, les variétés d’harmonisation aux sonorités çà et là jazzy contribuent à happer l’auditeur dans un tourbillon

  • impressionnant techniquement,
  • captivant narrativement et, musicalement,
  • réalisé avec une grande finesse.

 

 

Après cette conclusion pyrotechnique, un bis s’imposait… d’autant qu’il porte le titre de l’album, “La muse”, d’après une mélodie de Medtner sur un texte de Pouchkine – pour son disque Earl Wild, Vittorio Forte avait joué la mise en musique du même poème par Rachmaninov. Le choix du premier des sept poèmes n’est pas anodin : le musicien se voit

comme un artisan qui s’approprie une nouvelle matière pour créer, improviser, inventer et se laisser emporter. Éveiller cette curiosité parfois assoupie et qui nous permet de grandir encore, se laissant inspirer par notre Muse, quelle qu’elle soit, pour écrire une nouvelle page de notre chemin artistique.

 

C’est donc lui-même qui se colle à la transcription de l’Andante al rigore di tempo chantant la confiance en celle qui remit, dans son enfance, une flûte de Pan au poète-musicien afin qu’il en tirât moult chansons.

  • Le clapotement de l’accompagnement chante sous la mélodie ;
  • le recours au registre grave enrichit le spectre sonore ;
  • l’habileté digitale fait fi des difficultés liées à la concaténation des parties de piano et du chant que la transcription magnifie ;
  • la souplesse de l’interprétation rend raison des différents tempi nécessaires pour exprimer les mutations émotionnelles préludant au cri de joie final.

Brillant mais pas que, ce récital Nikolai Medtner est l’occasion de goûter à une musique rare, captivante et polymorphe, ici défendue avec

  • la technique superlative,
  • l’investissement patent,
  • la sûreté de goût et
  • l’inspiration

d’un pianiste à la fois passionnant et émouvant.


Pour retrouver la première partie de cette chronique, c’est ici.
Pour écouter gratuitement l’intégralité du disque Medtner, c’est .
Pour l’acheter, boum !