Royaumes oubliés, Musée du Louvre, 28 avril 2019

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Photo : Rozenn Douerin

Une exposition se peut-elle goûter sans sous-titre approprié à l’inculture du visiteur ? Royaumes oubliés : de l’empire hittite aux Araméens, la nouvelle réalisation du département des Antiquités orientales du Louvre – la première depuis douze ans – pose la question en développant un concept liminaire présenté par le Pergamonmuseum de Berlin. L’invitation tisse trois fils rouges très attractifs :

  • les vestiges d’une civilisation rivale de la grandeur égyptienne, celle des Hittites ;
  • le topos des explorateurs et découvreurs “à l’ancienne”, autour de la figure de Max von Oppenheim mais pas seulement ; et
  • le travail de restauration “de plus de 20 000 fragments”, tantôt recollés, reconstitués, esquissés, etc.

Ainsi, outre la curiosité que légitime toute proposition d’un musée aussi phénoménal, deux axes peuvent motiver la visite :

  • d’une part, la découverte d’un pan de l’Histoire peu connue – parfois même par ceux qui la connaissent bien ;
  • d’autre part, la compréhension des coulisses du passé, comment on le fabrique, le décrit en pointillés, le laisse en suspens tout en avançant des hypothèses parfois controversées par ceux-là même qui les ont avancées.

En gros, si l’on a bien saisi le pitch, au début, soit en 1200 avant Jésus Christ, était l’empire hittite, concurrent des Égyptiens. Puis il s’est effrité. Des royaumes néo-hittites – parfois des villes – se sont constitués. Ces civilisations ont tâché de commercer et/ou d’imposer leurs caractéristiques aux autres. La guerre, le business, la religion – donc, dans ces trois cas, l’artisanat et l’art – sont devenus des instruments de domination et d’identification. Peu à peu, en déplaçant des populations entières, les Araméens ont réussi à faire leur trou dans la mosaïque assyrienne, en gros entre 900 et 700 avant Jésus Christ. Dès lors, dans ce maelström dont les historiens n’ont pas recomposé le récit intégral en dépit d’efforts faits pour préserver un patrimoine meurtri par les guerres mondiales et syriennes, les objets portent trace des différentes civilisations, de leurs oppositions et de leur métissage.

Sphinx inachevé (Syrie du Nord, vers 1300 avant Jésus Christ). Photo : Rozenn Douerin.

L’exposition associe miniatures et mastodontes. De nombreux gardiens minéraux rythment la progression du visiteur. La pièce présentée supra est typique de cette déambulation : elle représente un sphinx, créature à la signification mutante – au départ représentation du pharaon, ensuite animal féminin divinisé ; et elle est inachevée, laissant une large part à l’imagination des chercheurs. Voilà le premier point d’intérêt, pour l’ignorant : l’équilibre sensible entre science et fantasmatique, certitude et suppositions souvent hasardeuses. Deuxième point d’intérêt : le mélange de pièces “documentaires” (coupelle banale “débanalifiée” par les siècles et par les godrons qui l’ornemente) et d’art fonctionnel, tel ce vase prêté par le Metropolitan Museum de New York.

Rhyton (Turquie, vers 1300 avant Jésus Christ). Photo : Rozenn Douerin.

Les objets présentés ici mêlent ces deux atouts. Ainsi de cette stèle de Bakhtan, qui rend hommage au pouvoir thaumaturge de Ramsès II grâce à un miracle réalisé par l’intermédiaire d’une statue envoyée en pays hittite. Or, en réalité, cette stèle viserait à réinventer – disons : inventer – une Histoire des Hittites pour que le peuple se glorifie, même si l’anecdote n’a jamais été attestée au moment des faits. Ainsi cette fabrique de l’Histoire – partant, de l’identité par l’Histoire – résonne-t-elle, mutatis mutandis, à travers les siècles, en interrogeant nos propres pratiques de reconstruction historique. De la sorte, elle constitue un troisième point d’intérêt pour l’ignorant qui se risquerait dans ces lieux.
Disposées dans un ordre chronologique qu’éclairent des cartes utiles pour se repérer (un peu, ne nous haussons point trop du col), l’essentiel des pièces ressortit de quatre catégories :

  • les monstres gardant les palais ;
  • les expressions religieuses ;
  • les vestiges de vie ; et
  • les éléments funéraires.

Lion gardien (800 av. Jésus Christ). Photo : Rozenn Douerin.

L’amateur d’ambiguïté restera marqué par les pièces indécidables. Ainsi de cet authentique vistemboir, selon la terminologie du chercheur Vincent Poursan et du connaisseur Achille Talon, qualifié de “support avec caryatide” et emprunté au musée de Copenhague. De lui, on ne sait rien. Toutefois, si l’on imagine que la caryatide est une déesse (supputons), si l’on en infère qu’il pouvait servir dans le cadre d’un culte (pourquoi pas ?), ce truc devient un “support à encensoir”. De même, cette figurine féminine portée par deux petits lions : peut-être s’agit-il d’une déesse, puisqu’elle marche sur des lions, mais, comme on ignore où fut vraiment produit cet objet, plusieurs hypothèses se présentent pour définir l’identité de ladite déesse. En ce sens, séduit l’association entre une volonté de rigueur et une impossibilité, aussi récurrente qu’assumée, à trancher.
La variété des sujets fixés par les objets figuratifs constitue un quatrième point d’intérêt pour l’ignorant. Les animaux, osons un jeu de mots formidablement drôle, se taillent la part du lion : taureaux, lions, scorpions, créatures hybrides ou imaginaires peuplent les salles de l’exposition. Toutefois, l’on trouve aussi des humains, animaux spéciaux et parfois divinisés, ainsi que des musiciens. Par exemple, on croise un petit joueur de luth d’Alep, dont l’intérêt n’est pas la qualité mais la taille. En effet, de nombreuses sculptures évoquaient des musiciens ; mais celui qui est présenté est de petite taille et en terre cuite, ce qui témoigne d’une “production de masse” réalisée grâce à la maîtrise du moulage (vers 1200 avant Jésus Christ). L’idée d’une industrialisation de l’art, toutes choses étant égales par ailleurs, donc de sa diffusion, pourra aussi intriguer le badaud par l’incongru attiré.

Stèle funéraire (Turquie, 800 avant Jésus Christ) et un bout de clampin. Photo : Rozenn Douerin.

Cinquième point d’intérêt potentiel pour l’ignorant, la polymorphie de la représentation de la mort stupéfie. Celle qui deviendra la Grande Faucheuse est omniprésente, car elle ne s’exprime pas que dans des éléments liés aux tombeaux. On peut, sans se trop torturer les méninges, ce qui serait quelque peu benêt, la repérer dans trois autres domaines.

  • D’abord, la mort – ou plutôt la peur de la mort, ce qui n’est pas toujours très éloigné – ruisselle sur les statues colossales d’animaux protecteurs, pour lesquelles l’imagination du visiteur est sollicitée : les yeux de certaines pièces “devaient être incrustés”, renforçant l’effet saisissant de leur rugissement de pierre.
  • Ensuite, la mort frappe aussi à travers l’omniprésence des dieux, notamment le récurrent dieu de l’orage, signe d’une espérance désespérée tant dans un sens de la vie que dans un après demandant confirmation.
  • Enfin, la mort s’illustre aussi à travers la tentative d’immortalisation que manifestent les portraits de rois.

La capacité des Hittites et de leurs successeurs, pour ainsi dire, à exprimer la mort sur le monument, dans l’aménagement des espaces, dans l’expression des imaginaires donc des espérances, traduit à l’évidence une conception de la vie sur laquelle on repart frustré d’explications mais pétillant de questions. Parfois, c’est aussi mieux.

Colliers (1100 avant Jésus Christ). Photo : Rozenn Douerin.

Sixième point d’intérêt, la profusion de matériaux traités avive la curiosité du zozo qui baguenaude. Certes, les majestueuses monstruosités de pierre fascinent. Néanmoins, bien d’autres supports sont traités – citons à titre d’exemple le fer, le bronze, la faïence et la pâte de verre, dont on aperçoit des exemples sur le collier supra, qui n’est certes pas issu d’une ZÀD.
Cette association de matériaux traduit à la fois le savoir-faire et la finesse des civilisations que l’on effleure en vaguant de ci de là – et peut-être aussi leur capacité à inventer. En témoignent ces créatures qui ne mélangent plus des matériaux mais des entités : ainsi des spectaculaires hommes-oiseaux-scorpions qui gardaient un palais à Tell Halaf, en Syrie, 900 ans avant Jésus Christ.

Griffon (900 avant Jésus Christ, Tell Halaf). Photo : Rozenn Douerin.

Septième point d’intérêt, les deux limites de la diachronie. En effet, certaines pièces ont peiné à traverser le temps, parfois par usure, par vandalisme, par dérobades ou par bombardement. Ainsi de cette statue de griffons dont le puzzle de 2600 pièces restera à jamais infini… et de loin. C’est la première limite de la diachronie : l’impossibilité et la vanité de tout refaire à l’identique. Néo-amis de Notre-Dame, cadeau pour vous.
Seconde limite de la diachronie : si certains orthostates sont rigolos et lisibles (tel celui qu’orne “une autruche avec une perdrix sur son dos”, daté de 900 avant Jésus Christ), d’autres, faute d’explication technique, relèvent de la foi. Ainsi de cette pierre dressée ornée “d’une taupe et d’une grenouille” pour laquelle, assurément, je n’avais pas pris les lunettes ad hoc.

Orthostate orné d’une taupe et d’une grenouille (900 avant Jésus Christ, Tell Halaf). Photo : Rozenn Douerin.

Pour l’ignorant, le charme de cette exposition tient à cette profusion d’intérêts – secondaires d’un point de vue scientifique, mais quoi ? Cette exposition serait-elle réservée aux spécialistes ? À l’évidence, une visite guidée paraît très conseillée pour profiter avec sapience de ce riche pan de l’Histoire que l’ignorant, seul, ne peut que survoler sans apprécier les implications politiques, anthropologiques, manufacturières et artistiques – notamment – propres à cette si vaste période et à sa réappropriation par l’Occident. Ce nonobstant, en candide, on peut aussi apprécier de découvrir, parmi d’autres, les collections spécifiques du Louvre, que nous n’étions jamais allé visiter, puis des pièces qui séduisent en tant que telles, sire. Ainsi de cet archer-à-la-bonne tête…

Orthostate représentant un archer (900 avant Jésus Christ, Tell Halaf). Photo : Rozenn Douerin.

… ou cette statue de taureau, à contempler de face sur deux pattes…

Statue de taureau 1/2 (740 avant Jésus Christ, Arslan Tash). Photo : Rozenn Douerin.

… ou de côté sur quatre (donc cinq).

Statue de taureau 2/2 (740 avant Jésus Christ, Arslan Tash). Photo : Rozenn Douerin.

En conclusion, oui, une exposition peut se goûter sans sous-titre approprié à l’inculture du visiteur – à condition d’accepter de n’en retirer quasiment ce qui lui parle… et à condition de profiter d’une présentation riche de pièces variées et de repères accessibles à tous. C’est le cas, avec cette variation autour des Hittites et des Araméens, joliment scénographiée et qui sera sans doute moins courue que l’exposition Léonard de Vinci. Rappelons que, en achetant un billet pour cette exposition au prix redoutable de quinze euros, le visiteur gagne le droit de visiter l’ensemble des collections permanentes du musée, ce qui permet de rentabiliser la cherté du package.


Pour réserver et visiter l’exposition dès le 2 mai, c’est ici.