
Comme Michel Petrucciani en son temps, comme Jean-Michel Alhaits aujourd’hui, et même s’il refuse l’écrasement des artistes à leur statut physique, Michel Tirabosco fait partie de ces musiciens pour lesquels les critiques tournent sept fois leurs doigts sur le clavier avant de se résoudre à lâcher un mot ou deux. Par son parcours davantage incrédible qu’incroyable, il révèle le malaise des gens obsédés par la normalité et obséquieux devant la difformité. Mettons donc les pattes dans la ratatouille, puisque c’est écrit en quatrième de couverture : contrairement à ce que laisse entendre la première de couv sirupeuse, Michel est né « avec deux bras atrophiés », une caractéristique qui ne prédestine pas un gamin à devenir un virtuose diplômé du plus prestigieux conservatoire suisse. La question que pose son livre, écrit par Zahi Haddad (l’auteur l’assume avec une franchise remarquable), n’a rien à voir avec les limites de l’acceptation de la différence, même si le livre gravite autour du sujet. Elle est double et beaucoup
- plus profonde,
- plus large donc
- plus puissante :
qu’est-ce qui fait de nous ce que nous sommes ? et dans quelle mesure faisons-nous ce que nous sommes plutôt que de nous laisser façonner par un fatum plaqué sur nous par
- les stéréotypes,
- l’habitude et
- la paresse
de ceux qui aiment à s’appeler les sachants ? OK, je suis différent de toi, mais c’est pour une raison simple : tu es différent de moi. Je peux te sembler
- indigne,
- dégoûtant,
- ignoble
par exemple parce que,
- selon toi, j’ai trop bu,
- je profère ce que tu juges être des gros mots,
- j’ai un bout de jambe en moins
mais, toi, crois-tu que tu n’as pas de raisons de me paraître
- commun,
- fatigant,
- à gerber ?
Sans sombrer dans un plaidoyer pour l’inclusivité, le récit de Zahi Tirabosco et Michel Haddad
- bouscule,
- chamboule,
- rue dans les brancards.
Il débute, ainsi qu’il est séant, par un passage in medias res autour d’un concerto de David Chappuis, mais il ne néglige pas de revenir là où tout a commencé. Au milieu
- des couleuvres,
- des cerfs-volants (les coléoptères, pas les engins) et
- des martinets
(j’ai bien souri en lisant le sauvetage d’un oiseau qui ressemble fort à celui raconté par Jérôme Pensu dans Sauvage, paru très récemment chez Max Milo, auquel j’ai prêté une main ou deux, et qui s’ouvre presque sur une saynète similaire). Michel Tirabosco raconte
- sa volonté d’apprivoiser un corps prothésé,
- son envie de dépassement et
- sa lutte,
- concrète,
- obsédante,
- exténuante parfois,
pour « trouver des réponses » à ses problématiques, à l’aide
- de la médecine,
- de la controversée kinésiologie et
- de l’entêtement personnel, façon Cyrano, à « y arriver seul ».
Paradoxal, pour un personnage qui ne cesse de rendre hommage à ceux qui l’ont aidé ? Oui, donc intéressant. Fan
- de Souchon (on est en 1974),
- de Sardou (on est en 1976)
- de Montagné (on est en 1985),
- de Béart,
- d’Isidore le tailleur de pierre et même
- de Jacky Galou (on est vachement plus tard, mais moi, j’ai croisé sa camionnette quand on partait en famille sur l’autoroute et il nous a fait coucou, et je veux pas me vanter, bref),
le gamin regarde la flûte de Pan que son père vient de lui construire/offrir avec une idée, celle qu’ont normalement tous les jeunes mâles en zyeutant leur gratte :
- je vais devenir une star grâce à elle ;
- comme je serai une étoile, on va m’admirer ;
- l’amour que j’aurai eu pour ce bout de bois va susciter l’amour pour moi de toutes les bonnasses de la planète.
Classique. Cela passe par
- le contact avec les vedettes façon Gheorghe Zamfir,
- le soutien d’une mère décidée, et
- les rencontres de hasard et pas que.
Livre sponsorisé, le volume trouble parfois son propos jusqu’à se confondre avec des miscellanées d’intérêt secondaire incluant témoignages dispensables (comme celui de l’institutrice) et album photo inessentiel. La quatrième prévient que le propos est censé entre gnangnan et lénifiant afin de délivrer « une véritable leçon de courage ». Le résultat, finement pensé par l’auteur et habilement conçu par la vedette, est beaucoup plus intéressant que ce genre de connerie. Y a pas de chougne. Y a
- de la colère,
- de la mauvaise foi (on veut t’aider pour la prise de notes, même musicien, tu prends ça comme une insulte),
- de la rage même, et c’est heureux.
Certes, le parcours de Michel Tirabosco impressionne, c’est peu de le dire, mais, plus fort, il ne cherche pas à
- inciter à la larmichoune sur le brave handicapé qui « se bouge un peu »,
- faire la morale aux moins handicapés, ou
- donner des leçons aux indifférents, aux haters ou aux gens normalisés qui se sentent mal à l’aise devant le handicap, qui plus est physique.
Comme chantait le honni Bertrand Cantat, il s’illumine de visages, de figures tels Patrice, le prof qui ne cherche pas à niquer sa mère sous prétexte de donner des cours au gamin, et tel Pascal Jaermann, une révélation pour le jeune Michel. Poursuivant sa route virtuose sans souligner combien ce doit être chaud de night, le flûtiste reconnaît ce qu’il doit à la musique « populaire », rejetant le fight avec une musique « élitiste ». Il ne masque pas la stupidité que doivent subir tous les musiciens (« ton fa dièse était un peu haut ») et sa capacité à s’abstraire de ce genre de farce grâce à la « paix intérieure » ancrée dans la certitude que « des hirondelles doivent faire [s]on printemps ». Survivant
- de catastrophes aériennes,
- de plans foireux,
- de remplacements in extremis,
Michel glisse quelques compliments à celle qui a porté ses enfants et corrigé son livre, non sans laisser passer quelques billevesées de Zahi Haddad censées ponctuer son tour du monde de quatorze mois (« l’Inde et sa culture millénaire », wow, comme c’est spécifique !). On peut être consterné par son autopromo de couple (dans son premier one-man, « Sophie (…) me fait embarquer (…) pour une heure et quart de rires et délires », « les artistes y célèbrent leur joyeuse amitié », c’est « un véritable petit bijou », bref), qui n’a pas sa place ici, à supposer qu’elle l’ait ailleurs. Pour autant, le mec a joué avec Gergiev, Rieu (« pourrais-tu jouer Hijo de la luna ? ») et, surtout, lui-même.
- Une traversée étonnante,
- un doigt d’honneur stimulant,
- un cri d’espoir soufflant
que racontent un livre
- inégal,
- secouant souvent et
- déflagrant parfois,
un livre que l’on peut acheter en librairie ou ici.