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Pene Pati (Orombello), Tamara Wilson (Beatrice) et Quinn Kelsey (Filippo) et, au centre du deuxième rang, Ching-Lien Wu. Opéra Bastille, le 9 février 2024. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Beatrice di Tenda est structurée en deux parties :

  • la colère du duc Filippo Visconti (Quinn Kelsey) attisée par Agnese (Theresa Kronthaler) dont il ferait bien son quatre-heures alors qu’elle croquerait bien Orombello – c’est cette partie que nous avons évoquée ici, et
  • la punition de Beatrice (Tamara Wilson), la femme de Filippo, et d’Orombello (Pene Pati) le rebelle qui croquerait bien, lui, Beatrice.

La dynamique tragique est engagée dès le début. L’astuce du livret de Felice Romani d’après Carlo Tebaldi-Fores consiste à attiser ce vieux bon cœur qui bat parfois en nous et nous laisse imaginer que nous ne sommes pas obligés de nous détester puis de mourir, alors que si, évidemment que si.
Pourtant, en rentrant de la pause, nous subissons le discours de voisins sapientaux listant très fort “les opéras qui finissent bien, car il y en a, et pas que Falstaff, hahaha, même si Don Giovanni n’est pas sur la liste, évidemment, hahaha”. Par chance, même si c’était un peu prévu, le rideau finit par se lever et les sachants par bien fermer leur mouille.
Vert d’abord, le décor de George Tsypin est devenu rouge. Plutôt que de chercher à comprendre ce qui semble bien n’être qu’une débilité discrétionnaire visant à manifester une pseudo-compréhension intime et artistique de l’œuvre dont la signifiance post-diurétique est peut-être partagée avec ceux qui ont rajouté une quinzaine de boules à leur billet pour acheter le décodeur vendu sous forme de programme, nous profitons de la première scène où Vincenzo Bellini fait dialoguer le chœur, réparti entre hommes et femmes – ouf, c’est encore autorisé. Les hommes narrent les souffrances des accusés, les femmes compatissent. Sans doute la synchronisation des mâles voire parfois la justesse ne sont-elles pas toujours parfaites (c’est un soir de première, et les artistes doivent aussi se concentrer sur l’étrange chorégraphie imposée par Peter Sellars…). Ce nonobstant, la phalange

  • se soucie de nuancer,
  • sait tonner quand il faut et
  • parvient à une expressivité collective de premier ordre.

Grâce à elle, on apprend que, sous la torture, Orombello a avoué ce que l’on attendait qu’il avouât. Quand le duc apparaît, il est

  • chaud patate,
  • inflexible et
  • prêt à aller au bout de ses manigances.

Le jardin modulaire se transforme en salle du conseil. Agnese surveille tout ça de la plateforme surplombante à cour. L’éclairage de James F. Ingalls resserre le débat sur le couple ducal qui se déchire, bientôt perturbé par l’arrivée d’un Orombello déchiré, lui, par la torture, et qui sait que ce n’est que le début (“A quai nuovi martir tratto son io!”). Il

  • raconte ses souffrances,
  • dit sa douleur,
  • renie ses aveux et
  • innocente Beatrice.

Pene Pati convainc par des prises de risque cristallisées par des nuances piani qui glacent la salle. Grâce à ces variations d’intensité, on oublie la nunucherie convenue du texte pour se laisser emporter par l’émotion lyrique. Le duo avec Tamara Wilson rivalise

  • de grâces douloureuses,
  • de maîtrise technique et
  • de musicalité sentimentale,

d’autant que l’orchestre n’est pas en reste (j’ai depuis lu que Mark Wigglesworth, le chef, était nul : j’ai donc d’autant plus de joie à écrire que, ben, non, as far as we’re concerned, ça l’fait grave). Pour paradoxal que cela semble, c’est pourtant un silence qui finit de saisir l’assistance – cet instant où le duc peut

  • se laisser émouvoir,
  • gracier les deux zozos et
  • reprendre le cours de sa vie comme si rien ne s’était passé.

Nous, on sait bien que c’est pas possible, car

  • ça le contraindrait à renoncer à la belle Agnese,
  • ça l’obligerait à retourner avec une femme qu’il soupçonne de le tromper et pour qui il ne semble pas avoir un gros, gros kif vu qu’il appert qu’il l’a épousée pour obtenir le trône (il est pas jaloux par amour mais par fierté mâle non déconstruite),
  • ça l’amènerait à faire preuve de faiblesse, ce qui n’est jamais conseillé à un tyran et, en plus,
  • on connaît le scénario, c’est rare qu’un opéra change de fin en cours de route, y a qu’à voir Tristan und Isolde, franchement, la happy end se joue à ça et elle n’arrive jamais.

N’empêche, contre toute évidence, on veut y croire, surtout après un procès qui semble parfois tirer en longueur. Aussi le silence qui précède la décision est-il

  • assourdissant,
  • vertigineux, voire
  • explosif.

La réalité le fracasse : c’est reparti pour un tour, les juges décidant d’une seconde ronde de torture pour vérifier quelle est la vérité. Histoire de faire mise en scène bien débile comme il faut, une infirmière apporte une chaise roulante (on n’a jamais vu un malheureux dans un milieu carcéral de fou furieux autant soutenu par le personnel médical, quelle émotion !). Lentement, longuement, des figurants parasites viennent nettoyer le décor pendant qu’Agnese supplie le duc de ne pas signer la mise à mort des suppliciés. Avant que le duc ne cède à sa noirceur, il médite sur ses remords (“Rimorso in lei?”). Quinn Kelsey profite de ce moment de bravoure pour

  • confirmer sa capacité d’incarnation,
  • jouer avec ses partenaires de scène et
  • tisser des liens avec ses partenaires de fosse aussi (superbe clarinette).

L’absence d’aveux des torturés n’en peut mais, leur sort est scellé – et le cor de prendre son solo avec une mâle assurance. Une dernière fois, le duc vacille. Il envisage d’épargner celle qui a fait de lui le boss. Comme quoi, on n’avait pas tellement tort d’espérer, n’est-ce pas ? Sauf que le palais est attaqué par les potes d’Orombello. C’en est trop, il décide qu’elle périra et s’en lave les mains (“Non son’io che la condanno”). En clair, on va assister à un féminicide, tadaaaam – un féminicide prétendument politique, soit, mais un féminicide quand même.

 

Taesung Lee (Rizzardo del Maino) devant ses collègues choristes à l’Opéra Bastille, le 9 février 2024, et notre jeu du “où est Charlie-Luca Sannai ?” (c’est le mec en costard cravate au premier rang derrière la boule, la photo donnant une idée du niveau d’inventivité et de pertinence des costumes du quinzième siècle). Photo : Bertrand Ferrier.

 

La seconde partie du dernier acte remet en scène une Beatrice amochée, soutenue par une infirmière. Tandis que l’on creuse sa tombe, la dame est satisfaite d’avoir triomphé de la douleur et de périr dans la dignité. Tamara Wilson achève alors de sidérer l’auditoire.

  • Le timbre est toujours éclatant,
  • les changements de registre sont impeccables,
  • le phrasé reste onctueux et
  • le souffle ne manque jamais.

En Blanche de la Force, elle pardonne à Agnese qui se mêle à son dialogue à distance avec Orombello. Son adieu, préparé par la clarinette, bouleverse en dépit de la stéréotypie de la scène (“Deh! se un’urna è a me concessa…”) tandis que “la morte a cui m’appresso” sous la forme des gars du GIGN – tiens, ça faisait longtemps qu’on n’avait pas eu un anachronisme obligé… Certains renoncent à tirer, mais il en reste quatre, et c’est la fin. Le résultat ?

  • Sans doute pas l’opéra le plus passionnant scénaristiquement ;
  • sans doute pas la mise en scène, le décor et les costumes (Camille Assaf) les plus intéressants de l’Histoire musicale ;
  • sans doute pas un casting à même de satisfaire ceux qui s’étonnent que l’État français ne finance que des solistes étrangers, ce qui finit par être scandaleux car cela impacte évidemment la carrière des forces vives hexagonales.

Restent

  • une partition extrêmement riche grâce, notamment,
    • aux changements d’effectifs,
    • aux traitements orchestraux, et
    • aux rapports entre fosse et scène ;
  • des chanteurs à leur affaire avec
    • une Tamara Wilson en feu,
    • un Quinn Kelsey de gala et
    • un Pene Pati sans peur ni reproche,
    • seule Theresa Kronthaler paraissant un cran en dessous de ses collègues – là encore, peut-être l’effet de la première ;
  • un chœur investi quoique encore en rodage (c’est la première fois que Beatrice di Tenda est monté à Bastille…) ; et
  • un orchestre sachant
    • accompagner,
    • briller collectivement et
    • servir d’écrin pour ses solistes.

Ce soir, la musique a gagné. Chouette !