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Avec tambour et trompette

Pâques avec tambour et trompette à Saint-André de l’Europe (Paris 8). Photo : Bertrand Ferrier.

 

Dans la série des « improvisations du samedi soir », impossible de capter pendant la vigile pascale. C’est star, donc ce sont les jeunes au bongo et au saxophone qui donnent le la. Hors de question que l’orgue – interprète ou créatif – ait le moindre espace, tsss, tsss. Mécréants ! Heureusement, comme lesdits jeunes – concept forcément relatif – ont bien picolé toute la sainte nuit ou ont rendez-vous dans leur belle-famille voire « dans les territoires » avec papou et mamoune, le dimanche de Pâques, ils ne sont plus en état de.
Donc, en dialogue avec le curé, l’orgue, instrument de l’Église, reprend un instant sa place. Dans cette perspective, la présente improvisation sur « O filii et filiae », captée au matin du dimanche de Pâques, s’inspire de quatre problématiques :

  • évoquer l’inéluctable résurrection, à laquelle se réfère le rythme syncopé et presque impitoyable du boléro ;
  • convoquer le côté incompréhensible de la chose dont les premières victimes furent les apôtres (ce qu’attestent les lectures du jour) et qu’accompagnent les achoppements du rythme ;
  • manifester la recherche d’un espoir, qu’il soit croyant ou froncé des sourcils à cause de l’impossibilité de l’espoir, espoir que tentent de figurer les modulations dégingandées et l’atonalité sporadique ; et
  • offrir d’intégrer (ou de désintégrer) l’idée de résurrection par chacun, ce qu’incarnent le decrescendo résolu et le brouhaha qui l’accueille.

Bonne écoute et gracias aux curieux.

 

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – L’intégrale

Etsuko Hirose au Jardin de Rome (Paris 8), le 20 mars 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Elle a l’élégance des artistes qui n’ont pas besoin de jouer

  • les engagées-du-bon-côté-du-manche,
  • les saugrenues évaporées ou
  • les olé-olé toujours à court de textile

pour que leur talent saute aux oreilles. Etsuko Hirose n’en est pas moins auréolée

  • de plusieurs prix dans ces Jeux olympiques de la musique classique que sont les grands concours internationaux (sans défilé de transgenres pour lancer la compétition, c’est l’avantage),
  • d’une bonne vingtaine de disques et
  • de plusieurs centaines de concerts dans le monde entier,
    • en solo,
    • en formation de chambre ou
    • avec orchestre,sous la baguette de pointures comme Charles Dutoit ou Augustin Dumay.

Le 20 mars 2025, entre une tournée au Japon et un récital à Berlin, elle nous a accordé un entretien sans

  • faux-semblant,
  • punchline préfabriquée ou
  • élément de langage usé jusqu’à la corde que l’on ne peut écouter en entier – son effet soporifique est immédiat.

 

 

Au programme :

  • sa formation,
  • son travail,
  • son répertoire,
  • ses projets et
  • sa vision de l’évolution du métier.

Voici des mots

  • toujours sincères,
  • tour à tour percutants et délicats,
  • jamais dénués de l’humour discret qui enveloppe souvent les vrais modestes,

posés par une artiste qui a su effectuer la bascule de son statut de très jeune prodige à celui de grande musicienne internationale.


1.
Les années japonaises

 

Fréquemment, les CV d’artistes sont téléologiques. Il semble que, dès leur naissance, peu ou prou, ils étaient destinés à devenir des bêtes de scène dans le monde entier. Au moment d’aborder les années de formation d’Etsuko Hirose, j’ai eu envie de gratter un peu ce vernis convenu pour vérifier s’il ne cacherait pas quelque chose. Et ça a donné ce qui suit…

 

Etsuko, je voudrais commencer notre entretien en vous interrogeant sur votre formation pianistique et sur l’émergence de votre désir artistique. Pas seulement pour commencer par le début, aussi parce que, quand on lit les « biographies » d’artistes internationaux, quelque chose me fascine et me laisse sur ma faim. Leur parcours est présenté comme quelque chose de lisse et de facile. Vous ne faites pas exception à la règle.
Ah bon ?

Oh, oui ! Laissez-moi vous raconter votre vie comme dans un programme de concert… Vous avez commencé à jouer du piano à trois ans.
C’est vrai.

Vous avez joué en public votre premier concerto avec orchestre à six ans, le vingt-sixième de Mozart.
Je confirme.

Alors que vous êtes une toute jeune adolescente japonaise, vous gagnez un énorme concours pour jeunes pianistes à Moscou avant de poursuivre et même de rattraper vos études à Paris, d’abord à l’École normale de musique (ENM) puis au conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris (CNSMDP). Vous y obtenez votre Premier prix. Parallèlement, vous gagnez de nombreux concours internationaux et pas des moindres.
Oui.

Donc on aurait pu arrêter l’entretien ici, puisque tout est si simple. Sauf que la simplicité de ce récit me conduit, au contraire, à vous poser une première question : est-ce que votre expérience réelle d’apprentie pianiste virtuose a été aussi lisse qu’il y paraît, ou est-ce que…
Mais pas du tout, pas du tout, pas du tout, oh la la ! Enfin, il faut distinguer deux choses : quand j’étais enfant et après. Quand j’étais enfant, c’était hyperfacile. Pas de stress, pas de trac, pas de pression. Je me contentais de faire ce que l’on me disait de faire.

À très haute dose, toutefois, surtout pour une enfant, non ?
Oui, c’est ça. Mais ce n’était pas un problème, pour moi. Je ne connaissais pas vraiment d’autre vie. J’imaginais que tout le monde vivait comme ça. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ce n’était pas le cas.

 

 

« Je voyais le piano comme un jeu »

 

Dès que vous avez trois ans, votre vie tourne autour du piano. Néanmoins, même avant votre naissance, vous étiez en contact permanent avec la musique…
Peu avant ma naissance, ma mère avait lu un article sur la méthode Suzuki. Le principe de cette méthode est que l’on apprend la musique comme on apprend à parler. Or, on apprend à parler en écoutant parler les autres. Dans ce sens, si on met la musique du matin au soir, on apprend la musique. Ma mère était tellement convaincue de ça qu’elle a voulu essayer avec moi.

Vous êtes devenue son cobaye !
Oui et non : ce qu’elle faisait pour moi, elle le faisait pour mon bien. Je ne suis pas sûre que ce que l’on fasse aux cobayes, ce soit toujours pour leur bien…

Pour votre bien, donc, vous étiez entourée de musique sans discontinuer.
Oui, et pas seulement depuis mon plus jeune âge, avant aussi ! Quand j’étais dans son ventre, du matin au soir, ma mère mettait des vinyles classiques. Des symphonies, du violon, des voix, du piano… Quand je suis née et que j’étais tout bébé, ça n’a pas changé : j’étais plongée dans la musique classique du matin au soir. C’est devenu mon milieu naturel, comme l’oxygène.

Dans cette immersion, le piano est arrivé très tôt.
Ma mère jouait du piano en amatrice. Dans la maison, il y avait un piano droit sur lequel elle donnait des cours aux enfants du coin si bien que le piano était quelque chose qui faisait partie de ma vie.

Vous n’avez pas tardé à grimper vous-même sur la banquette à hauteur modulable…
En effet, quand j’ai eu trois ans, ma mère m’a mise au piano. Ce n’était pas un traumatisme, c’était une fierté ! Pour moi, le piano, l’instrument, le son était quelque chose de familier, mieux : de naturel. J’étais très contente !

Et, là, vous avez commencé la fameuse méthode Suzuki. Qu’a-t-elle de particulier ?
Il y a sept cahiers, de difficulté progressive. Sa singularité est de se concentrer exclusivement sur la musique. Il n’y a ni gamme, ni arpège. Dès ses premiers cours, l’élève joue Mozart, Schumann, des œuvres au début très simples puis des œuvres plus compliquées. Une sonate de Mozart apparaît ; un menuet de Paderewski suite ; un cahier propose le concerto italien puis la première partita de Bach ; et ainsi de suite jusqu’à la sonate Appassionnata… du moins à mon époque !

Et quand jouez-vous l’Appassionata ?
J’arrive à l’Appassionata à huit ans.

À huit ans ?
Pour moi, c’était normal. J’écoutais ces musiques depuis toujours, de sorte que j’avais envie de les jouer le plus tôt possible. Ça me motivait pour travailler. Je voyais ce projet presque comme un jeu.

 

 

« J’adore les défis »

 

Un jeu, pour un petit Français, c’est une manette et un écran, pas ses mains sur un piano… Vous jouiez du piano, mais vous travailliez surtout votre instrument !
C’est vrai que, à l’époque, pour une enfant, je travaillais beaucoup.

Concrètement ?
Quand j’avais cinq ans, j’étais au piano trois heures par jour.

C’est énorme, non ?
Bon, je n’ai pas vraiment eu d’enfance, si c’est ce que vous sous-entendez. Cela dit, cela ne me dérangeait pas parce que je ne savais pas que ça existait. Ce que vivaient les autres m’était étranger ; et ce contexte un peu particulier m’a permis de jouer l’Appassionata à huit ans.

Est-ce que, pour vous, cette performance était normale, ou est-ce que vous aviez conscience d’être hors normes ?
Un peu des deux, j’imagine, grâce aux masterclasses qui rythment la progression dans la méthode. À l’une de ces masterclasses, j’ai rencontré Pascal Devoyon, dont la femme était alors une violoniste japonaise qui enseignait la méthode Suzuki – je suppose que c’est pourquoi il était invité au Japon. À huit ans, devant lui, j’ai joué « La Campanella » de Franz Liszt.

Avec vos mains d’enfant ?
C’était le hic. J’avais des mains un peu petites, et je ne pouvais pas vraiment jouer les octaves.

Autant dire que vous jouiez une transcription…
En quelque sorte. Et Pascal Devoyon était en colère. Il m’a félicitée, mais il était en colère. Il demandait : « Pourquoi faire jouer ce genre d’œuvre à une enfant en enlevant autant de notes ? » Ça m’a aidé à comprendre qu’il était vain de jouer ce genre de répertoire en l’adaptant… même si j’adooorais ce genre de pièces et de défis !

Sauf que vous avez huit ans et, clairement, même si vous savez jouer Liszt, vous ne pouvez pas le jouer.
Non.

 

 

« J’aspirais à copier les grands pianistes »

 

Alors peut-être arrive-t-on à un premier point de bascule, dans votre vie… Au début de cet entretien, vous nous avez dit que votre parcours n’avait pas toujours été a bed of roses. Quand comprenez-vous que l’aventure musicale risque de se compliquer ?
Il est certain que ma rencontre avec Pascal Devoyon marque un tournant. Elle a contribué à me faire prendre conscience que la méthode que je suivais n’était pas parfaite. Si je m’en tenais à elle, je n’accèderais pas à une expérience musicale pleine et entière.

Vous touchiez aux limites de la méthode Suzuki…
La méthode Suzuki est formidable parce qu’elle fait aimer la musique. L’élève joue toujours quelque chose de beau. Il n’a pas le temps de s’ennuyer. Cependant, il lui manque la rigueur, la technique, la précision qui, seules, permettent de se perfectionner en profondeur.

Vous avez huit ans et, déjà, vous sentez qu’il y a un fossé entre être une très bonne pianiste et devenir une pianiste professionnelle.
Voilà. Jusqu’à cinq ans, j’apprenais d’oreille, à force d’écouter. Le solfège m’a aussi aidée à comprendre qu’il y avait un problème. Je savais très bien lire la musique. Alors, j’ai appris à comprendre les partitions.

Le fait d’apprendre par cœur ou d’oreille participait aussi d’une pédagogie de l’imitation.
Oui. Inconsciemment, j’aspirais à copier les autres. En réalité, je n’aspirais pas : je copiais. Quand j’écoute les cassettes enregistrées à l’époque quand je jouais, c’est bluffant de constater que je copiais-collais. Vraiment. Je n’avais pas de personnalité. Rien.

Quand avez-vous eu le déclic que vous aviez le droit d’être Etsuko Hirose ?
Beaucoup, beaucoup plus tard ! Au CNSM, en fait. Quand j’ai travaillé avec Bruno Rigutto. En m’écoutant, il m’a expliqué que, sans m’en rendre compte, j’imitais des interprétations de Maurizio Pollini ou d’Arthur Rubinstein.

 

 

« Je ne voulais qu’une chose : jouer du piano »

 

Alors que vous ne cessez de bûcher votre instrument, un nouveau point de bascule survient. Vous avez treize ans et vous allez à Moscou.
C’est exact, je suis allée à Moscou afin de participer à un grand concours pour jeunes pianistes.

Comme tout est simple, vous obtenez le premier prix, et pas que parce que votre professeur est dans le jury. La petite Etsuko vit-elle cela comme une victoire éclatante ou comme un événement normal ?
Oh, j’avais conscience de ce que j’avais accompli, croyez-moi ! J’étais trrrès fière pour au moins deux raisons. D’une part, j’adooorais les pianistes russes comme Sviatoslav Richter ou Vladimir Horowitz. D’autre part, je savais que, dans ce grand pays, l’éducation musicale était exceptionnelle. Mes concurrents étaient comme moi : ils passaient leurs journées entières devant leur piano ! Les autres pianistes qui passaient l’épreuve jouaient donc très bien. Alors, oui, être lauréate d’un tel concours, ça m’a donné beaucoup de confiance et ça m’a même laissé croire que, peut-être, un jour, je serai pianiste.

Cette idée était une nouveauté, pour vous ?
Pas en tant que telle, car j’y pensais. En revanche, j’ignorais si je serais capable de vivre avec, de et pour la musique.

À cette époque, quelles images aviez-vous de la vie de pianiste ?
Difficile à dire. C’était moins un statut qu’un défi. Le concours m’a vraiment décidée de tenter ma chance à un moment où j’hésitais car, parallèlement à la musique, j’étais une bonne élève, au collège. J’aurais pu poursuivre des études autres que pianistiques. Quand il m’a fallu choisir, j’ai opté pour la musique.

Quel a été l’élément déclencheur ?
Je me suis aperçue que la musique était ma passion. Je n’aurais pas pu m’en passer. Pas su non plus. C’était ma vie. Toute ma vie. Depuis que j’avais trois ans, je n’avais fait que ça : du piano, et je voulais continuer à ne faire que ça : du piano.


2.
La vie parisienne

 

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

Comment et pourquoi devient-on pianiste ? Dans ce deuxième volet de notre entretien, la concertiste internationale Estuko Hirose revient sur ce moment très particulier où le rêve prend chair, se déploie et s’enrichit – bref, son arrivée à Paris, à quinze ans, et ce qui s’est ensuivi. Instructif et vibrant.


Au cours de la première partie de notre entretien, nous avons évoqué quelques moments-clefs dans votre formation de musicienne :

  • le bain de musique dans lequel vous plonge votre mort quasiment dès votre conception ;
  • le premier contact avec le piano à trois ans ;
  • le concerto joué à six ans ;
  • la prise de conscience de la nécessité de vous perfectionner, provoquée par la colère de Pascal Devoyon contre une méthode et non contre vous ; enfin,
  • votre victoire dans un grand concours international.

Nous arrivons à un nouveau point de bascule : deux ans après votre prix moscovite, vous avez quinze ans, et vous vous exilez en France afin de poursuivre ce qui est moins un rêve qu’un projet : devenir pianiste professionnelle.
Oui.

Ce n’est pas rien, comme aventure !
J’étais obligée de déménager. Si je voulais progresser, je devais aller dans une ville importante pour entrer dans un conservatoire de haut niveau. Or, je viens de Nagoya. Pour me former sérieusement, je devais aller au conservatoire de Tokyo, à 350 km de chez moi.

 

 

« On s’habitue vite aux habitudes françaises »

 

Vous vous êtes trompée de route, et c’est ainsi que vous avez débarqué à Paris, soit à 6000 km de chez vous ?
Ha ha, pas vraiment ! En réalité, les études à Tokyo coûtaient les yeux de la tête. On a fait le calcul : ça revenait au même prix que des études à Paris. Alors, j’ai choisi Paris, et ma mère m’y a accompagnée.

Pourquoi Paris ?
C’était un rêve. J’adooorais Debussy, Ravel, Chopin. Vivre dans cette tradition, dans le pays où ont vécu ces grands compositeurs, ça m’attirait. En plus, la pédagogie était tellement différente de celle que l’on pratique au Japon !

Dans quel sens ?
Au Japon, on est presque obligés de copier les autres. Si un prof vous montre un exemple, vous devez reproduire exactement ce qu’il fait. En France, j’ai découvert que non seulement, on avait le droit de montrer davantage sa personnalité et d’exprimer son opinion, mais cette audace et cette créativité étaient indispensables.

Pourquoi ?
Sinon, on n’existe pas !

Comment avez-vous réagi à cette révolution ?
J’ai vécu cela comme un choc salutaire. Ça a changé mon approche de l’interprétation… et j’étais très contente !

Ni désarçonnée, ni même surprise ?
J’avais quinze ans. J’étais comme une éponge. J’étais capable d’absorber beaucoup de choses.

Même un changement de mode de vie radicale ? La mondialisation n’en peut mais, la France – et singulièrement Paris –, ce n’est pas tout à fait le Japon ! Pardon pour la caricature, mais la rigueur, la pudeur et la délicatesse japonaises ne sont pas vraiment les spécialités des Français…
Oh, moi, je vivais un conte de fées. Je voyais bien sûr les défauts des habitudes françaises…

Par exemple ?
Les manifs, les grèves, les choses comme ça ! Mais on s’habitue vite.

Parce que vous étiez portée par votre projet ?
Peut-être… Je sais que beaucoup de Japonais souffrent quand ils viennent vivre ici. Il y a la différence entre le mythe et le réel ; il y a aussi le mal du pays, l’éloignement, etc. Pour ma part, je n’ai pas eu ce genre de difficulté. Vraiment, c’était plutôt facile.

 

 

« Quand j’ai été recalée au CNSM, j’étais choquée ! »

 

Vous êtes alors étudiante à l’École normale de musique de Paris. Pourquoi avez-vous choisi cet établissement ?
À Nagoya, mon école de musique disposait d’un système d’échange d’élèves et d’équivalence des examens, si bien que j’avais déjà un diplôme de l’ENM en poche, et ça a facilité mon cursus à Paris.

Après cela, tout s’accélère.
Oui, j’entre au CNSM [conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris].

C’est un nouveau point de bascule que vous présentez comme une simple formalité. Parce que vous aviez compris ce qui était attendu d’une étudiante du CNSM ?
Non, justement ! La première fois que j’ai tenté le concours, j’ai été recalée.

Avez-vous accusé le coup, ou…
J’avoue que, sur le moment, cet échec m’a vraiment choquée.

Choquée ?
Oui, c’était presque le premier échec de ma vie. Heureusement que j’ai été admise à ma seconde tentative !

Beaucoup de musiciens français passés par le CNSM déplorent une certaine rigidité dans l’enseignement, qui ne leur permet pas d’exprimer leur personnalité – certains vont compléter leur formation dans des établissements américains, allemands ou belges, notamment. Vous, vous affichez une position inverse. Avez-vous jamais éprouvé une impression d’étouffement d’un point de vue artistique ?
Non, jamais, mais… comment dire ? Mes études ont été un peu spéciales.

En quel sens ?
En théorie, j’étais dans la classe de Bruno Rigutto. En pratique, il était extrêmement sollicité et donnait des concerts dans le monde entier, de sorte qu’il lui arrivait très souvent de s’absenter. Cela me donnait une grande liberté, d’autant que, quand il était là, il était vraiment génial. J’adorais ce prof. Quand il se mettait au piano pour me montrer quelque chose, j’avais presque envie de pleurer ! Et quand il n’était pas là, je travaillais beaucoup avec feue Marie-Françoise Bucquet, notamment en déchiffrage et musique de chambre. Elle m’a beaucoup appris. Même quand j’ai eu mon prix, j’ai continué de prendre des cours particuliers avec elle.

 

 

« Récital, musique de chambre, concertos : j’aime tout »

 

C’est un nouveau point de bascule : le moment où vous quittez le conservatoire pour entrer dans la vie professionnelle.
Non, c’est plutôt une transition qu’une rupture. En même temps que j’ai obtenu mon prix au CNSM, j’ai gagné le concours Martha Argerich. Ça m’a vraiment lancée, notamment au Japon, mais j’ai dû arrêter mes études : quand je devais passer le concours d’entrée au troisième cycle, j’étais déjà engagée pour une belle tournée ! J’ai donc continué à étudier de façon ponctuelle, en cours particuliers ou à l’occasion de masterclasses. Voilà peut-être pourquoi je n’ai pas ressenti cette pression ou cette limitation que vous évoquez.

Néanmoins, pouvez-vous nous raconter comment se passe la transformation entre Etsuko l’étudiante et Etsuko la professionnelle ? Aviez-vous anticipé cette mutation, et la réalité correspondait-elle à ce que vous aviez imaginé ?
Ç’a été assez progressif, assez long aussi. J’ai commencé assez tôt de donner des concerts. J’ai touché mon premier cachet dans la foulée du concours que j’ai gagné à Moscou. Entre huit et quinze ans, je montais au moins un programme d’une heure par mois, donc j’avais déjà énormément de répertoire. Devoir apprendre cette masse de partitions m’a beaucoup aidée car, aujourd’hui, je n’ai pas peur de devoir apprendre une nouvelle œuvre. Bien sûr, entre mes années japonaises et le moment où je vis vraiment du métier de pianiste, j’ai dû revoir, modifier, renforcer et affiner ma technique. Cependant, pour ce qui est du répertoire et de l’habitude de me confronter au public, j’étais bien équipée !

Le résultat déteint aussi sur votre réputation qui vous permet de briller sur une large partie du spectre pianistique, incluant

  • le récital solo,
  • le duo (notamment avec Cyprien Katsaris),
  • la musique de chambre et
  • les œuvres avec orchestre.

Est-ce une volonté qui vous anime et consiste à ménager, dans votre emploi du temps, des plages pour chaque exercice ?
Ce n’est pas aussi mécanique que vous dites ! La vérité est que j’aime tout… tant que j’aime les gens avec qui je joue. Il n’y a rien d’agréable à jouer avec quelqu’un avec qui vous sentez qu’il sera difficile de s’entendre musicalement !

J’imagine que c’est la même chose pour le répertoire…
En effet. Si je ne me sens pas en connivence avec les œuvres pour lesquelles on me sollicite, je peux refuser. Pas par paresse, juste parce que ça ne sert à rien de jouer une pièce qui ne me parle pas. Je crois profondément que, quand un artiste joue un morceau qui ne lui parle pas, ça se sent. Néanmoins, ce n’est pas moi qui choisis comment se répartissent les différents événements qui rythment mes saisons musicales.

 

 

« J’assume mes choix »

 

Cette relative dépendance aux sollicitations ne vous empêche pas de construire une discographie très singulière, marquée par un équilibre assez original entre œuvres originales et transcriptions – art que vous avez pratiqué vous-même, comme on l’a pu ouïr dans le disque Schéhérazade paru chez Danacord en 2024…
… alors, ça, c’était la première et la dernière fois !

On va y revenir mais, si vous le voulez bien, évoquons votre inclination pour le genre, qui va bien au-delà du best of Campanella pour petites mains ! Dans Chaconne, le premier de vos quatre disques pour Denon paru en 2003 et récemment réédité en coffret par Danacord, il n’y avait que des transcriptions, et non des moindres :

  • Kreisler par Rachmaninov,
  • Wagner et Gounod par Liszt,
  • Franck par Demus, et
  • Bach par Busoni.

Était-ce un souhait de votre part ou le résultat d’une pression de votre label ?
Hum, comme je vous l’ai expliqué, j’étais consciente de mon habileté voire de ma tendance à copier les autres.

Ce que vous voyez comme un danger…
Oui, surtout pour un premier disque ! Il y avait vraiment trois choses :

  • je ne voulais pas imiter les grands maîtres que j’admire ;
  • je ne voulais pas lutter contre mon habitude de les imiter ; et
  • je voulais jouer comme Etsuko Hirose.

Voilà pourquoi je souhaitais jouer des œuvres pour lesquelles je n’avais pas de références dans ma tête. Or, à l’époque, les transcriptions étaient peu jouées, voire presque mal vues. De sorte qu’il y avait un double avantage pour moi à en interpréter : d’une part, je n’avais pas de version piano en tête ; d’autre part, je pouvais choisir des pièces dont les originaux et les transcriptions me plaisaient.

Et vous ne vous êtes pas arrêtée là. Votre deuxième disque, La Valse, intégrait un Casse-noisettes revisité par Mikhaïl Pletnev, ainsi que deux autotranscriptions de Stravinsky et de Ravel…
À titre personnel, je ne voulais pas enregistrer des disques qui existaient déjà. Le problème, c’est que, quand on veut être tant soit peu original, on n’a qu’une alternative : soit on enregistre des œuvres de compositeurs méconnus, et ça se vend très peu ; soit on enregistre des transcriptions rarement jouées de compositeurs connus, et le label peut mettre en avant le nom du compositeur, ce qui rassure !

Le label pourrait aussi mettre en avant votre performance technique.
Il est vrai que les transcriptions sont souvent des défis techniques et physiques. Une œuvre originale pour piano est souvent mieux adaptée qu’une transcription, mais… disons que j’assume tous mes choix, même si j’aurais parfois envisagé d’autres possibilités !

 

 

« Schéhérazade est ma première et ma dernière transcription »

 

Un jour (sans doute beaucoup, beaucoup plus), vous écrivez votre transcription de Schéhérazade de Nikolaï Rimsky-Korsakov, un mastodonte  de trois quarts d’heure. Comment avez-vous arbitré entre

  • le respect de l’œuvre originale,
  • sa transformation en pièce devant donner l’illusion qu’elle a été écrite pour piano, et
  • une tendance à tirer le remix vers ce qui vous convient particulièrement ?

Plus qu’à la partition proprement dite, je voulais être fidèle à l’effet sonore que l’on perçoit quand on écoute l’œuvre originale. Tant pis si l’on doit enlever beaucoup de notes car un pianiste n’a que dix doigts ! Ce qui compte, dans ce cas précis, c’est de regarder de très près la partition d’orchestre et d’avoir conscience que l’oreille ne perçoit pas toutes les notes qui sont écrites. Beaucoup sont cachées par les extrêmes, tant graves qu’aigus. J’ai donc comparé de très nombreuses versions orchestrales pour déterminer ce que l’on entend réellement. C’est à partir de là que j’ai commencé à écrire.

La Schéhérazade de Rimsky-Korsakov, que vous doublez avec le formidable ballet des Mille et une nuits de Sergueï Bortkiewicz, vous était doublement familière : vous l’aviez entendue un milliard de fois et beaucoup jouée à quatre mains…
Cette expérience à quatre mains m’a donné confiance. Je savais que ça fonctionnait au piano, mais je trouvais que la configuration n’était pas commode : on doit partager la pédale, on joue de travers, on se marche dessus… C’est vraiment une bataille !

 

 

Soit, mais pour vouloir écrire votre version à vous et pour vous, puis pour décider d’enregistrer une partition aussi redoutable, il faut être animée par un feu particulièrement sacré. Qu’est-ce qui vous attire particulièrement dans Schéhérazade ?
Musicalement, c’est un monument qui décrit presque toutes les facettes de l’âme humaine. Elle est gorgée de subtilités, de couleurs, d’événements. Je voulais vraiment raconter cette histoire en faisant sonner le piano à l’instar d’un orchestre. Comme j’étais la transcriptrice, je connaissais la technique de l’interprète que je serais : l’affaire était très commode !

À l’écoute du disque, je ne vais pas vous mentir : c’est

  • brillant,
  • vibrant,
  • envolant,

mais le côté « commode » de la partition ne saute pas aux oreilles tant l’exigence de la transcription appert. Voulez-vous dire que la virtuosité que vous sollicitez de vous-même est un défi qui correspond à vos préférences techniques ?
En tout cas, la difficulté – réelle, je ne le nie pas – me correspond.

Pourtant, permettez-moi d’insister, ç’a l’air horriblement difficile !
Bon, d’accord, c’est horriblement difficile, mais j’ai souvent joué cette transcription en concert et j’ai l’impression que, à travers elle, je peux pleinement exprimer ce que j’ai envie de raconter. L’œuvre de Rimsky-Korsakov me passionne au-delà de tout ; et ma passion se ravive à chaque fois que j’ai l’occasion de donner ma transcription.

Reste un mystère : pourquoi promettre, de façon peut-être hâtive, que c’est votre dernière transcription ?
Parce que la musique de Schéhérazade représente depuis longtemps quelque chose de vraiment spécial pour moi. Elle me parle énormément. Avant même de la transcrire, je la connaissais presque par cœur. Aucune œuvre ne me parle autant. Il n’y a pas d’équivalent qui m’ait autant donné envie de la jouer puis de la rejouer. Par conséquent, oui, il y a tout à parier que je n’en transcrirai pas une autre. Pourquoi m’y risquerais-je alors que je n’en ressens pas la nécessité ?

 


3.
Face au public

 

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La principale différence entre un musicien amateur et un musicien professionnel n’est peut-être ni la dimension lucrative ou non de l’activité, ni même la maîtrise d’un instrument mais le fait que le professionnel joue pour des auditeurs et non pour son plaisir. Dans la troisième partie de notre entretien, Etsuko Hirose nous explique comment, au fil de ses tournées internationales, elle prend en compte le public dans la construction de ses programmes et parfois jusque dans les détails de son interprétation. Elle nous invite aussi dans les mystères de l’enregistrement (ou du non-enregistrement) d’un disque. Plongée dans les coulisses d’un art qui sait aussi se mâtiner de pragmatisme pour mieux se déployer…


Etsuko Hirose, à ce stade de notre échange, nous avons évoqué votre formation et votre professionnalisation. Sans doute est-il opportun d’évoquer maintenant votre expérience d’artiste internationale. Il est souvent seriné que la musique est un langage universel – moi, je n’y crois pas du tout, mais ce n’est pas la question. Enfin, pas tout à fait… Pourriez-vous nous raconter les différences de sensibilité que vous constatez selon les régions du monde où vous êtes invitée à jouer, d’une part dans les demandes des organisateurs, d’autre part dans les réactions du public, qui doivent être très différentes dans les pays arabes, au Japon, en Europe de l’Est et en France, par exemple…
C’est vrai que, dans le public, les différences sont très importantes. Au Japon, les spectateurs sont extrêmement polis et respectueux. Vous n’entendez pas un bruit, et vous pouvez ressentir le calme dans la salle.

Ça doit être formidable, pour une musicienne !
Bien sûr… mais, parfois, on pourrait croire qu’on les a perdus, qu’ils s’ennuient ou qu’ils se sont endormis ! À l’opposé, en France ou dans les pays latins, en Italie ou en Espagne, les réactions ne manquent pas, et ça fait vraiment plaisir.

 

 

« Il faut s’adapter »

 

Les artistes classiques évoquent peu le rôle du public dans le concert.
Pourtant, un concert n’est jamais à sens unique. C’est un moment que l’on partage. Un beau concert se crée mutuellement. En direct, des réactions peuvent m’inspirer, me motiver et influer, dans une certaine mesure, sur mon interprétation d’un soir.

Qu’en est-il des pays slaves ?
En Pologne et en Russie, je suis touchée par la sensibilité des spectateurs. Je ne devrais pas le dire, mais, pour moi, le public slave est vraiment le meilleur public. Attention, chaque salle a son atmosphère, chaque soir est particulier, et il faut se méfier des généralités. Néanmoins, j’avoue me sentir bien quand les spectateurs sont particulièrement réceptifs. Dans les pays slaves, quand vous jouez quelque chose d’un peu déprimant, de sombre ou de profond (une œuvre de Chostakovitch, par exemple), à la sortie, vous n’avez pas – comme ce peut être le cas ailleurs, sans que ce soit systématique, heureusement ! – de spectateurs qui viennent vous dire : « C’était bien, mais trop long, trop triste, trop difficile. » Là-bas, ils vivent intensément les émotions de la partition. Ils n’ont pas peur de suivre le compositeur dans ses tourments. Les notes ont l’air de leur parler plus et mieux que ne le feraient des mots.

Dans d’autres pays, j’imagine que les signes extérieurs de brio vous vaut davantage d’admiration.
Oui, dans certains endroits, si on joue fort, les gens applaudissent fort, c’est humain. Cependant, je n’aime pas dire que, pour un musicien, il y a des pays plus faciles que d’autres. Déjà parce que jouer fort beaucoup de notes n’est pas si facile ! Et, de surcroît, un interprète n’est pas là pour ennuyer les spectateurs. Faire plaisir est aussi une de nos missions.

Du côté des producteurs et des organisateurs, retrouvez-vous cette géographie de la musique, ou constatez-vous surtout l’universalité, pour le coup, des règles souvent en vigueur :

  • pas d’œuvres trop longues,
  • pas d’œuvres trop dark,
  • pas d’œuvres trop dissonantes,
  • pas de compositeurs que personne ne connaît donc n’a envie de venir écouter, etc. ?

De ce côté-là, les paramètres sont moins géographiques que circonstanciels. Ça dépend beaucoup du type de public visé.

Certes, j’imagine que, quand vous donnez un récital sur le Ponant, vous ne jouez pas le même répertoire que dans un auditorium huppé en Allemagne…
En effet, il faut s’adapter. On ne joue pas le même concert pour des enfants, des connaisseurs ou le « grand public » !

 

 

« Pour bien jouer une œuvre, mieux vaut être à l’aise avec le compositeur »

 

Que jouez-vous pour les connaisseurs ? Le grand public, j’ai une petite idée, mais les connaisseurs…
En théorie, ces auditeurs ont moins peur des œuvres longues, peu connues et sombres. Vous pouvez leur jouer une sonate de Schubert, par exemple, ou des pièces dont vous savez qu’elles ne retiendraient pas l’attention d’autres types de spectateurs.

En écho à cette diversité de publics, vous avez construit un large répertoire. Toutefois, les œuvres que vous avez gravées sont surtout concentrées sur le dix-neuvième siècle. Dans vos derniers disques Denon, Fantaisies et Le Vent, enregistrés en 2006 et 2007, vous gravez notamment Schumann, Liszt, Chopin… Est-ce

  • par inclination personnelle (cette musique vous touche singulièrement),
  • par fatalité (vous avez commencé par enregistrer ce vaste répertoire, donc vous êtes identifiée comme interprète dix-neuvièmiste),
  • par curiosité (il y a de quoi jouer, dans ce siècle !) ou
  • par stratégie (pendant ce temps, peut-être préparez-vous un prochain disque Mozart ou Messiaen) ?

Je joue les compositeurs romantiques parce que j’ai une grande affinité avec eux, qu’ils soient très connus ou un peu moins, comme Charles-Valentin Alkan ; et j’ai une grande affinité avec eux parce que je suis quelqu’un de très émotif. Grâce à leurs œuvres, j’adooore essayer d’exprimer l’inexprimable. J’ajouterais – même si, évidemment, chacun est particulier – qu’en tant que femme, je pense avoir peut-être plus de sensibilité que n’en aurait un homme.

Même si les compositeurs romantiques que vous jouez étaient des hommes, pour la plupart…
Vous avez raison, le cœur de la question n’est pas une affaire de personne mais d’émotion, de réceptivité à l’émotion, de sensibilité à l’émotion, aussi. Les émotions m’intéressent. Elles peuvent être grandioses ou minuscules, tranchées ou complexes, pleines de joie ou gorgées d’une détresse ineffable. Les œuvres romantiques traduisent cette richesse en explorant toutes les facettes de l’âme humaine. Elles me permettent d’aller très loin dans ce chemin car je suis en connexion avec le compositeur. Je me sens très proche de lui. Je n’ai pas besoin d’effectuer de longues recherches pour comprendre ou, souvent, éprouver ce qu’il voulait exprimer. Bien sûr, j’ai beaucoup lu les biographies de ceux que je joue, mais je crois que, quand vous êtes plongé dans ce répertoire, vous devinez des choses, vous avez des intuitions. Ce n’est plus uniquement une question de savoir.

Cette connaissance intime vous aide-t-elle à vous adapter aux pianos que vous devez jouer ? On oublie souvent que, contrairement aux violonistes, par exemple, le pianiste concertiste ne se déplace à peu près jamais avec son instrument personnel !
En effet, jouer du piano impose de s’adapter à un nouvel instrument chaque soir, mais pas qu’à un instrument : à un public, on en a parlé, et à une acoustique, aussi. Dans ces circonstances, connaître ce que l’on va jouer non plus seulement sur le bout des doigts mais sur le bout du cœur peut vous être très utile. Vous savez, pour être convaincant et emporter un auditoire, il ne suffit pas de savoir jouer une pièce, il faut aussi être à l’aise avec le compositeur que vous interprétez ; et, moi,  je suis très à l’aise avec les compositeurs romantiques !

 

 

« Chopin attire toujours de nombreux fidèles »

 

En somme, mais peut-être est-ce une impression, quand on regarde de près votre discographie, on peut avoir l’impression que vous avez toujours joué avec ces deux tendances : concertation et dilatation du répertoire. Bien sûr, quand vous enregistrez la redoutable transcription de la Neuvième symphonie de Beethoven par Friedrich Kalkbrenner pour Mirare, on sait ce qu’il y a dans le disque ! Mais les choses sont parfois plus nuancées. Votre Schéhérazade est monothématique tout en glissant après votre transcription de Rimsky-Korsakov une suite d’un compositeur pas si fréquent sur les platines, Sergueï Bortkiewicz. Et si vos quatre disques Denon ont tous un titre, celui-ci est plus ou moins en rapport avec le contenu (celui qui s’appelle Le Vent inclut certes « Le vent » d’Alkan mais aussi, entre autres la Deuxième sonate et les douze études de Chopin opus 25, par exemple). Tout se passe comme si vous assumiez les exigences marketing pour mieux vous en échapper, transformant ainsi la contrainte en art…
C’est vrai que certains labels préfèrent qu’un récital ait un titre. C’était le cas chez Denon. D’autres aiment quand les disques tournent autour d’un seul compositeur : chez Mirare, j’ai enregistré Vladigerov, Lyapunov, Balakirev, Chopin… Derrière, il y a l’idée que la cohérence guide l’auditeur, l’aide à s’orienter dans la musique. L’effet sur l’auditeur peut donc être plutôt réussi.

Auriez-vous la tentation d’enregistrer un récital qui irait dans des directions plus variées ?
Non, si c’est ça que vous voulez entendre, venez m’écouter en concert ! Au disque, il paraît que, si vous glissez plus de deux compositeurs, ça ne se vend pas.

L’avez-vous vérifié dans vos ventes ?
C’est sûr que quand vous enregistrez une œuvre aussi aimée au Japon que la Neuvième de Beethoven, vous vendez beaucoup de disques, mais c’est une œuvre très spéciale. Il y a aussi des compositeurs très spéciaux. Chopin, par exemple, attire toujours de nombreux fidèles. Et, après, en dehors de la thématique, du compositeur et de la notoriété, il ne faut pas oublier la pochette.

Oui, Anne Sylvestre chantait : « On dit d’un disque qu’on achète / qu’on aime la pochette, / que ça ne gâche rien… »
Le résultat est que, dans un succès ou un échec commercial, il est souvent difficile de déterminer la part liée à la musique et celle qui est due à la photo ! Cela ne simplifie pas le travail et nous rappelle à l’humilité : certains paramètres échappent à l’interprète comme au label…

 


4.
L’invention de l’avenir

 

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

S’entretenir avec un artiste permet d’esquisser des bribes

  • de son passé,
  • de son présent et
  • de son avenir.

Dans ce dernier volet de notre interview, Etsuko Hirose aborde avec sa franchise coutumière

  • ses envies de répertoire (et de respiration !),
  • les contours de ses préférences d’interprète,
  • son rapport aux – apparemment – dispensables réseaux sociaux, et
  • les quelques pointillés qui, ce 20 mars 2025, préfiguraient déjà son emploi du temps dans les mois à venir… voire plus.

De quoi clore notre échange sur des notes

  • de fraîcheur,
  • de rires et, ô surprise !
  • de musique.

Etsuko Hirose, nous avons survolé le répertoire que vous jouez. Je voudrais que nous concluions cet entretien en évoquant

  • ce que vous ne jouez pas,
  • à quoi vous ne jouez pas (ça, c’est pour créer un peu de suspense, mais ne vous inquiétez pas, tout sera plus clair dans quelques instants), et
  • ce que vous jouerez.

Si vous le voulez bien, parlons d’abord de

  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous préparez,
  • ce que vous aimeriez envisager de jouer à long terme, et de
  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous ne jouerez parce que ce n’est pas du tout dans vos plans…

Pour mes disques futurs, je n’ai pas encore décidé. En 2024, j’ai publié deux disques : Schéhérazade, d’une part, chez Danacord, et les quintettes avec piano de Georges Catoire et Béla Bartók chez Continuo, d’autre part. C’était beaucoup, et j’ai ressenti le besoin de faire une petite pause.

J’imagine que la baisse des ventes du disque (sauf vinyle, paraît-il…) réduit aussi la liberté des interprètes classiques et leurs opportunités d’entrer en studio…
Il est exact que les disques se vendent moins mais, dans l’idéal, ce peut être aussi l’occasion de resserrer la production sur les projets de qualité.

 

 

« Je n’ai pas compris la logique de Xenakis »

 

Le streaming permet-il de compenser – au moins en partie – l’atterrissage du marché physique ?
Je vous trouve optimiste ! Moi, je ne sais pas si le marché a déjà atterri ou s’il va continuer de s’enfoncer, mais les retombées du streaming que je constate sont quasi négligeables.

Dans ce contexte, quelles seraient vos envies studio ?
Je réfléchis encore. J’ai plusieurs idées. Comme j’ai enregistré des compositeurs peu connus ou, mettons, moins connus que les poids lourds du système (on a parlé de Catoire et de Vladigerov, par exemple), je reçois beaucoup de suggestions voire de propositions, mais je ne peux pas toutes les accepter !

Quels sont les compositeurs dont vous savez d’ores et déjà que jamais vous ne les enregistrerez ?
Hum, pour en citer un, je me vois mal jouer Bach, que j’adore pourtant écouter…

… et dont vous avez joué une transcription par Busoni dans votre premier disque.
Oui, mais Busoni l’a vraiment écrite pour piano. Bach n’a jamais écrit pour le piano proprement dit. Cela n’empêche pas certains pianistes de le jouer très bien. Cependant, comme interprète, ce n’est pas une expérience qui me tente à titre personnel. Rentrer dans des débats avec les puristes sur l’usage de la pédale, la reconstruction du son, la place de l’agogique dans une musique si rigoureuse, choisir parmi les si multiples options qui s’offrent à l’interprète contemporain, non, je ne me sens pas d’y aller.

La musique contemporaine a-t-elle une chance de vous tenter ?
Haha, non, pas du tout !

Bon, ç’a le mérite d’être clair.
Certains compositeurs d’aujourd’hui écrivent des œuvres très jolies ; mais on a l’impression que, dès que c’est joli, c’est reçu comme démodé, passéiste ou rétrograde.

Il vous reste Xenakis et Boulez…
Malheureusement, ce n’est pas mon truc. J’ai essayé pendant quinze jours de monter deux pages de Xenakis. Je n’en ai pas du tout compris la logique. Ça ne marchait pas.

 

 

« Je préfère explorer des répertoires qu’être sur les réseaux sociaux  »

 

Je voulais risquer une question qui, à notre ère ultrasensible, peut sembler raciste – je la tente quand même. Vous connaissez le tropisme nationaliste qui frappe les musiciens classiques, notamment les pianistes : il n’y a pas de meilleur interprète qu’un Russe pour Glinka, qu’un Espagnol pour Albéniz, qu’un Français pour Debussy, etc. Vous a-t-on déjà demandé de jouer du répertoire japonais, dont on peut dire qu’il n’est pas méconnu à l’étranger puisque, le plus souvent, il est carrément inconnu ?
Oui, hélas, on m’a déjà demandé !

Hélas ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je peux l’avouer aujourd’hui, j’ai toujours réussi à m’en sortir en trichant, par exemple en jouant une petite chanson !

Il existe des œuvres intéressantes…
Oui, il y a des œuvres et des compositeurs intéressants. Souvent, d’ailleurs, ils sont venus étudier en France ou s’en sont fortement inspirés, comme Akira Miyoshi ou Tōru Takemitsu. Par certains aspects, leur travail ressemble beaucoup à celui d’Henri Dutilleux ou d’Olivier Messiaen. Or, Dutilleux et Messiaen, il m’arrive de les jouer mais ce n’est pas la musique qui me passionne le plus ; donc, à moins d’un contrat mirifique, il y a peu de chance que je joue leurs clones !

Alors, à présent que vous nous avons évoqué ce que vous ne jouez pas, nous pouvons aborder la question qui fâche : ce à quoi vous ne jouez pas. En 2025, même si c’est beaucoup, la doxa affirme que jouer du piano ne suffit pas pour être pianiste professionnel. Comment vous saisissez-vous des enjeux

  • de communication,
  • d’autopromotion,
  • d’image digitale et
  • de réseaux sociaux,

vous dont le site officiel – au moment où nous échangeons – n’est plus à jour depuis le 19 décembre 2016 et la sortie des Transcriptions de ballets russes pour deux pianos avec et sur le label de Cyprien Katsaris, Piano 21 ?
Hahaha ! Je sais pas faire ! Une fois, j’ai essayé, ça n’a pas marché et ça m’a confirmé que ce n’était pas pour moi. Je sais que les jeunes musiciens profitent énormément des réseaux sociaux, par exemple pour faire venir du monde aux concerts. J’ai conscience que je devrais m’y mettre, mais ça demande tant de travail que les bras m’en tombent… Je passe beaucoup de temps à maintenir mon niveau pianistique et à explorer de nouveaux répertoires, donc je laisse tomber.

 

 

« Le monde change, et je suis restée la même »

 

Votre site…
Mon site est à l’abandon, c’est vrai. Parfois, quand je peux, je vais sur Facebook ou Instagram, pas plus car, un, ça ne m’intéresse pas, deux, je n’aime pas cette activité et, trois, elle est trop chronophage, surtout quand on est nulle comme je le suis !

Subissez-vous des pressions amicales des organisateurs ou de votre agent pour que vous vous en occupiez ou que vous sous-traitiez cette activité ?
Plus maintenant.

Parce qu’avant…
À une époque, oui, j’étais incitée à être active. Puis ils ont compris que je n’étais pas douée – mais vraiment pas douée – pour ça, , et ils ont laissé tomber ! Il arrive que mon agent s’occupe sporadiquement de mon fil X. Et je sais, oui, que certains collègues ont délégué ce travail à des entreprises qui se sont montées pour ça. Néanmoins, d’après ceux avec qui j’en ai discuté, les retombées concrètes semblent très faibles alors que ce n’est pas donné ! L’inverse existe aussi : j’ai entendu parler d’une pianiste inconnue du milieu classique mais très suivie sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle a réussi à remplir une grande salle grâce à ses… comment on dit ?

Followers ?
Voilà.

Cette tendance peut aussi être un danger, non ?
Pourquoi ?

Dans l’édition, certains auteurs sont publiés  non parce que leur livre est intéressant mais parce que leurs abonnés sont si nombreux qu’il paraît évident qu’un pourcentage suffisant d’entre eux achètera le produit dérivé.
Bon, non, je ne sais pas si c’est un danger, mais je constate que le monde change et que, malheureusement ou heureusement, je suis restée la même. Bien maniés, les outils digitaux peuvent à l’évidence aider les artistes qui se prêtent au jeu. Je vais essayer de continuer sans ces systèmes que je ne maîtrise pas !

 

 

« Transmettre fait partie de la mission du musicien »

 

Puisque votre but n’est pas de devenir Etsuko 2.0, celle qui nous montre la photo de son café du matin près de la partition qu’elle va travailler juste après ou celle qui se lance seule dans des campagnes de crowdfunding pour financer un projet peu lucratif donc nécessitant des fonds perdus, quels sont vos projets bien réels, eux ? La discographie, ça mûrit ; mais quid des concerts ?
Je continue ma tournée Schéhérazade. Je vais donner aussi des concerts de musique de chambre avec Pierre Lenert, avec qui j’ai publié un disque en 2022 chez Continuo, ainsi qu’avec le quatuor Psophos. Dans les semaines qui viennent, je vais aller au Japon et en Allemagne, notamment à Berlin. Je continue à explorer le répertoire peu connu et que je tiens à remettre en avant. Il existe une quantité folle de compositeurs et d’œuvres magnifiques qu’il est tellement dommage d’abandonner sur les rayonnages jusqu’à ce que la poussière de l’oubli les engloutisse ! Lutter contre cet effacement est l’un des grands combats de ma vie. Je ne m’arrêterai jamais de le mener. Et puis, je mûris des projets discographiques, même si rien n’est signé.

Par exemple ?
J’aimerais enregistrer un disque Chopin ou Brahms. Je sais qu’il y a des centaines de références, mais j’aimerais laisser quelque chose qui témoigne de ma personnalité, de la façon dont j’ai compris et joué ces œuvres. Je crois que mon public n’attend pas de moi que des œuvres inattendues, inconnues, exhumées. Il espère aussi que je leur joue à ma manière des pièces qu’il est déjà habitué à écouter. Donc j’aimerais faire ça, pour lui et pour moi.

Et l’enseignement en masterclass ?
En masterclass, oui. J’aime ça. J’aime aider les jeunes. J’ai moi-même beaucoup appris par ce biais, de sorte qu’il est normal que j’essaye, à mon tour, de guider des talents en formation. Transmettre fait partie de la mission du musicien. En conservatoire, ce serait impossible… actuellement, du moins. Ce n’est pas une position de principe, c’est un constat pragmatique. Entre les concerts, je préfère garder du temps pour travailler et explorer le répertoire. Mais donner des masterclasses, j’adooore ça !

Je crois que l’appel est lancé. Merci, Etsuko !

 


Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.

 

Giovanni Panzeca et alii jouent Boulanger, Gerber et Schulé (Cascavelle) – 4/6

Première du disque

 

Pour la seconde partie de notre chronique du disque fomenté par Giovanni Panzeca, nous renonçons à suivre la musique avec la partition pour profiter d’une autre écoute, moins tatillonne et peut-être plus ancrée dans l’expérience sonore. Au programme ce jour, deux pièces pour orgue et cuivre. La première est une Fête pour deux trompettes, deux trombones et orgue, initialement fagotée pour « une messe télévisée à la basilique Notre-Dame de Neuchâtel » mais livrée trop tard par René Gerber. Elle s’ouvre par une fanfare des cuivres à laquelle s’associe l’orgue sur les pleins jeux. On y retrouve la patte gerbérique :

  • clarté de la ligne mélodique,
  • simplicité puis enrichissement de l’harmonie, et
  • inclination à se concentrer sur des motifs plutôt que de délayer le discours en tournoyant autour du pot.

Les interprètes ont l’habileté de jouer avec la résonance de l’église afin d’éviter la confusion des sons. Le soin apporté

  • aux nuances,
  • à la synchronisation et
  • aux phrasés

porte cette pièce qui ne cache nullement son désir d’exprimer

  • grandeur,
  • faste et
  • solennité.

 

 

La capacité du compositeur à broder 7’40 de musique malgré

  • les contraintes d’un genre (la pièce de circonstance),
  • la nécessité d’intelligibilité et d’accessibilité du propos, ainsi que
  • l’importance de l’identification des motifs par l’auditeur qui n’est pas venu au concert

passe par son habileté à exploiter

  • la richesse des sonorités du quintette (à cinq, à quatre, à deux cuivres aigus contre deux graves, etc.),
  • l’insertion sporadique de quelques audaces harmoniques qui croustillent d’autant plus qu’elles sont enveloppées dans un esprit de fanfare nullement dévoyé (importance du refrain), et
  • le surgissement d’astuces bienvenues
    • (arrivée d’une modulation,
    • brusque et provisoire changement de caractère,
    • utilisation des nuances piano pour mieux valoriser les fortissimi).

Nous retrouverons une fête à la fin du Triptyque pour orgue que nous écouterons dans une prochaine notule. D’ici là nous est proposée une Pavane pour trois trompettes et orgue, projet assez curieux puisque seuls deux trompettistes – Mattia Gallo et Maura Pavese – sont crédités. Cette danse de couple a été composée pour un mariage et s’ouvre, comme Fête par une sonnerie des cuivres sans orgue. La partition s’amuse à proposer

  • des dilatations sonores (tutti fortissimo),
  • des contractions (unissons, dialogue entre une trompette et l’orgue, orgue à découvert pour conserver la pulsation rythmique) et
  • d’élégants effets de nuances (decrescendo et crescendo).

 

 

En dépit d’un montage perfectible (on sursaute à 1’58, à 2’45 et à 4’36, par ex., mais gérer une telle pâte sonore dans une acoustique réverbérée doit être mission presque impossible !), on se laisse volontiers emporter par

  • le balancement perpétuel de la danse,
  • les facéties harmoniques dont René Gerber pimente son texte, ainsi que par
  • les diastoles et systoles des intensités.

Prochaine étape : le Triptyque pour orgue qui clôt la partie René Gerber du programme. D’ici là,

  • pour écouter gratuitement le disque, c’est ici ;
  • pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .

À suivre !

Alex Lutz, « Sexe, grog et rocking-chair », Cirque d’hiver, 18 avril 2025 – 2/2

Alex Lutz au Cirque d’hiver (Paris 12), le 18 avril 2025. Photo : Rozenn Douerin.

 

Quand Axel Lutz parvient enfin à entrer sur scène, après les contretemps évoqués dans le premier épisode de ce diptyque, il file directement enterrer son père dans « la maison du Seigneur ». Rien de bien follichon dans cette parodie d’éloge funéraire à la sauce disco, chargée de rendre un saint hommage à l’ex-soixante-huitard devenu « un assureur réputé ». Toutefois, l’on sourit à l’évocation de Jérémie Hendrix et Thierry Chapman, ses musiciens préférés ; et l’on frissonne en entendant le très vilain « Anima Christi » de Marco Frisina, tube des églises catho ayant réussi la performance d’être aussi horripilant et mal écrit (la prosodie ! Seigneur Dieu tout-puissant ! mais c’est grave !) que les scies affligeantes produites à la chaîne par les sectes charismatiques. De la fosse monte alors le bric-à-brac autour duquel tourneront le spectacle et le comédien. Le défi : démêler les fils (haha) du défunt, victime

  • d’une dépression,
  • du syndrome de Diogène,
  • de névrose obsessionnelle compulsive et, ceci entraînant peut-être cela autant qu’y puisant des forces renouvelées,
  • d’alcoolisme.

D’où la question posée par le sketch qui suit : est-il plus dangereux de boire trop d’alcool ou de ne pas consommer assez de fruits et légumes ? Peu à peu, l’intérêt principal du spectacle apparaît être la manière dont Alex Lutz mêle le sujet et la forme du spectacle. Ce n’est évidemment ni un hasard, ni une simple aide rassurante, si le comédien revendique d’avoir disposé sa liste de sketchs au fond d’un carton avec lequel il feint de vouloir ranger le fatras laissé par le mort. La métaphore d’un spectacle se nourrissant des souvenirs laissés par le père claque. Le désir de procéder à un « nettoyage de printemps sous cocaïne », tant par le rangement des affaires que par la construction du show, ne se dissimule pas puisque, si la mort dérange le comédien qui range, elle l’arrange aussi en l’inspirant. Il s’agit de décharger une dernière fois le fusil du chasseur qu’était le papa, quitte à monter, pour l’atteindre, sur « un escargot » au lieu d’un escabeau, lapsus qui en dit long sur la double volonté de s’élever et de prendre son temps.
Après un interlude équestre, Alex Lutz élargit la focale. La mort de son géniteur l’incite à réfléchir sur la mort en général. Il y a urgence car « parfois, on meurt comme ça, pouf, c’est hyper anxiogène ». Regarder en arrière interroge aussi. Ainsi, « dans les années 1950, tout le monde ressemblait à Léon Zitrone et, pourtant, on progresse – alors imaginez au quinzième siècle ! » À l’instar de cette boutade, l’humour ne cherche pas à dissimuler

  • la gravité du sujet,
  • le malaise qu’il suscite et
  • sa part structurelle d’inintelligibilité qui tient dans une phrase de Freud : « Nous nous savons mortels mais nous nous croyons immortels. »

C’est de cette contradiction humaine que parle ici le rire, réaction physique à

  • la tension,
  • l’incompréhension et à
  • l’irréductibilité de nos comportements à la rationalité.

D’où des foucades lutziennes pour alléger l’atmosphère, comme lorsque l’amuseur essaye de chanter l’hymne des gens qui « étaient à moitié pieds nus », cette maison bleue immortalisée par Maxime Le Forestier – tentative vaine autour de la quena, résumée dans une punchline que Jérôme Commandeur n’aurait pas reniée :

 

S’il avait mis « Corinne et Stéphane, attendez-moi », c’était plus simple que « Psylvia, attendez-moi ». Enfin, on saura jamais.

 

Ce que l’on sait, en revanche, c’est le temps qui passe – pour en prendre conscience, il suffit de constater que « les enfants d’après-guerre naissaient en noir et blanc ». L’aboutissement du processus n’est autre que la mort, jadis non dissimulée. « Avant, on pouvait profiter d’un cadavre de tante pendant dix jours, rappelle l’humoriste. Mais est-ce que c’est pas plus difficile de vivre quinze jours avec des amis ? » Entre deux interludes guitaristiques signés Vincent Blanchard, Alex Lutz se souvient de la vie de son père, qui « avait été un peu marxiste en jouant de la guitare » avant que les enfants ne marquent « le début des emmerdes ». Divorce en poche, le papa accumule les conquêtes à la typologie variée :

  • la sportive,
  • la nudiste,
  • la rigoriste…

 

Au Cirque d’hiver, le 18 avril 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La plus marquante de ces compagnes fut Isabelle car « c’était Raiponce avec un chignon mou » dans lequel elle plantait les stylos lui permettant de poursuivre « sa vingt-huitième année de thèse ». Admettons qu’Isabelle fut aussi marquante car, après trois bouteilles de Porto, elle pouvait – performance remarquable – se transformer en croix gammée. Au fil de ses souvenirs et de son florilège diachronique, l’acteur dépeint une époque en évoquant notamment

  • les psy (« nos parents étaient un peu juniors en psychanalyse »),
  • le sida,
  • l’engagement politique (« on allait aux manifs mais on revenait en cours d’éco à 14 h ») et
  • le rapport intergénérationnel (« aujourd’hui, les gosses en veulent à leurs parents les flippés et à leurs grands-parents les nudistes »)

avant de se lancer – chic – dans un sketch où, avec l’excellence d’acteur dont il est coutumier (ne le cachons pas : c’est dans sa performance de comédien, donc dans ses sketchs, qu’Alex Lutz nous envole – en un mot – le plus), il incarne une femme drôle d’être aussi agaçante. Elle

  • découvre que la mort peut frapper à tout moment (« on n’aurait pas dit, et puis paf comme ça »),
  • se demande plus ou moins si toutes les « gouines » ont des mygales sous les bras « parce que c’est la nature »,
  • s’emporte contre #metoo parce que les femmes n’ont pas à se laisser inviter par un producteur pour une lecture de scénario à 1 h 40 à l’Ibis, et
  • s’enflamme contre le wokisme pâtissier de son invitée :

 

J’ai pris des têtes de nègre, je peux pas les appeler des boules coco, vu qu’ça n’a rien à voir, ni des cornes de bicot, vu qu’ça n’existe pas !

 

Les vieux inspirent aussi l’auteur comédien, surtout ceux qui, avec une mauvaise foi très saine, « ont des amis de leur âge, donc des vieux, ils le savent, mais eux ne sont pas vieux », au point d’aller danser la country avec un balayage californien. Reliant ses dérives à son sujet principal, Alex Lutz

  • remercie son père d’être mort (« d’un truc à la prostate qui en fait était aussi au foie et ailleurs, c’était déjà la merde depuis longtemps ») « qu’à soixante-douze ans »,
  • imagine les vieux nudistes à l’Ehpad capables de chier sciemment dans le couloir pour exprimer un brusque courroux,
  • laisse Vincent Blanchard entonner « Sympathy for the Devil » pendant qu’il incarne des vieux chantants,
  • invite un cavalier à interluder, puis
  • revient à ses moutons dans un sketch sur le pompiste funèbre hésitant à vendre une urne parce qu’elle ressemble à un rice cooker.

« Tout ce bordel » nourrit sa capacité à préciser un peu le portrait de son père alors que, assume-t-il joliment : « Je sais pas de quoi t’avais peur, de quoi t’avais froid. » Comprendre

  • le même,
  • l’autre,
  • le monde

est un défi stimulant mais (ou parce que) (ou donc) voué à l’échec. Ainsi, l’époque étonne Alex Lutz, dans une veine – pardon : en mode – très Florence Foresti, version « J’suis vieille, je l’sais ». Il l’assume : « Je suis d’une génération

  • qui connaît la différence entre scintigraphie et coronoscanner ;
  • qui a inventé des laitages à – 17 % de matière grasse, pas – 15 ou – 20, non, – 17 ;
  • qui commercialise des déodorants 72 h, très pratiques en cas de garde à vue ; et
  • qui refuse un dessert au chocolat car je suis trop sur le magnésium, en ce moment. »

S’inspirant d’un répondeur à double cassette, symbole de l’échec commercial de son père, il

  • s’offre un sketch alla Muriel Robin sur l’enregistrement épique et très technique du message ;
  • poursuit, après la double cassette, avec le double miroir, grossissant ou non ;
  • se souvient des cours dispensés par Gérard pour que ses enfants « sachent faire du feu » ;
  • assume de ne pas assumer son image de blond, évoquant un remix du personnage de Gad Elmaleh :

 

J’aime pas blond, ça fait poésie. J’ai l’impression d’être du mohair. Je suis de l’encens alors que j’aurais aimé avoir un p’tit triangle de cul et un mollet avec deux boules de muscles.

 

Dans son malheur, il a échappé au pire : « Je remercie le ciel d’être né à cette époque à cause de ma pleutrerie. Les duels, c’était pas au Scrabble ! En plus, va trouver un notaire à 3 h 20, au dix-neuvième siècle… » Passant

  • d’un sketch sur les couilles à un hommage au paternel,
  • de la possibilité que l’herbe soit bleue ou le ciel vert à « Papayoyo »,
  • du plancher de la piste à la selle de son cheval,

Alex Lutz démontre aux saluts qu’il a un dernier talent : il sait prendre les applauses. En dépit de remerciements un brin longuets, le cirque est debout. Axel Lutz aussi, qui prolongera du 18 au 20 juin à 20 h sa performance

  • plus singulière qu’hilarante,
  • plus théâtrale que comique et
  • plus hétéroclite que mono obsessionnelle.

Ce n’est certes pas un triple défaut.

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – 4/4

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

S’entretenir avec un artiste permet d’esquisser des bribes

  • de son passé,
  • de son présent et
  • de son avenir.

Dans ce dernier volet de notre interview, Etsuko Hirose aborde avec sa franchise coutumière

  • ses envies de répertoire (et de respiration !),
  • les contours de ses préférences d’interprète,
  • son rapport aux – apparemment – dispensables réseaux sociaux, et
  • les quelques pointillés qui, ce 20 mars 2025, préfiguraient déjà son emploi du temps dans les mois à venir… voire plus.

De quoi clore notre échange sur des notes

  • de fraîcheur,
  • de rires et, ô surprise !
  • de musique.

4.
L’invention de l’avenir

 

Etsuko Hirose, nous avons survolé le répertoire que vous jouez. Je voudrais que nous concluions cet entretien en évoquant

  • ce que vous ne jouez pas,
  • à quoi vous ne jouez pas (ça, c’est pour créer un peu de suspense, mais ne vous inquiétez pas, tout sera plus clair dans quelques instants), et
  • ce que vous jouerez.

Si vous le voulez bien, parlons d’abord de

  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous préparez,
  • ce que vous aimeriez envisager de jouer à long terme, et de
  • ce que vous n’avez pas encore joué mais que vous ne jouerez parce que ce n’est pas du tout dans vos plans…

Pour mes disques futurs, je n’ai pas encore décidé. En 2024, j’ai publié deux disques : Schéhérazade, d’une part, chez Danacord, et les quintettes avec piano de Georges Catoire et Béla Bartók chez Continuo, d’autre part. C’était beaucoup, et j’ai ressenti le besoin de faire une petite pause.

J’imagine que la baisse des ventes du disque (sauf vinyle, paraît-il…) réduit aussi la liberté des interprètes classiques et leurs opportunités d’entrer en studio…
Il est exact que les disques se vendent moins mais, dans l’idéal, ce peut être aussi l’occasion de resserrer la production sur les projets de qualité.

 

 

« Je n’ai pas compris la logique de Xenakis »

 

Le streaming permet-il de compenser – au moins en partie – l’atterrissage du marché physique ?
Je vous trouve optimiste ! Moi, je ne sais pas si le marché a déjà atterri ou s’il va continuer de s’enfoncer, mais les retombées du streaming que je constate sont quasi négligeables.

Dans ce contexte, quelles seraient vos envies studio ?
Je réfléchis encore. J’ai plusieurs idées. Comme j’ai enregistré des compositeurs peu connus ou, mettons, moins connus que les poids lourds du système (on a parlé de Catoire et de Vladigerov, par exemple), je reçois beaucoup de suggestions voire de propositions, mais je ne peux pas toutes les accepter !

Quels sont les compositeurs dont vous savez d’ores et déjà que jamais vous ne les enregistrerez ?
Hum, pour en citer un, je me vois mal jouer Bach, que j’adore pourtant écouter…

… et dont vous avez joué une transcription par Busoni dans votre premier disque.
Oui, mais Busoni l’a vraiment écrite pour piano. Bach n’a jamais écrit pour le piano proprement dit. Cela n’empêche pas certains pianistes de le jouer très bien. Cependant, comme interprète, ce n’est pas une expérience qui me tente à titre personnel. Rentrer dans des débats avec les puristes sur l’usage de la pédale, la reconstruction du son, la place de l’agogique dans une musique si rigoureuse, choisir parmi les si multiples options qui s’offrent à l’interprète contemporain, non, je ne me sens pas d’y aller.

La musique contemporaine a-t-elle une chance de vous tenter ?
Haha, non, pas du tout !

Bon, ç’a le mérite d’être clair.
Certains compositeurs d’aujourd’hui écrivent des œuvres très jolies ; mais on a l’impression que, dès que c’est joli, c’est reçu comme démodé, passéiste ou rétrograde.

Il vous reste Xenakis et Boulez…
Malheureusement, ce n’est pas mon truc. J’ai essayé pendant quinze jours de monter deux pages de Xenakis. Je n’en ai pas du tout compris la logique. Ça ne marchait pas.

 

 

« Je préfère explorer des répertoires qu’être sur les réseaux sociaux  »

 

Je voulais risquer une question qui, à notre ère ultrasensible, peut sembler raciste – je la tente quand même. Vous connaissez le tropisme nationaliste qui frappe les musiciens classiques, notamment les pianistes : il n’y a pas de meilleur interprète qu’un Russe pour Glinka, qu’un Espagnol pour Albéniz, qu’un Français pour Debussy, etc. Vous a-t-on déjà demandé de jouer du répertoire japonais, dont on peut dire qu’il n’est pas méconnu à l’étranger puisque, le plus souvent, il est carrément inconnu ?
Oui, hélas, on m’a déjà demandé !

Hélas ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je peux l’avouer aujourd’hui, j’ai toujours réussi à m’en sortir en trichant, par exemple en jouant une petite chanson !

Il existe des œuvres intéressantes…
Oui, il y a des œuvres et des compositeurs intéressants. Souvent, d’ailleurs, ils sont venus étudier en France ou s’en sont fortement inspirés, comme Akira Miyoshi ou Tōru Takemitsu. Par certains aspects, leur travail ressemble beaucoup à celui d’Henri Dutilleux ou d’Olivier Messiaen. Or, Dutilleux et Messiaen, il m’arrive de les jouer mais ce n’est pas la musique qui me passionne le plus ; donc, à moins d’un contrat mirifique, il y a peu de chance que je joue leurs clones !

Alors, à présent que vous nous avons évoqué ce que vous ne jouez pas, nous pouvons aborder la question qui fâche : ce à quoi vous ne jouez pas. En 2025, même si c’est beaucoup, la doxa affirme que jouer du piano ne suffit pas pour être pianiste professionnel. Comment vous saisissez-vous des enjeux

  • de communication,
  • d’autopromotion,
  • d’image digitale et
  • de réseaux sociaux,

vous dont le site officiel – au moment où nous échangeons – n’est plus à jour depuis le 19 décembre 2016 et la sortie des Transcriptions de ballets russes pour deux pianos avec et sur le label de Cyprien Katsaris, Piano 21 ?
Hahaha ! Je sais pas faire ! Une fois, j’ai essayé, ça n’a pas marché et ça m’a confirmé que ce n’était pas pour moi. Je sais que les jeunes musiciens profitent énormément des réseaux sociaux, par exemple pour faire venir du monde aux concerts. J’ai conscience que je devrais m’y mettre, mais ça demande tant de travail que les bras m’en tombent… Je passe beaucoup de temps à maintenir mon niveau pianistique et à explorer de nouveaux répertoires, donc je laisse tomber.

 

 

« Le monde change, et je suis restée la même »

 

Votre site…
Mon site est à l’abandon, c’est vrai. Parfois, quand je peux, je vais sur Facebook ou Instagram, pas plus car, un, ça ne m’intéresse pas, deux, je n’aime pas cette activité et, trois, elle est trop chronophage, surtout quand on est nulle comme je le suis !

Subissez-vous des pressions amicales des organisateurs ou de votre agent pour que vous vous en occupiez ou que vous sous-traitiez cette activité ?
Plus maintenant.

Parce qu’avant…
À une époque, oui, j’étais incitée à être active. Puis ils ont compris que je n’étais pas douée – mais vraiment pas douée – pour ça, , et ils ont laissé tomber ! Il arrive que mon agent s’occupe sporadiquement de mon fil X. Et je sais, oui, que certains collègues ont délégué ce travail à des entreprises qui se sont montées pour ça. Néanmoins, d’après ceux avec qui j’en ai discuté, les retombées concrètes semblent très faibles alors que ce n’est pas donné ! L’inverse existe aussi : j’ai entendu parler d’une pianiste inconnue du milieu classique mais très suivie sur les réseaux sociaux. Apparemment, elle a réussi à remplir une grande salle grâce à ses… comment on dit ?

Followers ?
Voilà.

Cette tendance peut aussi être un danger, non ?
Pourquoi ?

Dans l’édition, certains auteurs sont publiés  non parce que leur livre est intéressant mais parce que leurs abonnés sont si nombreux qu’il paraît évident qu’un pourcentage suffisant d’entre eux achètera le produit dérivé.
Bon, non, je ne sais pas si c’est un danger, mais je constate que le monde change et que, malheureusement ou heureusement, je suis restée la même. Bien maniés, les outils digitaux peuvent à l’évidence aider les artistes qui se prêtent au jeu. Je vais essayer de continuer sans ces systèmes que je ne maîtrise pas !

 

 

« Transmettre fait partie de la mission du musicien »

 

Puisque votre but n’est pas de devenir Etsuko 2.0, celle qui nous montre la photo de son café du matin près de la partition qu’elle va travailler juste après ou celle qui se lance seule dans des campagnes de crowdfunding pour financer un projet peu lucratif donc nécessitant des fonds perdus, quels sont vos projets bien réels, eux ? La discographie, ça mûrit ; mais quid des concerts ?
Je continue ma tournée Schéhérazade. Je vais donner aussi des concerts de musique de chambre avec Pierre Lenert, avec qui j’ai publié un disque en 2022 chez Continuo, ainsi qu’avec le quatuor Psophos. Dans les semaines qui viennent, je vais aller au Japon et en Allemagne, notamment à Berlin. Je continue à explorer le répertoire peu connu et que je tiens à remettre en avant. Il existe une quantité folle de compositeurs et d’œuvres magnifiques qu’il est tellement dommage d’abandonner sur les rayonnages jusqu’à ce que la poussière de l’oubli les engloutisse ! Lutter contre cet effacement est l’un des grands combats de ma vie. Je ne m’arrêterai jamais de le mener. Et puis, je mûris des projets discographiques, même si rien n’est signé.

Par exemple ?
J’aimerais enregistrer un disque Chopin ou Brahms. Je sais qu’il y a des centaines de références, mais j’aimerais laisser quelque chose qui témoigne de ma personnalité, de la façon dont j’ai compris et joué ces œuvres. Je crois que mon public n’attend pas de moi que des œuvres inattendues, inconnues, exhumées. Il espère aussi que je leur joue à ma manière des pièces qu’il est déjà habitué à écouter. Donc j’aimerais faire ça, pour lui et pour moi.

Et l’enseignement en masterclass ?
En masterclass, oui. J’aime ça. J’aime aider les jeunes. J’ai moi-même beaucoup appris par ce biais, de sorte qu’il est normal que j’essaye, à mon tour, de guider des talents en formation. Transmettre fait partie de la mission du musicien. En conservatoire, ce serait impossible… actuellement, du moins. Ce n’est pas une position de principe, c’est un constat pragmatique. Entre les concerts, je préfère garder du temps pour travailler et explorer le répertoire. Mais donner des masterclasses, j’adooore ça !

Je crois que l’appel est lancé. Merci, Etsuko !

 


Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.

 

Giovanni Panzeca et alii jouent Boulanger, Gerber et Schulé (Cascavelle) – 3/6

Première du disque

 

Il n’est pas si fréquent qu’écouter un disque nous permette d’enrichir notre vocabulaire. Étalons donc nos limites comme de la confiture mais sans en faire des tartines pour autant, et avouons-le tout rond : nous ignorions qu’un poème composé à l’occasion d’un mariage s’appelle un épithalame. C’est aussi le titre de l’œuvre pour flûte et orgue manualiter (parfois renforcé par une basse ajoutée à la pédale par l’interprète) avec laquelle Giovanni Panzeca & friends ont choisi d’ouvrir leur récital René Gerber.

  • Le balancement du 6/8,
  • l’allant expressif de la flûte soufflée par Elisa Gremmo,
  • l’inventivité discrète de l’harmonie

happent l’oreille d’entrée. Avec métier, le compositeur tâche de ne plus la lâcher en usant

  • de contrastes d’intensités,
  • d’alternance entre le lead de la flûte et de brefs interlude à l’orgue seul,
  • de déclinaisons modulantes, ainsi que
  • de questions-réponses et d’échos.

 

 

Le charme naît de cette simplicité qu’érige souvent René Gerber en étendard par opposition à maints de ses collègues confondant la musique avec une exigence absolue

  • de virtuosité échevelée,
  • de complexité effarante et
  • de crissements crispants qui visent à libérer la musique de la tonalité aussi finement qu’une hystérique woke attablée devant un soft équitable et bio déblatère contre la pensée structurellement
    • colonialiste,
    • raciste,
    • discriminatoire,
    • sexiste,
    • genrée et
    • homophobe de la langue française.

S’ensuit Le Tombeau de Nicolas de Grigny, une tétralogie pour violon, trompette et orgue (Georges Migot avait composé en 1933 une pièce pour orgue seul portant le même titre). L’affaire s’ouvre avec une lente sarabande en Fa. Comme pour contrebalancer la pesanteur funèbre des accords répétés de l’orgue, Anaïs Drago octavie doublement son premier pizzicato – il est vrai que l’orgue donne lui-même l’impression de jouer une octave plus haut. Malgré la personnalisation de la partition,

  • la chaleur de la trompette (qui, certes, rend peu perceptible la répétition du ré bémol aigu),
  • le phrasé vibrant du violon,
  • l’obstination de l’orgue et
  • l’élégance de l’harmonisation

flattent l’écoute. Miniature encore plus mini, la comptine en Si bémol se joue « allegretto » et s’élance manualiter grâce à l’orgue. C’est une danse mimi tout plein, animée par le motorisme

  • des notes répétées,
  • des échanges entre les deux instruments solistes et
  • du riff confié au clavier.

 

 

La berceuse en la mineur et en 6/8 sourdine les deux solistes, bien que la trompette sonne toujours aussi clair. Le dialogue est arbitré par l’orgue manualiter. Alors que la partition est accessible à un élève de premier cycle, on regrette que Giovanni Panzeca commette une faute d’attention dans son premier solo (le premier accord part nettement en retard). Néanmoins, chipotage mis à part, on ne peut pas ne pas frétiller devant

  • les interversions de rôle,
  • la fusion orgue et trompette dans l’accompagnement,
  • la qualité du phrasé de la violoniste qui profite à plein de l’acoustique généreuse captée par Gianni Comoglio,
  • la gourmandise coupable de la tierce picarde fièrement brandie par le cuivre en fin de bal, et
  • les qualités de la partition (simplicité, lisibilité, harmonie).

La ronde conclusive est un presto en Fa à deux temps. S’il débute sur une faiblesse de montage (il semble que la prise précédente résonne encore au début de la piste), sa manière de mêler

  • joie populaire,
  • apport de la composition classique qui ne masque jamais l’énergie originale de la pièce,
  • finesse des nuances et
  • fin étrange, associant
    • cadences,
    • suspense et
    • résolution

séduit.

 

 

Il faut donc supposer que c’est pour augmenter l’expressivité de la partition que les interprètes se l’approprient avec des libertés notables telles que

  • l’octaviation,
  • l’ajout de basse, et
  • l’absence de sourdine à la trompette pour le finale.

Le résultat n’est peut-être pas toujours littéral, mais il propose un tombeau fort réjouissant… donnant d’autant plus hâte de découvrir la « Fête pour deux trompettes, deux trombones et orgue » qui nous attend pour la prochaine notule. En attendant,

  • pour écouter gratuitement le disque, c’est ici ;
  • pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .

À suivre !

 

Alex Lutz, « Sexe, grog et rocking-chair », Cirque d’hiver, 18 avril 2025 – 1/2

L’affiche du spectacle (détail)

 

Derrière un titre franchement daubé se cache la tension qui constitue le substrat « Alex Lutz » sur scène. Désormais connu pour

  • sa série télévisuelle « Catherine et Liliane »,
  • ses films et
  • ses seuls-en-scène,

l’acteur s’amuse, quand il est en direct, à concilier les deux pôles de l’humour alla francese : les sketchs et le stand-up, les premiers étant désormais jugés ringards quand ils ne sont pas intégrés au flot narratif se revendiquant autobiographique qui caractérise le second. L’incipit du spectacle le traduit visuellement, puisque le comédien est enfermé dans un sas et cherche à en sortir en trouvant la bonne catégorie de divertissement qui, abracadabra, le libèrera. Accompagné par un guitariste et un cheval, Alex Lutz, dont le succès est considérable, confesse pourtant son impression d’être « quelqu’un de mal emmanché ». Son souci : « Mon père est mort, je dois vider sa baraque et rendre ce spectacle. » Ainsi énonce-t-il les trois motifs indissociables qui vont structurer le spectacle :

  • le thème,
  • l’espace et
  • la création.

Le thème tourne autour du décès du géniteur à travers

  • une collection de souvenirs
    • précis,
    • diachroniques ou
    • élargis à une génération,
  • l’évocation d’éléments matériels portant trace d’une vie,
  • le bilan et l’analyse spéculaire qu’implique l’exercice,

au sens où réfléchir à la mort d’autrui nous conduit moins à réfléchir à notre propre mort qu’à réfléchir à notre propre vie, en imaginant ce qui se passerait si, là, de suite, c’était moi, le mort. Il se traduit dans un triple espace décloisonné :

  • le lieu physique encombré d’une maison « à vider »,
  • la part symbolique de cette « maison à vider » et de
  • la transcription scénique de ces problématiques via l’utilisation des trois dimensions :
    • la profondeur  rendue concrète par la fosse d’où émerge sporadiquement et métaphoriquement un agglomérat d’objets qui disparaîtra dans la dernière scène, les comptes ayant été apurés à la fin des contes ;
    • l’horizontalité dont l’investissement passe par la gestion habile de la scène ronde, tant dans le partage des regards aux spectateurs que dans l’utilisation de cette circularité lors des tours équestres ;
    • et la verticalité puisque les escaliers et la scène surplombante font partie du théâtre.

 

Au Cirque d’hiver, le 18 avril 2025. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La création, enfin, est en quelque sorte le véritable sujet de ce seul-en-scène.

  • D’abord parce qu’analyser son rapport au père passe par le questionnement physique de l’engendrement et, par voie de conséquence, des limites de celui-ci (une fois mis au monde, quelle est la part du créateur originel – le père – et celle du créateur qu’est devenue la créature ?).
  • Ensuite parce que, en narrant son père, Alex Lutz interroge aussi la mesure dans laquelle nous sommes créateurs de notre destin ou des marionnettes plus ou moins façonnées – osons le mot : créées – par une époque.
  • Enfin parce que, comme le veut le genre, une part importante du spectacle repose sur son making of.

Le spectacle est montré en train de se créer sous nos yeux. Alex Lutz évoque la concurrence fructueuse entre ses urgences artistiques et ses devoirs de fils : ce qui remplit son spectacle, c’est la vidange, la vidation, la viditude de la baraque, mais c’est aussi ce qui l’empêche de se préparer à casser la baraque au Cirque d’hiver, vu que cette toilette funéraire de l’immobilier lui ponctionne beaucoup de temps et d’énergie. Dès lors, derrière l’évidence du récit biographique d’une vie terminée et de ses conséquences sur l’existence de ceux qui restent, se jouent des problématiques finement tissées voire étoffées par une diversité

  • de langages,
  • d’humours et
  • de genres
    • (intimiste,
    • sociologique,
    • fictif à travers l’incarnation de personnages inventés, etc.).

C’est sans doute cette polymorphie du texte qui permet à Alex Lutz de passer très rapidement du statut de vedette qu’on va voir pour bien s’marrer à celui d’acteur qui crée un objet dramatique à la fois très reconnaissable et bien plus original que ce que l’on aurait pu redouter. Nous continuerons de l’évoquer tantôt.


À suivre !

 

Etsuko Hirose – Le grand entretien – 3/4

Etsuko Hirose le 20 mars 2025 à Paris. Photo : Bertrand Ferrier.

 

La principale différence entre un musicien amateur et un musicien professionnel n’est peut-être ni la dimension lucrative ni même la maîtrise d’un instrument mais le fait que le professionnel joue pour des auditeurs et non pour son seul plaisir. Dans la troisième partie de notre entretien, Etsuko Hirose nous explique comment, au fil de ses tournées internationales, elle prend en compte le public dans la construction de ses programmes et parfois jusque dans les détails de son interprétation. Elle nous invite aussi dans les mystères de l’enregistrement (ou du non-enregistrement) d’un disque. Plongée dans les coulisses d’un art qui sait aussi se mâtiner de pragmatisme pour mieux se déployer…


3.
Face au public

 

Etsuko Hirose, à ce stade de notre échange, nous avons évoqué votre formation et votre professionnalisation. Sans doute est-il opportun d’évoquer maintenant votre expérience d’artiste internationale. Il est souvent seriné que la musique est un langage universel – moi, je n’y crois pas du tout, mais ce n’est pas la question. Enfin, pas tout à fait… Pourriez-vous nous raconter les différences de sensibilité que vous constatez selon les régions du monde où vous êtes invitée à jouer, d’une part dans les demandes des organisateurs, d’autre part dans les réactions du public, qui doivent être très différentes dans les pays arabes, au Japon, en Europe de l’Est et en France, par exemple…
C’est vrai que, dans le public, les différences sont très importantes. Au Japon, les spectateurs sont extrêmement polis et respectueux. Vous n’entendez pas un bruit, et vous pouvez ressentir le calme dans la salle.

Ça doit être formidable, pour une musicienne !
Bien sûr… mais, parfois, on pourrait croire qu’on les a perdus, qu’ils s’ennuient ou qu’ils se sont endormis ! À l’opposé, en France ou dans les pays latins, en Italie ou en Espagne, les réactions ne manquent pas, et ça fait vraiment plaisir.

 

 

« Il faut s’adapter »

 

Les artistes classiques évoquent peu le rôle du public dans le concert.
Pourtant, un concert n’est jamais à sens unique. C’est un moment que l’on partage. Un beau concert se crée mutuellement. En direct, des réactions peuvent m’inspirer, me motiver et influer, dans une certaine mesure, sur mon interprétation d’un soir.

Qu’en est-il des pays slaves ?
En Pologne et en Russie, je suis touchée par la sensibilité des spectateurs. Je ne devrais pas le dire, mais, pour moi, le public slave est vraiment le meilleur public. Attention, chaque salle a son atmosphère, chaque soir est particulier, et il faut se méfier des généralités. Néanmoins, j’avoue me sentir bien quand les spectateurs sont particulièrement réceptifs. Dans les pays slaves, quand vous jouez quelque chose d’un peu déprimant, de sombre ou de profond (une œuvre de Chostakovitch, par exemple), à la sortie, vous n’avez pas – comme ce peut être le cas ailleurs, sans que ce soit systématique, heureusement ! – de spectateurs qui viennent vous dire : « C’était bien, mais trop long, trop triste, trop difficile. » Là-bas, ils vivent intensément les émotions de la partition. Ils n’ont pas peur de suivre le compositeur dans ses tourments. Les notes ont l’air de leur parler plus et mieux que ne le feraient des mots.

Dans d’autres pays, j’imagine que les signes extérieurs de brio vous vaut davantage d’admiration.
Oui, dans certains endroits, si on joue fort, les gens applaudissent fort, c’est humain. Cependant, je n’aime pas dire que, pour un musicien, il y a des pays plus faciles que d’autres. Déjà parce que jouer fort beaucoup de notes n’est pas si facile ! Et, de surcroît, un interprète n’est pas là pour ennuyer les spectateurs. Faire plaisir est aussi une de nos missions.

Du côté des producteurs et des organisateurs, retrouvez-vous cette géographie de la musique, ou constatez-vous surtout l’universalité, pour le coup, des règles souvent en vigueur :

  • pas d’œuvres trop longues,
  • pas d’œuvres trop dark,
  • pas d’œuvres trop dissonantes,
  • pas de compositeurs que personne ne connaît donc n’a envie de venir écouter, etc. ?

De ce côté-là, les paramètres sont moins géographiques que circonstanciels. Ça dépend beaucoup du type de public visé.

Certes, j’imagine que, quand vous donnez un récital sur le Ponant, vous ne jouez pas le même répertoire que dans un auditorium huppé en Allemagne…
En effet, il faut s’adapter. On ne joue pas le même concert pour des enfants, des connaisseurs ou le « grand public » !

 

 

« Pour bien jouer une œuvre, mieux vaut être à l’aise avec le compositeur »

 

Que jouez-vous pour les connaisseurs ? Le grand public, j’ai une petite idée, mais les connaisseurs…
En théorie, ces auditeurs ont moins peur des œuvres longues, peu connues et sombres. Vous pouvez leur jouer une sonate de Schubert, par exemple, ou des pièces dont vous savez qu’elles ne retiendraient pas l’attention d’autres types de spectateurs.

En écho à cette diversité de publics, vous avez construit un large répertoire. Toutefois, les œuvres que vous avez gravées sont surtout concentrées sur le dix-neuvième siècle. Dans vos derniers disques Denon, Fantaisies et Le Vent, enregistrés en 2006 et 2007, vous gravez notamment Schumann, Liszt, Chopin… Est-ce

  • par inclination personnelle (cette musique vous touche singulièrement),
  • par fatalité (vous avez commencé par enregistrer ce vaste répertoire, donc vous êtes identifiée comme interprète dix-neuvièmiste),
  • par curiosité (il y a de quoi jouer, dans ce siècle !) ou
  • par stratégie (pendant ce temps, peut-être préparez-vous un prochain disque Mozart ou Messiaen) ?

Je joue les compositeurs romantiques parce que j’ai une grande affinité avec eux, qu’ils soient très connus ou un peu moins, comme Charles-Valentin Alkan ; et j’ai une grande affinité avec eux parce que je suis quelqu’un de très émotif. Grâce à leurs œuvres, j’adooore essayer d’exprimer l’inexprimable. J’ajouterais – même si, évidemment, chacun est particulier – qu’en tant que femme, je pense avoir peut-être plus de sensibilité que n’en aurait un homme.

Même si les compositeurs romantiques que vous jouez étaient des hommes, pour la plupart…
Vous avez raison, le cœur de la question n’est pas une affaire de personne mais d’émotion, de réceptivité à l’émotion, de sensibilité à l’émotion, aussi. Les émotions m’intéressent. Elles peuvent être grandioses ou minuscules, tranchées ou complexes, pleines de joie ou gorgées d’une détresse ineffable. Les œuvres romantiques traduisent cette richesse en explorant toutes les facettes de l’âme humaine. Elles me permettent d’aller très loin dans ce chemin car je suis en connexion avec le compositeur. Je me sens très proche de lui. Je n’ai pas besoin d’effectuer de longues recherches pour comprendre ou, souvent, éprouver ce qu’il voulait exprimer. Bien sûr, j’ai beaucoup lu les biographies de ceux que je joue, mais je crois que, quand vous êtes plongé dans ce répertoire, vous devinez des choses, vous avez des intuitions. Ce n’est plus uniquement une question de savoir.

Cette connaissance intime vous aide-t-elle à vous adapter aux pianos que vous devez jouer ? On oublie souvent que, contrairement aux violonistes, par exemple, le pianiste concertiste ne se déplace à peu près jamais avec son instrument personnel !
En effet, jouer du piano impose de s’adapter à un nouvel instrument chaque soir, mais pas qu’à un instrument : à un public, on en a parlé, et à une acoustique, aussi. Dans ces circonstances, connaître ce que l’on va jouer non plus seulement sur le bout des doigts mais sur le bout du cœur peut vous être très utile. Vous savez, pour être convaincant et emporter un auditoire, il ne suffit pas de savoir jouer une pièce, il faut aussi être à l’aise avec le compositeur que vous interprétez ; et, moi,  je suis très à l’aise avec les compositeurs romantiques !

 

 

« Chopin attire toujours de nombreux fidèles »

 

En somme, mais peut-être est-ce une impression, quand on regarde de près votre discographie, on peut avoir l’impression que vous avez toujours joué avec ces deux tendances : concertation et dilatation du répertoire. Bien sûr, quand vous enregistrez la redoutable transcription de la Neuvième symphonie de Beethoven par Friedrich Kalkbrenner pour Mirare, on sait ce qu’il y a dans le disque ! Mais les choses sont parfois plus nuancées. Votre Schéhérazade est monothématique tout en glissant après votre transcription de Rimsky-Korsakov une suite d’un compositeur pas si fréquent sur les platines, Sergueï Bortkiewicz. Et si vos quatre disques Denon ont tous un titre, celui-ci est plus ou moins en rapport avec le contenu (celui qui s’appelle Le Vent inclut certes « Le vent » d’Alkan mais aussi, entre autres la Deuxième sonate et les douze études de Chopin opus 25, par exemple). Tout se passe comme si vous assumiez les exigences marketing pour mieux vous en échapper, transformant ainsi la contrainte en art…
C’est vrai que certains labels préfèrent qu’un récital ait un titre. C’était le cas chez Denon. D’autres aiment quand les disques tournent autour d’un seul compositeur : chez Mirare, j’ai enregistré Vladigerov, Lyapunov, Balakirev, Chopin… Derrière, il y a l’idée que la cohérence guide l’auditeur, l’aide à s’orienter dans la musique. L’effet sur l’auditeur peut donc être plutôt réussi.

Auriez-vous la tentation d’enregistrer un récital qui irait dans des directions plus variées ?
Non, si c’est ça que vous voulez entendre, venez m’écouter en concert ! Au disque, il paraît que, si vous glissez plus de deux compositeurs, ça ne se vend pas.

L’avez-vous vérifié dans vos ventes ?
C’est sûr que quand vous enregistrez une œuvre aussi aimée au Japon que la Neuvième de Beethoven, vous vendez beaucoup de disques, mais c’est une œuvre très spéciale. Il y a aussi des compositeurs très spéciaux. Chopin, par exemple, attire toujours de nombreux fidèles. Et, après, en dehors de la thématique, du compositeur et de la notoriété, il ne faut pas oublier la pochette.

Oui, Anne Sylvestre chantait : « On dit d’un disque qu’on achète / qu’on aime la pochette, / que ça ne gâche rien… »
Le résultat est que, dans un succès ou un échec commercial, il est souvent difficile de déterminer la part liée à la musique et celle qui est due à la photo ! Cela ne simplifie pas le travail et nous rappelle à l’humilité : certains paramètres échappent à l’interprète comme au label…

 


Retrouvez gracieusement quelques-uns des disques d’Etsuko Hirose en cliquant ici.
Quatrième épisode à suivre !

 

Giovanni Panzeca et alii jouent Boulanger, Gerber et Schulé (Cascavelle) – 2/6

Première du disque

 

Le programme, entamé par un triptyque pour harmonium (et non « pour orgue », comme mentionné sur la quatrième du disque), se déploie avec une œuvre originellement conçue pour orgue par Nadia Boulanger, la Pièce sur des airs populaires flamands. L’énoncé solennel du thème « rythmé, lourd, pas trop vite », respecte l’exigence de lourdeur dont s’exonérait, par exemple, un Olivier Vernet préférant, dans l’album Musique sacrée à Monaco, l’énergie et l’allant qui ne caractérisent pas à proprement parler le passage… mais fonctionnent très bien aussi.
Dans cet incipit, la compositrice associe avec habileté la platitude consubstantielle au folklore (dont témoigne le mi répété de la basse) à la liberté qui se cache derrière le carcan à deux temps :

  • accélération à mitan,
  • instabilité rythmique (bientôt trois mesures « assez lent[es] » vont s’emballer en allant « un peu plus vite »), et
  • souplesse de la mesure (rien qu’en deux pages, elle associe
    • d’abord quatre noires rassemblées en deux temps,
    • puis trois blanches,
    • enfin deux noires).

La première variation s’ouvre sur un enrichissement brutal du propos :

  • harmonisation piquante en introduction,
  • opposition de timbres entre
    • tenues d’accompagnement,
    • aigus de la flûte de 4′ (selon la partition, ici, on croit entendre un 2 pieds, option qui n’a rien de saugrenue) et
    • jeu d’anche,
  • chant-contrechant nourrissant l’énergie du thème.

Des effets de boîte expressive semblent peut-être inutilement brutaux, à moins qu’ils ne visent à évoquer une chorégraphie encore plus plouc que typique. Il est vrai qu’ils sont parfois marqués sur un laps de temps très court – la version d’Olivier Vernet voyait l’organiste du Rocher s’en exonérer dans le détail, sans doute à raison, pour garder la ligne de la progression sans en compromettre la logique. L’harmonisation piquante revient en interlude avant la deuxième variation – un segment

  • ternaire,
  • mineur et
  • confié à la flûte 4 de la pédale.

 

 

Techniquement, c’est le moment le plus délicat du morceau, et cela se subodore très vite. En effet, le joli phrasé de la pédale côtoie hélas un accompagnement parfois hésitant, notamment quand, au moment de fermer la boîte,  Giovanni Panzeca paraît se rendre compte qu’il a oublié de l’ouvrir, provoquant

  • l’accent assez vilain du crescendo d’urgence,
  • un retard sur le déclenchement de l’accord de la main droite (3’41) et
  • une suite de scories, le temps que tout rentre à peu près dans l’ordre.

Même sans la partition sous les yeux, on croit percevoir des hésitations et un manque d’assurance, sinon d’aisance, qui ne doivent cependant pas occulter

  • l’équilibre,
  • l’intérêt et
  • le charme

des sonorités proposées sur un instrument plus petit que celui envisagé par Nadia Boulanger (les registrations sont proposées pour un trois-claviers). La troisième variation, binaire, revient avec un swing qui pétille après un passage méditatif.

  • L’allègement de l’accompagnement (la pédale se tait au mitan de la variation),
  • les effets d’écho et
  • le charme de l’harmonisation, tierce picarde comprise,

captent l’attention. On revient

  • au ternaire,
  • au majeur et
  • aux grands jeux

pour la quatrième variation, avec

  • pédale obstinée,
  • accents bienvenus sur les premiers temps et
  • faux retard

pour valoriser la cinquième variation qu’il faut jouer « vite ». On reste dans le côté bourrin de la musique populaire, mais il est ici magnifié par un tutti très convaincant et une brève coda envolante. De quoi alimenter la curiosité avant d’aborder le programme René Gerber ! En attendant,

  • pour écouter gratuitement le disque, c’est ici ;
  • pour l’acheter moins gratuitement, c’est par exemple .

À suivre !

 

Les loups n’ont pas de muselière

Bertrand Ferrier et un extrait de Claudio Zaretti à la librairie Publico (Paris 11). Photographe inconnu.

 

La version intérieure

  • d’une chanson-résumé,
  • d’une chanson-coup-de-poing,
  • d’une chanson-vérité.

Qui touche peut-être certains de ceux

  • qui aiment la chanson,
  • qui la tendressent,
  • qui la chicotent.

Qui la poursuivent de leurs assiduités, en somme, en dehors des circuits gnangnan de France Inter et Télérama. Prends donc ça au sein de ton fondement, establishment culturel de la chanson de mon derche.

 

 

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